Dernière ligne droite pour la prolongation des centrales nucléaires françaises

Le gendarme du nucléaire doit bientôt donner son feu vert à la prolongation de la durée de vie des plus vieux réacteurs français au-delà de 40 ans. Après d'importants travaux, ces derniers seront-ils aussi sûrs que les réacteurs de dernière génération ? Cette option, présentée comme moins coûteuse que le remplacement des réacteurs, doit permettre d'assurer l'approvisionnement électrique de la France fragilisé par la transition énergétique, alors qu'EDF, très endetté, fait face à un mur d'investissements.
Juliette Raynal
La centrale de Tricastin dans la Drôme (26) est la première du parc nucléaire français à avoir réalisé sa quatrième visite décennale. Examen crucial pour décider de la prolongation de sa durée de vie jusqu'à 50 ans.
La centrale de Tricastin dans la Drôme (26) est la première du parc nucléaire français à avoir réalisé sa quatrième visite décennale. Examen crucial pour décider de la prolongation de sa durée de vie jusqu'à 50 ans. (Crédits : POOL New)

2021 s'annonce comme une année décisive pour l'industrie nucléaire tricolore. Tandis qu'Hercule, le dossier explosif concernant l'avenir d'EDF, fait toujours l'objet d'intenses discussions entre le gouvernement et la Commission européenne, le débat autour de la prolongation des réacteurs nucléaires au-delà de 40 ans s'intensifie à quelques jours de la fin de la consultation publique sur le sujet, lancée en décembre dernier par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

La veille de cette échéance, le 21 janvier, son président Bernard Doroszczuk, devrait s'exprimer sur ce thème à l'occasion de la présentation de ses vœux à la presse. Alors que l'ONG anti-nucléaire Greenpeace y voit une "zone de danger", la Société française d'énergie nucléaire (Sfen), le lobby de la filière, estime au contraire que "les centrales nucléaires sont plus sûres aujourd'hui qu'à leur démarrage".

La question se pose pour 32 réacteurs de 900 MWe (mégawatts électriques). Ce sont les plus anciens des 56 réacteurs que compte le parc nucléaire français. Ces réacteurs à eau pressurisée ont été mis en service à la fin des années 1970, et 13 d'entre eux ont d'ores et déjà dépassé les 40 ans de fonctionnement. Or, si les réacteurs nucléaires français ont été autorisés sans limitation de durée de fonctionnement, EDF avait initialement envisagé une durée de vie de 40 ans.

"Les calculs de sûreté sur les composants ont été réalisés pour 40 ans. Ils n'ont pas été réalisés sur une durée supérieure. En revanche, cela ne veut pas dire qu'ils ne peuvent pas durer plus longtemps ou qu'on ne peut pas les changer", explique Valérie Faudon, secrétaire générale de la Sfen.

Objectif : atteindre le niveau de sûreté des EPR

Alors que le gendarme français du nucléaire doit trancher définitivement sur cette question dans les prochains mois (avec un avis générique pour l'ensemble du parc dans un premier temps, puis une décision unité par unité rendue lors de la quatrième visite décennale de chacun des réacteurs), son orientation est déjà connue. L'ASN a, en effet, publié début décembre un projet de décision ouvrant la voie à la poursuite du fonctionnement des centrales au-delà de 40 ans, sous réserve "d'améliorations significatives de la sûreté". Ces prescriptions font justement l'objet de la consultation publique et sont ainsi soumises aux commentaires des citoyens jusqu'au 22 janvier prochain.

La Sfen, qui y est évidemment favorable, a publié le 13 janvier sa réponse officielle estimant que "prolonger l'exploitation du parc nucléaire français est un atout pour assurer notre sécurité d'approvisionnement électrique et répondre à nos objectifs climatiques". Le même jour, Greenpeace organisait un point presse pour commenter les prescriptions de l'ASN qui, selon elle, ne permettent pas d'atteindre le même niveau de sûreté que celui des EPR, les réacteurs de dernière génération.

L'ONG rappelle que les réacteurs concernés ont été conçus à la fin des années 1960 et au début des années 1970, "sans pouvoir prendre en compte dans leur conception de base les enseignements des accidents de Tchernobyl et de Fukushima", souligne Roger Spautz, chargé de campagne nucléaire de l'association de défense de l'environnement.

Aux Etats-Unis, des réacteurs autorisés à vivre jusqu'à 80 ans

"Les anti-nucléaire ont deux arguments : le premier c'est que le nucléaire n'est pas rentable. Le second c'est que le nucléaire est dangereux", pointe Jacques Percebois, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (Creden).

