
C'est devenu un rituel. Chaque année depuis 2008, Larry Fink, le patron du très puissant gestionnaire d'actifs BlackRock, adresse une lettre ouverte aux entreprises dans lesquelles il est actionnaire. En 2020, sa lettre a marqué un tournant. Pour la première fois, Larry Fink affirme vouloir faire de la durabilité sa nouvelle norme d'investissement. Une révolution dans le monde de la gestion d'actifs.
Il y a quelques jours, le PDG de BlackRock s'est de nouveau prêté à l'exercice et a publié sa missive 2021, un cru très attendu après une année de crise sanitaire. Résultat, Larry Fink enfonce le clou : il enjoint toutes les entreprises dans lesquelles il a investi à se diriger vers la neutralité carbone à l'horizon 2050, engageant ainsi BlackRock sur la même trajectoire.
Concrètement, Larry Fink demande aux entreprises dans lesquelles il place l'argent de ses clients de "publier un plan indiquant comment leur modèle économique sera compatible avec une économie à zéro émission nette", c'est-à-dire une économie qui n'émet pas plus de CO2 qu'elle n'en retire de l'atmosphère.
"Aucune entreprise ne peut aisément élaborer de plan précis sur trente ans, mais nous pensons que toutes les entreprises - y compris BlackRock - doivent commencer dès aujourd'hui à se pencher sur la transition vers le zéro net", écrit-il.
Un signal majeur
Cette annonce constitue un signal majeur pour accélérer la transition écologique, qui nécessite une redirection massive des flux financiers pour accompagner la transition des acteurs les plus polluants. Selon la Climate Bond Initiative, il faudrait mobiliser 100.000 milliards de dollars d'ici à 2030 pour financer les infrastructures vertes compatibles avec l'Accord de Paris, qui vise à contenir le réchauffement climatique à 1,5°C. C'est plus que tous les actifs sous gestion dans le monde, soit 92.000 milliards de dollars en 2018.
La force du nouveau signal de Larry Fink est directement liée à l'influence considérable de BlackRock. Plus gros gestionnaire d'actifs de la planète, il gère plus de 8.600 milliards de dollars pour le compte d'investisseurs institutionnels, comme les fonds de retraites et les compagnies d'assurance, ou encore de collectivités locales ou de riches fortunes. Via les marchés mondiaux, cet argent est investi dans les plus grandes multinationales à l'image de Facebook et Apple, mais aussi la compagnie pétrolière ExxonMobil, par exemple. Au total, BlackRock est au capital de 40% des entreprises américaines et dans la moitié des sociétés du CAC40.
Reste que cette annonce, aussi majeure soit-elle, présente un certain nombre de limites. Anuschka Hilke, directrice du programme finance chez I4CE, l'Institut de l'économie pour le climat, les expose en ces termes :
"C'est très bien de prendre en compte le risque climatique dans la gestion du risque financier, mais gérer ces risques ne fait pas forcément avancer la transition. Notamment, parce qu'il y a des activités carbonées qui ne sont pas exposées directement à un risque financier à court terme. C'est le cas d'activités qui se développent dans le cadre d'un monopole ou d'un oligopole et pour lesquelles il n'y a pas forcément d'alternative. Il y a aussi des acteurs qui ont la capacité de transférer le surcoût lié au prix du carbone à leurs clients. Au-delà du risque financier, il faut donc procéder à une analyse secteur par secteur pour comprendre ce que signifie la transition bas carbone pour un secteur donné."
La gestion "passive", le grand bémol
Par ailleurs, BlackRock est régulièrement critiqué par les ONG pour la non exécution des bonnes intentions affichées. Dans une récente étude, l'association française Reclaim Finance rappelle ainsi que BlackRock gère encore quelque 85 milliards de dollars investis dans l'industrie du charbon.
"BlackRock détient encore des investissements dans 333 sociétés cotées qui travaillent dans le charbon", déplore Lara Cuvelier, auteure de l'étude.
Selon cette militante, la politique d'exclusion de BlackRock reste insuffisante. "BlackRock n'exclut que les entreprises qui tirent plus de 25% de leurs revenus du charbon thermique". Un seuil trop élevé selon l'ONG, qui plaide pour un seuil de 20% appliqué à la production d'électricité faite à partir du charbon, et non appliqué aux revenus de l'entreprise.
Autre grande limite de cette politique d'exclusion : BlackRock ne l'applique qu'aux actifs qu'il gère "activement". Or, la gestion "passive", qui consiste à créer des produits financiers suivant automatiquement les fluctuations d'indices boursiers, comme le CAC 40 par exemple, occupe une place prépondérante dans son activité.
"Sur les 8.677 milliards de dollars sous gestion, BlackRock ne gère 'activement' que 2.000 milliards de dollars", souligne Lara Cuvelier.
