Le 19 janvier prochain, les salariés d'EDF entameront leur quatrième journée de grève depuis le 26 novembre dernier. Par ce mouvement social, ils s'opposent à un vaste projet de réorganisation du groupe, baptisé Hercule, le demi dieu grec. En amont de cette nouvelle journée d'action, les quatre principales confédérations syndicales (CFDT, CGT, FO et CFE-CGC) font front commun. Elles pressent le président Emmanuel Macron de renoncer au projet Hercule qui conduirait, selon elles, à un démantèlement d'EDF.
Le plan Hercule consisterait à séparer l'énergéticien national en trois structures distinctes : la production nucléaire, les énergies renouvelables et la distribution de l'électricité, et enfin les barrages hydroélectriques. Derrière ce projet très contesté, y compris au sein des parlementaires dont certains envisagent de déposer une proposition de référendum d'initiative partagée, se cache un enjeu clé autour de la réforme de la rémunération de l'électricité nucléaire.
Les deux sujets font l'objet d'intenses tractations entre le gouvernement français, actionnaire à près de 84% d'EDF, et la Commission européenne. Alors que les pouvoirs publics espéraient obtenir un feu vert de la Commission avant la fin 2020 pour engager la réforme au Parlement dès début 2021, les négociations prennent du retard.
"Dès lors que nous aurons une vision plus claire de la position définitive de la Commission européenne", nous rendrons compte de la situation aux organisations syndicales, s'est engagé le ministre de l'Economie Bruno Le Maire. "Sur ce sujet, aujourd'hui nous n'y sommes pas encore", a-t-il estimé, le 12 janvier, lors de la présentation de ses voeux à la presse. Selon lui, EDF "va dans le mur" et a besoin de se transformer. Explications de ce dossier explosif en huit questions.
1 - Quelle est l'origine du projet Hercule ?
En 2018, les pouvoirs publics chargent Jean-Bernard Lévy, le PDG d'EDF, de proposer un schéma de réorganisation de l'entreprise. Ces propositions devaient être présentées fin 2019 mais l'échéance a été repoussée car elles sont conditionnées à l'avancée de discussions entre la France et Bruxelles, notamment sur la régulation du nucléaire.
La réorganisation du groupe EDF est en effet intimement liée à la régulation actuelle de la rémunération de l'électricité nucléaire et aux besoins de financements colossaux de l'énergéticien, qui fait face à un mur d'investissements. EDF doit à la fois maintenir son parc, relancer le programme nucléaire et accélérer dans les énergies renouvelables où il accuse un certain retard.
"Le grand carénage [les travaux destinés à prolonger la durée de vie d'une trentaine de réacteurs sur 56, ndlr] est estimé à 50 milliards d'euros, tandis que le développement potentiel de six nouveaux EPR [dont la décision définitive de construction est attendue pour 2023 au plus tard, ndlr] est estimé à 47 milliards d'euros. Or, EDF est déjà fortement endetté avec une dette cumulée de 41 milliards d'euros", rappelle Jacques Percebois, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie.
Pour financer une partie de ces investissements, EDF souhaite pouvoir vendre son électricité nucléaire à un prix plus élevé. Il estime que le mécanisme de rémunération actuel ne lui permet pas de couvrir ses coûts de production. Ce mécanisme repose sur l'Arenh (Accès régulé à l'énergie nucléaire historique), un dispositif instauré par la loi Nome de 2010, suite à l'ouverture du marché de l'électricité à la concurrence, en application de la directive européenne de 1996.
Ce mécanisme oblige EDF à vendre un quart de sa production d'électricité nucléaire (soit 100 térawattheures à l'époque) aux fournisseurs alternatifs à un prix fixe de 42 euros le mégawattheure. De cette manière, les fournisseurs alternatifs concurrents d'EDF (comme Total Direct Energie, Vattenfall, Engie, Eni, etc.) qui ne disposent pas de capacité de production d'électricité nucléaire, peuvent jouer à égalité avec l'électricien historique et proposer des offres compétitives à leurs clients.
2 - Pourquoi ce mécanisme de rémunération pénalise EDF ?
L'énergéticien estime que ce prix de 42 euros, qui n'a pas évolué depuis 10 ans, ne reflète plus les coûts de production nucléaire, qui ont notamment augmenté en raison des investissements de sûreté supplémentaires qu'EDF a dû réaliser après la catastrophe de Fukushima. "Ce dispositif n'a pas très bien vécu", confirme Quentin Derumaux, directeur du département énergie et environnement chez Sia Partners.
"Là où c'est problématique c'est qu'il crée une asymétrie car il constitue une sorte d'option gratuite pour les fournisseurs. Lorsque sur le marché de gros, le prix de l'électricité est supérieur à 42 euros, ils se tournent vers l'Arenh, mais lorsqu'il est inférieur ils s'en détournent. EDF se retrouve donc obligé de vendre un produit mais lorsqu'il y a une opportunité de marché, il ne peut pas la saisir, explique-t-il. Ce dispositif n'est donc pas favorable à une juste rémunération de l'activité nucléaire".