Pour asseoir son argumentaire, Greenpeace a commandé une étude au professeur Manfred Mertins, un ancien membre de l'autorité de sûreté nucléaire allemande.  L'expert énumère une série de déficits concernant la redondance des systèmes de sécurité, la protection des centrales contre les événements naturels de grande ampleur, comme les séismes, et contre les actes malveillants, en particulier les crashs de gros avions.

De son côté, la Sfen met en avant l'existence de nombreux réacteurs nucléaires en fonctionnement depuis plus de 40 ans. Dans sa note, l'association rappelle que, "fin 2019, 92 réacteurs nucléaires en exploitation dans le monde (représentant 17 % de la capacité de production nucléaire mondiale) avaient plus de 40 ans". "Le plus vieux réacteur nucléaire en activité a plus de 50 ans. Il se trouve à Beznau en Suisse. Aux Etats-Unis, plusieurs réacteurs, de même technologie que les réacteurs français, ont même été autorisés jusqu'à 80 ans", souligne Valérie Faudon. Le gendarme américain du nucléaire a par ailleurs autorisé l'exploitation de 88 réacteurs jusqu'à 60 ans.

Des outils de diagnostic plus sophistiqués

"Les centrales nucléaires sont en travaux tout au long de leur vie. A chaque fois qu'elles sont arrêtées pour le rechargement de combustible, EDF en profite pour réaliser des travaux. On peut même dire qu'elles sont plus sûres aujourd'hui que quand elles ont démarré car les outils d'analyse et de diagnostic se sont perfectionnés. On peut donc mieux  connaître l'état de santé des installations et mieux les suivre. Par ailleurs, la R&D permet d'ajouter de nouveaux équipements plus performants", explique Valérie Faudon.

"Les organisations anti-nucléaires ont une vision statique de la sûreté alors qu'il faut en avoir une vision dynamique. La sûreté évolue au cours du temps sous l'impact de deux facteurs : la connaissance scientifique et le retour d'expérience, qui permet de tirer des conclusions des différents incidents et de prendre des nouvelles mesures", complète Jacques Percebois, évoquant la mise en place de systèmes de redondance ou encore d'une force d'action rapide, créée par EDF après l'accident de Fukushima. "On applique aux réacteurs anciens les normes nouvelles des réacteurs actuels", ajoute-t-il.

Des exigences inférieures pour les plus anciens réacteurs

Un point sur lequel Yves Marignac, porte-parole spécialiste du nucléaire à l'association négaWatt et invité par Greenpeace, émet des doutes. Celui-ci regrette notamment, "des exigences différentes en termes d'objectifs probabilistes et de moyens" entre les réacteurs de 900 MWe et les EPR.

"Pour les EPR, il est prévu un dispositif pour éviter totalement le percement du radier [la dalle de béton qui constitue la base du bâtiment du réacteur, ndlr]. Sur les réacteurs de 900 MWe, l'objectif est de ralentir le percement mais pas d'empêcher l'attaque du béton par les éléments fondus du cœur du réacteur nucléaire. L'objectif est de réduire le risque plutôt que de l'éviter. C'est très différent", résume-t-il.

"On ne peut pas garantir qu'il n'y aura jamais aucun accident ou incident. La probabilité n'est pas nulle", reconnaît Jacques Percebois. "Mais l'observation nous montre que tous les accidents nucléaires importants sont une accumulation d'erreurs humaines et non de défaillances techniques. Par ailleurs, dans toutes les industries, on note une évolution dans la gestion de crise. Nous sommes passés de la logique 'il faut rendre l'accident impossible', à celle de faire en sorte que les conséquences d'un accident, s'il survient, soient les moins dramatiques possibles", argue l'économiste de l'énergie.

Des risques liés aux séismes

L'ONG pointe également les risques liés à l'implantation géographique de certaines centrales, en particulier celle de Tricastin, dans la Drôme (26). Bien que la quatrième visite décennale du réacteur Tricastin 1 se soit bien déroulée, ce dernier serait "peut-être l'un des réacteurs les plus dangereux [du parc français, ndlr], en particulier en raison des risques de séisme", estime le physicien Bernard Laponche, qui milite depuis de nombreuses années pour la sortie de l'atome. Invité au point presse de Greenpeace, le spécialiste a dénombré 84 incidents de niveau 1 et 2 sur la centrale de Tricastin entre 2010 et fin 2020. "J'ai multiplié le nombre d'incidents par réacteurs concernés et cela donne 147 incidents réacteurs. Ce n'est pas la preuve d'une très bonne santé", pointe-t-il.

