
La meilleure défense est l'attaque...et ce n'est pas Engie qui dira le contraire. Et pour cause, alors que le gouvernement français penche de plus en plus vers une électrification des usages afin de s'affranchir au maximum des combustibles fossiles polluants, et se montre sceptique sur l'éventualité d'un déploiement massif des gaz « verts », l'énergéticien tricolore, lui, compte bien défendre la place de ce vecteur dans la transition écologique.
Et prend les devants afin de s'assurer que celui-ci ne soit pas oublié : lors de la présentation de son premier scénario public pour la décarbonation de l'Europe, ce lundi, l'entreprise a martelé un message central : le gaz devra conserver un rôle critique en 2050, sans quoi les objectifs climatiques du Vieux continent ne seront pas atteignables.
Narratif autour du déficit d'électricité
L'argument paraît contre-intuitif. Pourtant, si l'on en croit sa directrice générale, Catherine MacGregor, miser uniquement sur l'électron « ferait peser trop de risques sur la résilience du système », a-t-elle affirmé devant la presse. Dans la trajectoire dévoilée lundi portant sur 15 pays au total, dont la France, le mix énergétique reposerait ainsi à 33% sur le vecteur gaz en 2050, notamment le biométhane (issu de la fermentation de matières organiques) et l'hydrogène (produit à partir d'électricité bas carbone, et dont la demande serait multipliée par 8 d'ici à 2050 !).
« L'idée de ce scénario, c'est d'abord de porter un narratif autour du déficit d'électricité qu'il y aura, selon Engie, lors des pointes de consommation. Et ainsi, d'imprimer dans l'opinion publique la nécessité de disposer de gaz, qui sera ''vert'' en 2050 si l'on en croit l'entreprise », glisse à La Tribune un spécialiste de l'énergie présent dans la salle.
Hasard du calendrier (et aubaine pour Engie), l'organisme chargé d'équilibrer à tout instant l'offre et la demande de courant en France, RTE, alertait d'ailleurs il y a quelques jours sur le risque de manquer d'électricité décarbonée dans les prochaines années. « Il va falloir activer tous les leviers possibles [...] sans idéologie ou dogmatisme », a ainsi souligné lundi la patronne d'Engie, préférant le « pragmatisme ». Avec, en creux, une ligne de mire bien précise : la prochaine loi de programmation énergie-climat, actuellement préparée par l'exécutif avec un premier texte attendu pour l'automne, et sur laquelle le groupe compte bien peser.
Le vecteur gaz en « back-up »
Et l'argumentaire s'avère bien huilé. Car selon le scénario d'Engie en question, la demande d'électricité augmentera de 80% en Europe d'ici à la moitié du siècle. Ce qui impliquera de multiplier par six la production de courant à partir de panneaux photovoltaïques et d'éoliennes, qui sont autant de sources d'énergie intermittentes - autrement dit, dont la contribution sur le réseau varie en fonction de la météo.
Par conséquent, il sera nécessaire de conserver des centrales à gaz pour offrir de la flexibilité au système, c'est-à-dire la capacité à atteindre l'équilibre entre l'offre et la demande à chaque heure malgré une production instable, fait valoir le groupe. Chiffres à l'appui : sans ce « back-up », il faudrait « développer 700 gigawatts (GW) d'électricité renouvelables en plus » et « 200 GW de batteries supplémentaires », avec à la clé un « surcoût de plusieurs de dizaines de milliards d'euros par an », assure Pierre-Laurent Lucille, chef économiste chez Engie.
Une analyse qui laisse néanmoins pantois certains observateurs. « La hausse de 80% des besoins d'électricité en Europe est présentée d'office comme inéluctable, alors que RTE, par exemple, propose une variante sobriété dans ses scénarios qui questionne davantage nos usages. Or, c'est dimensionnant : si l'on consomme moins d'énergie, notamment lors des pointes, on aura bien moins besoin de ce gaz », estime Phuc Vinh Nguyen, chercheur au centre Energie de l'Institut Jacques Delors.
Le groupe défend la « solution gaz » pour chauffer les bâtiments
D'autant que, selon Engie, le gaz ne sera pas mobilisé que pour tourner en « back-up » : dans son scénario, ce vecteur devra également participer à « décarboner le chauffage des bâtiments ». Sans quoi le système fera face à une demande considérable d'électricité supplémentaire lors des pointes, de 8 GW en 2035 et 12 GW en 2050, si l'on en croit les calculs de l'entreprise. Avec un manque à gagner « estimé à 2,7 milliards d'euros par an », assure Nicolas Lefebvre-Martin, directeur stratégie.
De quoi riposter face au gouvernement, lequel a lancé il y a quelques jours une consultation publique sur l'interdiction progressive des chaudières à gaz (qui équipent actuellement 12 millions de foyers en France), déclenchant l'ire de la filière.
« Quand vous remplacez une chaudière à gaz classique par une chaudière à Très haute performance énergétique (THPE), vous gagnez déjà 30% sur la consommation. En ajoutant le biogaz à plus long terme [...] on arrivera au même résultat en termes d'émissions de CO2 de manière beaucoup plus acceptable, et meilleure pour l'activité et l'emploi en France ! », a ainsi martelé lundi Claire Waysand, directrice générale adjointe du groupe.
Reste que, selon une chercheuse ayant requis l'anonymat, le groupe « minore les leviers de flexibilité dans le bâtiment pour justifier l'usage du gaz ». « Nombre d'analyses montrent que l'on peut garder la même pointe de demande d'électricité, voire la diminuer, tout en électrifiant massivement le chauffage. Cela passe notamment par des travaux d'isolation afin de consommer moins. Mais Engie n'est pas très ambitieux en la matière, avec un rythme de rénovations de 1,5% seulement par an d'ici à 2050 ! », poursuit cette source. Pour le groupe, au contraire, cette cadence signerait une « accélération très forte », alors que ce chiffre ne dépasse pas 0,3% aujourd'hui.
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