« La situation s'aggrave ». La compagnie d'Etat ukrainienne Energoatom n'a de cesse d'alerter sur les risques d'une catastrophe nucléaire à la centrale de Zaporijia dont les forces russes se sont emparées le 4 mars. Elle est la cible de bombardements dont s'accusent mutuellement l'Ukraine et la Russie et de nouvelles frappes ont, cette fois, touché une zone située près d'un réacteur et « à proximité directe d'un dépôt de substances radioactives », a dénoncé Energoatom, jeudi dernier. Prise au cœur du conflit qui oppose l'Ukraine et la Russie, la centrale nucléaire inquiète au plus haut point Kiev mais aussi la communauté internationale. Le patron de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a demandé de pouvoir y accéder « aussi vite que possible » au cours d'une réunion d'urgence du Conseil de sécurité. De son côté, le Secrétaire général de l'Organisation des Nations unies (ONU), Antonio Guterres, a, lui aussi, mis en garde, jeudi, contre une « catastrophe » si les opérations militaires se poursuivaient autour du site.
Pour autant, faut-il s'inquiéter d'un scénario tels que ceux survenus à Tchernobyl en 1986 et à Fukushima en 2011 ? Pour Emmanuelle Galichet, enseignante-chercheur en science et technologies nucléaires au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), si « le risque zéro n'existe pas », la sûreté nucléaire de la centrale de Zaporijia est, pour l'instant assurée. Elle revient pour La Tribune sur l'état de la centrale et les risques qui pèsent sur son fonctionnement.
La Tribune - La centrale a été la cible de bombardements, dans quel état est-elle ?
EMMANUELLE GALICHET.- La centrale de Zaporijia, avec ses six réacteurs de 1.000 mégawatts, est la plus grande centrale d'Europe. C'est aussi un véritable point stratégique pour l'Ukraine et la Russie. Actuellement, c'est toujours l'exploitant ukrainien qui en a le contrôle, mais les militaires russes sont au sein de la centrale. Toutefois, on ne sait pas encore bien comment se déroule l'organisation au sein du site. C'est pour cela que l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) demande depuis des semaines, en vain, de pouvoir aller sur place pour se rendre compte aussi de la situation humaine pour les salariés. Car il peut y avoir un risque d'erreur humaine du fait du stress et de la pression imposée aux salariés qui travaillent sur la centrale sous l'occupation russe.
D'autant que les bombardements ont endommagé une ligne électrique permettant l'alimentation électrique externe de la centrale. Or, cela peut conduire à un accident nucléaire. En effet, pour exploiter une centrale, il faut à tout moment pouvoir évacuer la chaleur produite à l'intérieur du cœur grâce à de l'eau qui circule et permet de le refroidir, et ce, grâce à de l'électricité. C'est donc vraiment l'inquiétude première : que les alimentations électriques externes soient coupées.
Peut-on craindre une catastrophe nucléaire comme celles de Tchernobyl et de Fukushima ?
Si le risque zéro n'existe pas, dans une centrale, tout est fait pour assurer la sûreté en profondeur. Plusieurs barrières de défense ont été pensées avant d'arriver à des situations accidentelles. En premier lieu, lorsque l'alimentation électrique externe est coupée, comme c'est le cas pour l'un des six réacteurs de Zaporijia, cela entraîne un arrêt automatique d'urgence du cœur de réacteur concerné. Mais, même à l'arrêt, ce dernier doit continuer d'être refroidi. Pour cela, des groupes électrogènes fonctionnant au diesel ont été prévus. Il y en a trois par réacteur, donc 18 au total auxquels s'ajoutent deux supplémentaires de secours. Lorsqu'on en arrive à ce stade, on estime que l'on a à peu près une semaine, voire dix jours, de combustible qui permettrait de faire tourner la centrale sans alimentation extérieure. D'autant qu'on ne sait pas s'ils sont en état de fonctionner totalement. En résumé, pour qu'un accident survienne, il faudrait que ces vingt groupes électrogènes ne fonctionnent plus. Cela entraînerait une perte totale de l'électricité. Le cœur se réchaufferait et on atteindrait le point de fusion du combustible, comme cela a pu être le cas lors de l'accident de Fukushima. Un scénario qui n'est, pour l'instant, absolument pas d'actualité.
La sûreté de la centrale est également assurée par l'enceinte de confinement, un dôme en béton précontraint avec une peau métallique à l'intérieur à même de contenir une explosion. L'épaisseur de cette enceinte a été pensée en prenant en compte les expériences passées. Les centrales de Tchernobyl et de Fukushima ne comportaient pas une telle protection. Mais, bien sûr, le risque zéro n'existe pas et on ne peut écarter celui d'une fissuration du béton. D'autant que si le dôme a été pensé en prenant en compte des chutes d'objets lourds comme un avion, aucune démonstration de sûreté n'a pris en compte les conséquences d'une guerre. Il est donc probable que ce dôme résistera à des tirs de gros missiles, mais encore une fois, cela n'a pas été démontré.
Lorsque l'Ukraine, les Nations unies ou encore les pays du G7 alertent sur un risque de catastrophe nucléaire, n'est-ce donc pas exagéré ?
Il faut rappeler que le cadre international en matière de protection nucléaire est régi par la Convention de Genève instaurée après la guerre ainsi que par un protocole additionnel ajouté en 1977. Tous deux prévoient qu'on ne peut attaquer une centrale nucléaire. Une résolution de l'AIEA de 2009 vient élargir cette interdiction à tout type d'installation nucléaire. En outre, lors du déclenchement de la guerre en Ukraine, l'AIEA a instauré sept piliers pour assurer la sûreté et la sécurité des centrales nucléaires présentes sur le territoire. Or, tous ont été balayés et ne sont pas respectés, de même que la Convention de Genève et les textes qui la complètent. Des textes que la Russie a pourtant signé.
Pour autant, il ne me semble pas que l'Ukraine comme la Russie aient voulu endommager intentionnellement la centrale. Les deux pays en connaissent les dangers et ne vont pas bombarder une centrale qui se situe sur leur territoire pour les Ukrainiens et tout proche de celui des Russes.
Il paraît donc un peu exagéré d'alerter sur une possible catastrophe naturelle comme celles de Tchernobyl et Fukushima, à Zaporijia. Depuis ces deux accidents, un retour d'expérience et des travaux ont été menés dans le monde entier pour réaliser des améliorations des systèmes de sûreté dans toutes les centrales nucléaires.
Mais je pense que, si on attise les peurs, c'est pour qu'aucun des belligérants n'aille trop loin. Du côté de la Russie, la menace du nucléaire apparaît comme un moyen de dissuasion. Les armes non conventionnelles notamment le nucléaire ont, d'ailleurs, été créées comme étant des armes de dissuasion, moins avec l'idée d'attaque. Or, la dissuasion signifie faire peur à l'autre. Quand les autorités internationales et de certains pays alertent sur le risque de guerre nucléaire, on peut voir cela comme une stratégie pour instaurer une pression sur la Russie pour mettre fin au conflit. Dans un sens, ils ont raison de le faire mais la contrepartie c'est que cela risque de faire peur à tout le monde et la peur n'est jamais de bon conseil. C'est une position qui n'est pas simple.
Sans compter qu'au-delà du risque de la catastrophe nucléaire, d'autres pèsent, notamment celui d'une coupure d'électricité pour l'Ukraine. Cela pourrait même impacter l'Europe, l'Ukraine ayant été rattachée au réseau électrique européen. Le pays est traditionnellement exportateur d'électricité et l'Europe, qui pourrait manquer d'énergie l'hiver prochain, compte sur ces exportations.
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