"Il est très difficile d'avoir un réel impact dans la gestion passive. Or, il y a un vrai enjeu pour le financement de la transition bas carbone car la gestion passive se développe de plus en plus parce qu'elle coûte beaucoup moins chère que la gestion active", complète Anuschka Hilke. "Globalement, très peu de gestionnaires d'actifs mettent en place des politiques d'exclusion sur leur gestion passive. Toutefois, en France, Amundi [groupe Crédit Agricole, Ndlr] mène des réflexions sur ce sujet", note Lara Cuvelier.
L'engagement actionnarial encore trop peu exploité
Enfin, BlackRock est aussi critiqué pour son inaction en matière d'engagement actionnarial, qui consiste, pour les actionnaires, à pousser les entreprises vers des modèles plus durables via un jeu d'influence.
"BlackRock, malgré ses annonces passées, a peu voté les résolutions visant la stratégie des dirigeants d'entreprise et a plutôt soutenu le management", pointe Anuschka Hilke. "Or, du fait des parts importantes qu'il détient dans les entreprises, BlackRock joue un rôle clé. Au-delà de sa propre position, il peut créer un effet signal très puissant sur d'autres investisseurs et les amener à voter pour ou contre une résolution. Ce n'est pas anodin", poursuit-elle.
Dans sa nouvelle missive, Larry Fink promet d'adopter, entre autres, une approche plus rigoureuse envers les entreprises dont il est actionnaire. Il prévoit de suivre avec attention celles présentant "un risque climatique particulièrement important". Et en cas d'efforts insuffisants, il pourrait voter contre les dirigeants ou désinvestir, c'est-à-dire retirer complètement son argent du capital de l'entreprise.
"Cette seconde alternative n'a un impact que si une masse critique est désinvestie, prévient Anuschka Hilke. Sinon, cela peut potentiellement avoir un effet négatif car d'autres investisseurs peuvent racheter les parts, sans pour autant faire de l'engagement. Toutefois, nous ne savons pas où se situe ce seuil critique et il n'a jamais été atteint, même sur d'autres sujets d'engagement actionnarial", explique la spécialiste.
Une accélération, mais pas encore de mouvement de masse
BlackRock n'est pas le seul acteur financier à s'engager pour accélérer le financement de la transition. Depuis la COP21, en 2015, les engagements se multiplient. Plusieurs grandes coalitions ont vu le jour. C'est le cas, par exemple, de l'alliance Net-Zero Asset Owner, qui rassemble des investisseurs institutionnels, comme la Caisse des Dépôts, qui s'engagent sur la neutralité carbone de leur portefeuille d'investissements d'ici 2050.
Outre les initiatives individuelles, la mobilisation collective est aussi à l'œuvre du côté des banques. En 2018, ING, BBVA, Société Générale, Standard Chartered et BNP Paribas se sont engagées collégialement pour le climat à l'occasion de la COP24 de Katowice, en Pologne. L'initiative, baptisée Collective Commitment to Climate Action (CCCA), regroupe aujourd'hui une quarantaine de banques. "Ce que l'on a observé en 2020, c'est une dynamique de plus en plus sérieuse avec la mise en place d'objectifs et de protocoles communs au sein de grandes coalitions", note Anuschka Hilke. Selon elle, la dynamique s'accélère, "mais elle n'englobe pas encore tout le secteur".
"Quelques acteurs sont en pointe sur le financement de la transition, mais il n'y a pas de mouvement de masse et beaucoup d'acteurs sont encore à la traîne, regrette-t-elle. "Par ailleurs, on mesure encore très peu d'effets positifs. Le secteur financier met très souvent en avant les poches vertes autour des green bonds, des fonds verts ou des indices verts, mais c'est une poche minuscule, qui représente moins de 1% des encours".
La formation, indispensable pour accélérer
Au-delà de ce constat, le secteur financier se heurte à des méthodes de mesure complexes et très hétérogènes. "En matière de standardisation, nous n'y sommes pas du tout. Les outils sont très lacunaires et, selon nos recherches, aucune approche aujourd'hui ne répond de manière satisfaisante aux différents enjeux, que ce soit l'alignement des portefeuilles, le risque de transition et le risque physique", atteste Anuschka Hilke.
Autre grand bémol selon la spécialiste, le manque de formation.
"Aujourd'hui, les acteurs financiers ne sont pas formés aux questions du climat et de la transition. On ne peut pas attendre d'eux qu'ils gèrent bien cette question s'ils ne comprennent pas les méthodologies et les enjeux."
Sur ce point, décisif pour accélérer le financement de la transition, une nouvelle étude d'I4CE montre que la réglementation financière pourrait jouer un rôle clé. Les régulateurs pourraient notamment inscrire les attentes de formation sur le climat dans les attentes de supervision et engager des actions pour vérifier que les acteurs financiers progressent effectivement sur ce sujet.
Sujets les + commentés