"Personne n'avait imaginé que le prix de l'électricité sur le marché de gros pourrait descendre en dessous du prix de l'Arenh", reconnaît Jacques Percebois, qui a été membre des commissions Champsaur à l'origine du mécanisme de l'Arenh.
A l'inverse, lorsque le prix de l'électricité sur le marché de gros remonte, les fournisseurs alternatifs souhaitent pouvoir acheter de plus gros volumes d'électricité au prix de l'Arenh.
"C'est une spirale infernale. Plus les concurrents ont de l'Arenh, plus ils gagnent des clients, et plus ils demandent de l'Arenh", décrit Jacques Percebois.
"Aujourd'hui, 45% du volume d'électricité vendu aux professionnels ne passe plus par EDF", souligne-t-il. Et selon la CRE, le régulateur de l'énergie en France, l'hémorragie de clients chez EDF se chiffre désormais à quelque 100.000 clients chaque mois.
3 - Quel nouveau modèle de rémunération est envisagé ?
Tout le monde est d'accord sur un point : la situation n'est pas satisfaisante et la réforme de l'Arenh est indispensable.
"L'Arenh est un dispositif qui est à bout de souffle. Peut-on citer d'autres produits dont le prix n'a pas évolué en dix ans ?" soulève Quentin Derumaux de Sia Partners.
Par ailleurs, la question presse puisque ce dispositif doit prendre fin en 2025. L'Arenh est en effet un mécanisme temporaire. Il avait été imaginé comme une transition pour donner le temps aux concurrents d'EDF de développer de nouvelles capacités de production conventionnelles. Ce qui n'a pas eu lieu, en raison notamment d'une croissance plus faible de la demande d'électricité que prévu.
Selon Les Echos, la nouvelle réglementation devrait permettre à EDF de céder sa production entre 45 et 50 euros le mégawattheure. Une fourchette qui correspond aux évaluations de la CRE, qui, dans un document confidentiel que s'est procuré le site Contexte, a estimé le coût de production du parc nucléaire d'EDF à 48 euros le mégawattheure.
Dans le schéma imaginé, EDF serait obligé de vendre dans les mêmes conditions tarifaires la totalité de sa production nucléaire (et plus seulement 100 TWh) à tous les fournisseurs d'électricité, y compris à la structure d'EDF chargée de la fourniture d'électricité.
4 - Quelles sont les exigences de la Commission européenne ?
La France veut convaincre la Commission européenne de se mettre d'accord sur un prix plus élevé de revente de l'électricité nucléaire, mais Bruxelles refuse un dispositif qui permettrait de remettre à flot les caisses d'EDF sans contrepartie sérieuse.
Par ailleurs, selon un document rendu public par Reporterre, le gouvernement prévoit de subventionner massivement EDF, dont la dette pourrait s'envoler à près de 57 milliards d'euros en 2028, pour la construction des six nouveaux réacteurs nucléaires. Selon un document de la direction générale du Trésor, ces subventions d'investissement grimperaient à 25,6 milliards d'euros. L'Etat financerait ainsi plus de 50% du coût total des trois nouvelles paires d'EPR, évalué à un peu plus de 47 milliards d'euros.
"Or, il n'est pas question pour la Commission européenne, que le gouvernement français finance un opérateur, qui est en concurrence avec d'autres opérateurs qui ne sont pas subventionnés. Le gouvernement est donc obligé de composer avec Bruxelles s'il veut accorder des subventions au nucléaire ", explique Jacques Percebois.
Pour répondre aux exigences concurrentielles de Bruxelles, la direction d'EDF a donc imaginé le dispositif Hercule qui consisterait à isoler l'activité de production nucléaire des autres activités d'EDF.
5 - A quoi ressemblerait le nouveau EDF ?
"Aucune communication officielle sur la réorganisation n'a été faite. Mais l'idée est de créer une holding qui viendrait chapeauter trois sous branches dont la structure actionnariale serait différente afin de répondre aux différents enjeux de financement", explique Quentin Derumaux.
Dans le détail, un EDF Bleu regrouperait les "facilités essentielles", c'est-à-dire le réseau de transports d'électricité à haute tension RTE et la production nucléaire. Son capital serait entièrement détenu par l'Etat. "L'idée est de faire du nucléaire un bien commun", souligne Jacques Percebois.
Cet EDF Bleu serait dissocié d'un EDF Vert, dont une partie du capital pourrait être cotée en Bourse. Cette entité regrouperait les énergies renouvelables, le réseau de distribution Enedis et les activités de fourniture notamment.
