
Dans les rues d'Islamabad, la chaleur étouffante n'offre aucun répit aux habitants. Comme le reste du Pakistan, la capitale suffoque, depuis plusieurs semaines, sous des températures extrêmes. Et pourtant, ici et là, ni les ventilateurs, ni la climatisation, ne tournent dans les habitations.
Bien plus au sud, à Karachi - la plus grande ville du pays -, des manifestants s'attroupent. Quelques jours plus tôt, dans le nord de cette province aride du Sindh, un écolier de 12 ans, Saeed Ali, est mort. L'enfant s'est effondré en rentrant de sa journée de cours, passée dans une salle de classe sans ventilateur et baignant à plus de 40°C.
Des situations qui traduisent l'ampleur de la crise en cours. Car partout, les coupures de courant s'enchaînent, et durent parfois jusqu'à plus de 12 heures, rendant le quotidien impossible aux Pakistanais, qui vivent au rythme des délestages mais subissent malgré tout une hausse des factures d'électricité. D'autant que ce choc promet d'en entraîner d'autres, qui s'abattront en cascade sur l'économie du pays tant la pénurie paralyse les usines, notamment dans le textile (60% des exportations nationales) et la fabrication d'engrais, nécessaire à l'agriculture. Dépassé par les événements, le gouvernement a décidé début juin de réduire la semaine des travailleurs épuisés à cinq jours, contre six auparavant, sans pour autant parvenir à calmer la colère.
Des appels d'offres infructueux
À plus de 7.000 kilomètres de là, dans une Europe frappée par la guerre de Vladimir Poutine, ce n'est pas la canicule mais le passage de l'hiver à venir qui inquiète les pouvoirs publics. Confrontée à la réduction des flux de gaz russe, l'Allemagne, notamment, craint un éventuel rationnement de ce combustible fossile essentiel à son économie. Et, comme le reste du continent, sonne le branle-bas de combat pour remporter une course aussi récente que vitale : celle de l'approvisionnement massif en gaz naturel liquéfié (GNL) acheminé par bateau des quatre coins du monde plutôt que par pipelines, afin de remplacer celui en provenance de Russie. Une course dans laquelle le Pakistan semble déjà largement devancé, tant les nouveaux arrivants font monter les enchères.
Et pour cause, ces dernières semaines, l'explosion de la demande a bouleversé le marché mondial du GNL, et fait monter en flèche les prix des cargaisons. Si bien que la République islamique, qui mise depuis plusieurs années sur cette source d'énergie pour générer ses électrons (25% de la production d'électricité en dépend), n'arrive plus à suivre. En l'absence du précieux combustible, deux centrales électriques majeures ont déjà dû fermer leurs portes. Pour s'en justifier, un membre du cabinet fédéral a admis samedi qu'Islamabad ne pouvait tout simplement pas rivaliser avec le pouvoir d'achat des pays européens, prêts à tout pour mettre la main sur les réserves mondiales. « Le Pakistan perd la guerre des enchères du GNL face à l'Europe », titrait dimanche l'un des journaux les plus lus du pays, Dawn.
De fait, les trois appels d'offre lancés par le Pakistan pour la livraison de GNL en juillet n'ont reçu qu'une seule et unique réponse. Celle de QatarEnergy, qui fournit le pays d'Asie du Sud depuis plusieurs années, mais propose désormais un prix quatre fois plus élevé qu'il y a un an, à presque 40 dollars/mmbtu (l'unité de compte du GNL, qui correspond à 293 kilowattheures) ! Un deal refusé par la société d'Etat Pakistan LNG Ltd., incapable de régler ce qui aurait été l'expédition la plus chère jamais livrée au pays. Fin avril, l'exécutif avait déjà consenti à payer près de 100 millions de dollars pour acheter une seule cargaison de GNL sur le marché au comptant, un record pour le pays, afin d'éviter les coupures de courant pendant l'Aïd.
« Le GNL, qui était au prix de 4$ [par mmbtu, ndlr] il y a deux ans et demi, n'est plus disponible, même pour 40$. Ainsi, la guerre de la Russie [avec l'Ukraine] a créé une véritable crise », a réagi le ministre d'Etat au pétrole, Musadik Malik.
Et le déconfinement progressif en Chine devrait encore accroître la pression sur les réserves mondiales.