Le plus grave de ces incidents concerne une défaillance dans la tenue de la digue qui protège le réacteur d'un canal situé 6 mètres au-dessus du radier des quatre réacteurs. Les réacteurs ont été mis à l'arrêt pendant trois mois en 2019 pour réaliser les travaux, "mais selon un avis rendu fin 2019 par l'ASN, une partie de la jetée reste encore fragile", souligne Bernard Laponche. Il émet ainsi des "doutes sérieux sur la façon dont on prend en compte les risques liés aux séismes, qui, à Tricastin, pourraient provoquer un accident grave, voire majeur, de type Fukushima". Une inondation des générateurs de secours au diesel rendrait impossible le refroidissement du cœur des réacteurs.

Un calendrier trop laxiste ?

Dernier point d'interrogation soulevé par les opposants à cette prolongation : le délai de réalisation des travaux. "EDF a induit au cours de l'instruction l'idée de procéder par phases : les travaux s'étaleront entre le moment du réexamen et jusqu'à six ans après le réexamen. L'ASN a accepté cette proposition en avançant qu'il était légitime de tenir compte des capacités industrielles et financières d'EDF à réaliser les travaux. On adapte ainsi le calendrier d'atteinte des objectifs de sûreté à la capacité d'EDF à faire. C'est une porte ouverte à des dérives supplémentaires", estime Yves Marignac, qui s'interroge sur la capacité du gendarme du nucléaire à faire respecter les échéances qu'il a fixées.

Le calendrier de l'ASN est-il trop laxiste ? "L'ASN est considérée comme l'une des autorités nucléaires les plus exigeantes dans le monde. Elle ne laissera pas passer des insuffisances pour des raisons financières ou de capacités industrielles à réaliser les travaux", assure Jacques Percebois. "Le rôle d'un gendarme n'est pas de penser que tous les acteurs sont vertueux. C'est de vérifier ce qui est réalisé et de sanctionner s'il y a un manquement", poursuit-il, en rappelant que l'ASN peut demander l'arrêt instantané d'un réacteur qui ne remplirait pas toutes les conditions de sûreté.

"L'industrie nucléaire doit être plus vertueuse que les autres"

Selon lui, "l'industrie nucléaire a l'obligation d'être plus vertueuse que les autres industries car la perception du risque est plus forte que le risque objectif""Voyager en avion est moins risqué qu'en voiture, mais la perception du risque y est plus élevée. Un automobiliste lorsqu'il conduit ne craint pas le danger alors qu'il le craint lorsqu'il monte dans un avion. On retrouve le même phénomène pour le nucléaire", assure-t-il.

Aujourd'hui, même si le feu vert officiel n'a pas été donné, la prolongation de la durée de vie des réacteurs semble inévitable compte tenu des besoins électriques grandissants du pays et d'un système de plus en plus tendu, avec la fermeture programmée des dernières centrales à charbon d'ici à 2022 et le retard qu'a pris la France dans le développement des énergies renouvelables. Quant à l'introduction de nouveaux réacteurs sur le parc tricolore, celle-ci ne devrait pas arriver avant une dizaine d'années. "La décision de construire six nouveaux EPR sera prise en 2023 ou 2024. Il faudra ensuite compter entre sept et huit ans avant leur mise en service", détaille Jacques Percebois.

La sécurité de l'approvisionnement électrique en jeu

"Le système électrique est essentiel pour le fonctionnement de notre société et il est important de disposer de marges. Or, nous n'avons plus de marges sous le pied compte tenu de la fermeture des centrales à charbon et à gaz", estime Valérie Faudon.

"Aujourd'hui, un arbitrage doit se faire entre sécurité d'approvisionnement du réseau et sûreté, avec à l'intersection une dépendance à un parc nucléaire de plus en plus vulnérable aux aléas", regrette, pour sa part, Yves Marignac.

In fine, le porte-parole de négaWatt déplore qu'EDF soit passé d'une stratégie industrielle à une stratégie économique ou financière. La prolongation de la durée de vie du parc devant être moins coûteuse que son remplacement, alors que l'électricien, largement endetté, fait face à un mur d'investissements : le grand carénage est estimé à 50 milliards d'euros et le développement potentiel de six nouveaux EPR à 47 milliards d'euros.

La Sfen espère, elle, que la durée de vie des réacteurs de 900 MWe pourra se prolonger jusqu'à 60 ans. "Les travaux, s'ils sont engagés, sont des travaux relativement importants et l'idée est de faire fonctionner les réacteurs au-delà des dix années supplémentaires pour en amortir le coût. Il faudra alors de nouveau prévoir un examen de sûreté au passage des 50 ans", projette déjà Valérie Faudon.

Juliette Raynal

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Commentaires 19
à écrit le 19/01/2021 à 10:06
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Comment se fier aux articles des journalistes quand ils ne sont même capables de mettre une photo en lien avec l'article. Ici une photo du site d'ORANO.