6- Quid des concessions hydrauliques ?
Une troisième entité pourrait être créée. EDF Azur pourrait être une filiale d'EDF Bleu ou être totalement à part. Elle coifferait les barrages hydroélectriques, qui produisent environ 11 % de l'électricité française. L'objectif ici est de trouver une solution à un vieux contentieux avec la Commission européenne, qui demande à la France, depuis des années, d'ouvrir à la concurrence ses concessions échues.
EDF détient 80% des concessions sur les ouvrages hydrauliques qui appartiennent à l'Etat. Or, la Commission européenne souhaite que les concessions soient ouvertes à la concurrence par appel d'offres. Les élus locaux concernés s'y opposent très fortement estimant que l'eau est un bien commun stratégique, indispensable au système électrique mais aussi à d'autres usages comme l'alimentation et l'agriculture. Hors de question de les laisser aux mains d'acteurs privés.
Un des moyens d'échapper à cette mise en concurrence est de mettre en place un système de quasi-régie, qui permet de conserver les barrages dans la sphère publique. Une parade que semble accepter Bruxelles, à condition qu'il y ait, encore une fois, un cloisonnement très clair des activités.
7- Le plan Hercule présente-t-il des avantages ?
La réorganisation prévue par le plan Hercule aurait l'avantage de mettre à l'abri les concessions hydrauliques, mais aussi de pérenniser l'activité nucléaire. Le risque de voir naître une bad bank dans laquelle seraient rangés des actifs toxiques, ici les activités nucléaires, semble en effet écarté, après le plaidoyer pro-nucléaire d'Emmanuel Macron au Creusot début décembre.
Autre avantage de cette réorganisation, selon Quentin Derumaux : la possibilité pour EDF Vert de se financer plus facilement sur les marchés afin d'accélérer dans les énergies renouvelables.
"Les deux entités nécessitent des modes de financement différents car elles regroupent des projets dont les temporalités sont différentes. La partie nucléaire nécessite un capitaine d'industrie, la présence d'un actionnaire de long terme. A l'inverse, les activités de réseaux et d'énergies renouvelables sont des projets plus linéaires, un peu plus foisonnants et inscrits sur des échelles de temps plus courtes. Le profil de risque industriel n'est pas le même", expose-t-il.
8 - Quels sont les risques et pourquoi les syndicats s'y opposent ?
Les syndicats voient dans ce projet un risque de démantèlement de l'énergéticien, alors que le gouvernement et la direction d'EDF assurent vouloir séparer les activités sans scinder le groupe. Officiellement, cette réorganisation doit donc se faire au sein d'un groupe intégré avec une stratégie unique et des salariés sous le même statut. "Ils jouent avec les mots", dénonce Anne Debregeas, chercheuse à EDF R&D et membre de SUD Énergie.
"Le principe même du projet Hercule est de séparer EDF en trois parties. Et, dans le document de l'agence de participation de l'Etat (APE), il est écrit à toutes les lignes que la Commission exige une étanchéité réelle entre chaque entité", déplore-t-elle. "Pour beaucoup de salariés d'EDF, qui sont attachés au service public de l'énergie, ce projet est un gâchis industriel, technique et social", poursuit-elle.
Selon les syndicats, un groupe moins intégré rendra forcément la gestion du système électrique plus coûteuse. Ce qui devrait avoir mécaniquement un impact sur la facture des clients. Les syndicats redoutent également la privatisation d'Enedis et pointent un risque de souveraineté.
"La gestion des réseaux c'est stratégique pour des raisons de sécurité bien sûr. Mais à travers les réseaux, vous vendez aussi votre technologie", souligne Jacques Percebois. "Les fonds de pension américains et chinois ont déjà pris des participations dans les réseaux au Portugal, en Grèce, en Italie. Ils ont été bloqués en Allemagne et en Belgique", rappelle-t-il.
Des appréhensions que Quentin Derumaux minimise : "Il y a déjà des acteurs privés au capital d'EDF et ailleurs dans le monde d'autres réseaux électriques sont déjà la propriété d'acteurs privés. Ce sont des activités qui attirent les fonds d'infrastructure, qui cherchent des rentabilités honorables avec une visibilité sur des temps longs. Par ailleurs, le fait d'avoir un accès au marché ne veut pas dire que l'Etat se désengage complètement d'EDF vert".
Les salariés craignent enfin pour leurs emplois et leurs conditions de travail, notamment en matière de mobilité. "Un groupe divisé rendra plus difficile l'évolution des salariés et la résistance collective. Dans une période de transition énergétique, les questions de reconversion sont très importantes", souligne Anne Debregeas, qui regrette un processus "antidémocratique" :
"Il n'est pas seulement question de faire barrage au plan Hercule mais d'exiger un réel débat sur le service public que l'on souhaite avoir".
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