Les méthaniers mettent les gaz vers l'Europe
Pourtant, le Pakistan avait bien signé des contrats à long terme avec deux fournisseurs pour la livraison de GNL, l'énergéticien italien Eni et le négociant suisso-russe Gunvor Group. Mais dans les faits, ces derniers auraient supprimé plus d'une douzaine d'expéditions d'octobre 2021 à juin 2022, coïncidant avec la flambée des prix du gaz en Europe, selon les données de Bloomberg. Et pour cause, les contrats du Pakistan prévoyaient une pénalité de 30% seulement en cas d'annulation - très probablement en échange de tarifs globalement inférieurs, relève l'agence. Résultat : les navires méthaniers auraient préféré faire demi-tour, quitte à payer les frais de compensation et des centaines de milliers de dollars de péage, afin de vendre plus cher la précieuse cargaison aux Européens.
Des accusations dont se défend Eni, puisque ce serait en fait un intermédiaire, le géant de la négoce Trafigura, qui n'aurait « pas rempli les obligations convenues » ; autrement dit, qui aurait détourné ses embarcations sans l'accord du producteur italien. « Eni n'a pas profité ou bénéficié de quelques manières que ce soit de ces défauts », insiste un porte-parole, sans toutefois préciser les dispositions prises par l'entreprise pour gérer les perturbations. « Nous ne commentons pas les questions commerciales », répond de son côté Trafigura. Sollicité par La Tribune, le trader Gunvor Group n'a pas non plus souhaité s'exprimer.
Le charbon revient en force
La situation est d'autant plus critique qu'à la pénurie de GNL s'ajoute un deuxième handicap : la sècheresse qui frappe le Pakistan, épuise les cours d'eau, entravant le fonctionnement des centrales hydrauliques, dont le pays a besoin afin de produire près d'1/4 de son électricité. Pris au dépourvu, le gouvernement compte fortement sur l'arrivée de la mousson cet été pour remplir à nouveau les barrages.
Mais les pluies torrentielles à venir ne suffiront pas : pour tenter d'endiguer la crise du GNL, l'exécutif n'a d'autre choix que d' « organiser des suppléants », a fait valoir il y a quelques jours le ministre du pétrole à des journalistes. Autrement dit, d'augmenter la production des importations de charbon et de fioul pour alimenter les centrales électriques, malgré leur impact délétère sur le climat. Résultat : « la consommation de mazout au cours des onze premiers mois de l'exercice 2021-22 (juillet-juin) » enregistre déjà une « hausse de 35% sur un an », relevait le 15 juin S&P Global. Et la tendance devrait encore s'accentuer.
« Alors qu'on leur a beaucoup vanté le gaz comme une énergie de transition, ils se retrouvent avec très peu d'alternatives [lorsque l'on se rue sur ce gaz]. Et finissent par se tourner à nouveau vers les combustibles les plus polluants de tous. [...] C'est un paradoxe dans lequel s'enferment les Européens », regrette Phuc-Vinh Nguyen, chercheur au sein du Centre Energie de l'Institut Jacques Delors.
La pénurie pourrait toucher l'Europe
Reste que l'Europe elle-même se tourne de nouveau vers l'or noir, de l'Allemagne à l'Autriche, en passant par la France, où la centrale mosellane de Saint-Avold va devoir redémarrer pour passer l'hiver. Et si la perspective d'un rationnement n'est pas encore ancrée dans les consciences, les circonstances sont telles que, dans l'Hexagone, les DG d'EDF, d'Engie et de TotalEnergies ont lancé ce dimanche, dans une tribune publiée dans le JDD, un appel à un « effort collectif » de réduction des consommations.
Une invitation à la sobriété qui rappelle celle du président du conseil italien, Mario Draghi, celui-ci ayant opposé en avril « la clim et la paix » face à l'invasion russe. Vendredi, outre-Rhin, l'exécutif a d'ailleurs prévenu que l'Allemagne devra faire des « choix de société très difficiles » si les livraisons russes continuent de s'amoindrir, et a ouvertement évoqué des rationnements de gaz dans les mois à venir.
Et pourtant, en-dehors de quelques déclarations à l'emporte-pièce, aucun plan d'économies d'énergies ne semble se dégager au sein du gouvernement français, même si trois groupes de travail doivent prochainement voir le jour sur cette question. Pire : début juin, Emmanuel Macron a affirmé que la France ne faisait face à « aucun risque de coupure » d'électricité cet hiver, malgré le manque criant de marges. Un discours « rassuriste » démonté par de nombreux experts, qui tentent tant bien que mal de tirer la sonnette d'alarme avant la saison de chauffage.
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