à écrit le 19/01/2021 à 9:51
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@Bonaparte En ce moment nous flirtons avec le blackout..et malgre tout nous serions en surcapacité nucléaire selon vous..!...revoyez votre copie nous ne sommes plus en 1980 Les ENRi ne sont d'aucun secours ni intérêt leur production est lili...

à écrit le 19/01/2021 à 1:49
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En bref - la meme politique du "Confessions of an Economic Hitman".

à écrit le 19/01/2021 à 1:47
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De la planifi cation à la surcapacité Certaines décisions cruciales pour l’évolution du programme nucléaire français se sont appuyées sur des prévisions radicalement fausses. Le principal exemple en est le développement du programme nucléaire franç...

à écrit le 18/01/2021 à 13:47
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On va finir par alimenter le reste de l'UE pour leur permettre de faire une transition et nous serrer la ceinture en augmentant les tarifs! Ah...! Ces sacrés pigeons de français!

le 18/01/2021 à 22:19
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C'est la transition qui coûte cher. Enlevez les subventions à l'éolien et au PV et il n'y a plus rien.

à écrit le 18/01/2021 à 10:41
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Prolonger les durées de vie, peut-être mais encore faut-il que les exploitants en soient d'accord.. Payer pour des travaux qui ne satisfont jamais les officiels, et dans un climat de forte pression anti-nucléaire (qui induit de facto un aléa sur la p...

le 18/01/2021 à 13:59
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Nous n'avons plus le choix, ayant traîné les pieds au delà de toute raison dans les investissements que nous nous étions engagé à faire dans le renouvelable lors de la cop21, nous devons impérativement prolonger les vieilles centrales nucléaires ce q...

le 18/01/2021 à 22:29
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En France, on n'a pas de retard ans les ENR, on est en avance : quand on voudra bien se rendre compte que cela ne marche pas et n'est en rien écologique, on fera machine arrière toute. Les danois ont déjà commencé en ce sens d'ailleurs. Fini les subv...

le 18/01/2021 à 22:33
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@Serge Tout va bien, en France, on n'a pas de retard ans les ENR, on est en avance : quand on voudra bien se rendre compte que cela ne marche pas et n'est en rien écologique, on fera machine arrière toute. Les danois ont déjà commencé en ce sens d'ai...

à écrit le 18/01/2021 à 10:15
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Le pire c’est ici en Belgique 🇧🇪 ; les écolos bobos à qui on a donné du pouvoir , veulent arrêter toutes nos centrales d’ici 2 ans ! Et construire à la place des centrales aux gaz ! Du grand n’importe quoi, en plus avec les voitures électriques, on...

le 18/01/2021 à 12:52
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on a exactement les mêmes problèmes en France ! Quand la dictature verte rencontre la dictature ultralibérale, au moyen de la dictature sanitaire ...

le 18/01/2021 à 14:02
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Désolé, mais c'es Electrabel qui a décidé de jeter l'éponge. De plus ce n'est pour des centrales à gaz mais un mix avec de l'eolien.

le 18/01/2021 à 14:02
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Désolé, mais c'es Electrabel qui a décidé de jeter l'éponge. De plus ce n'est pour des centrales à gaz mais un mix avec de l'eolien.

à écrit le 18/01/2021 à 10:08
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Le pire c’est ici en Belgique 🇧🇪 ; les écolos bobos à qui on a donné du pouvoir , veulent arrêter toutes nos centrales d’ici 2 ans ! Et construire à la place des centrales aux gaz ! Du grand n’importe quoi, en plus avec les voitures électriques, on...

le 18/01/2021 à 19:03
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Si seulement en France on pouvait remplacer quelques centrales nucléaires par des centrales à gaz ou fioul et ainsi réduire notre dépendance à l'uranium africain pour lequel est sacrifiée la jeunesse (cf. force d'occupation au Mali)...

à écrit le 18/01/2021 à 8:09
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Plutôt que d'arroser le secteur aérien, puits sans fond, avec l'argent public autant s'en servir pour sécuriser nos centrales nucléaires non ? Quand on voit qu'ils ne veulent toujours pas fermer les aéroports alors que le virus passe par là on pe...

le 18/01/2021 à 14:04
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Mélangez bien tous les problèmes, ça clarifié le debat

le 18/01/2021 à 14:43
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@ "Mélangez bien tous les problèmes, ça clarifié le debat " Non je ne mélange pas les problèmes je les met en perspective les uns avec les autres afin de m'approcher au mieux de la vérité. La vérite ? Les vérités ? Ça te dit quelque chose tu...

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