« Il faut comprendre que, si la ressource eau est illimitée, elle n’est pas infinie » (Agathe Euzen)

L’eau douce est une ressource sous tension, comme l’explique Agathe Euzen, responsable de la Cellule Eau du CNRS qu’elle a créée il y a un an. Ses recherches portent sur les perceptions et représentations de l’eau dans l’environnement et de leur lien avec les pratiques de la vie quotidienne. Forte de sa double formation en sciences de l’environnement et en sciences sociales, elle nous éclaire sur l’enjeu majeur que représente la préservation de ce précieux liquide sans lequel aucune vie n’est possible. (Cet article est issu de T La Revue n°10 - "Pourquoi faut-il sauver l'eau ?", actuellement en kiosque).
(Crédits : DR)

Pourquoi le CNRS a-t-il décidé de créer une Cellule Eau ?

Parce que l'eau est un enjeu primordial. De nombreux chercheurs travaillent sur cette thématique sous des angles extrêmement variés qu'il est fondamental de mettre en valeur. Or, pour répondre aux enjeux d'aujourd'hui et surtout de demain, il nous est apparu nécessaire de rendre visibles les travaux de recherche et les compétences du CNRS dans ce domaine, ainsi que les partenariats existants avec le monde socio-économique. Cette Cellule Eau a permis d'identifier plus de 210 laboratoires sur les 1 100 du CNRS, soit plus de 2 900 chercheurs qui travaillent d'une manière ou d'une autre sur l'eau.

Quel est son rôle ?

C'est le point d'entrée pour les autres organismes de recherche, les instances d'État et gouvernementales, comme les Agences de l'Eau, et l'ensemble des acteurs privés concernés. Par exemple, je l'ai présentée à plusieurs reprises auprès de régions mais aussi de Fédérations et d'entreprises avec lesquelles le CNRS développe des collaborations. Il s'agit de s'appuyer sur les forces locales en les inscrivant à l'échelle nationale pour co-construire des actions, par exemple sur les micropolluants ou les impacts locaux dus au dérèglement climatique à l'échelle d'une région.

Quels sont les dangers majeurs qui menacent l'eau et sur lesquels il faut agir rapidement ?

Nous devons comprendre que, si la ressource est illimitée - car elle suit un cycle - elle n'est pas infinie. Le cycle de l'eau permet son renouvellement, mais il est déréglé par le réchauffement climatique et les pressions anthropiques (facteur de stress d'origine humaine provoquant des perturbations, des dommages ou la perte d'un ou plusieurs composants d'un écosystème de manière temporaire ou permanente, N.D.L.R.). Nous sommes face à des phénomènes de réchauffement dans certaines régions qui ont des conséquences sur les précipitations et sur l'exacerbation de phénomènes extrêmes de type inondations ou sécheresses. La saisonnalité des précipitations change, ce qui impacte la logique de recharge spécifique, en hiver notamment. Un changement qui se répercute sur les nappes phréatiques et sur l'écoulement et le débit des cours d'eau. Si on prélève à outrance, on vide les nappes et les cours d'eau. Cela qui conduit à des concentrations plus fortes d'intrants et d'effluents dans les milieux. Sachant que les territoires sont inégaux devant ce dérèglement : certains absorbent plus rapidement les pollutions que d'autres.

Par exemple ?

En Bretagne, malgré les efforts des agriculteurs pour réduire leur impact, les sols ont une mémoire et ne peuvent pas digérer assez vite cette pollution qui existe depuis longtemps. Les territoires sont très contrastés du point de vue géologique et climatique. C'est pourquoi il faut une gestion globale qui prenne davantage en considération les singularités locales. En sachant que nous sommes aussi sur une logique de déclinaison nationale d'une règlementation européenne. Il faut jongler avec des règlements globaux par rapport à des besoins et réalités locaux. Comme avec la politique agricole commune (PAC), qui ne prend pas en compte la disponibilité de la ressource et nécessiterait une révision des pratiques agricoles au regard de la répartition des ressources et de leur vulnérabilité.

Comment alerter les décideurs sur ces conflits d'intérêts entre préservation de l'eau et besoins de l'agriculture ?

C'est justement un des objectifs du programme OneWater - Eau Bien Commun, qui vise à changer de paradigme en plaçant l'eau comme bien commun. J'ai coutume de dire qu'il faut reconnaître l'eau pour elle-même et non plus comme étant « au service de ». Ce programme d'une durée de dix ans lancé le 16 mars dernier et doté d'un financement de 53 millions d'euros est copiloté par le CNRS, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et l'INRAE avec dix partenaires (Ifremer, Institut de recherche pour le développement [IRD], Météo France et sept universités). Il s'agit d'un des quatre programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR) exploratoires retenus par le gouvernement dans le cadre du quatrième Plan Investissements d'Avenir (PIA4) France 2030. En 1964, la loi sur l'eau a favorisé la gestion par bassins hydrographiques, ce qui a débouché sur les six Agences de l'Eau et une gestion intégrée impliquant les différents acteurs. Une organisation qui a donné de bons résultats mais qu'il faut désormais adapter aux changements globaux et aux singularités des territoires : dérèglement climatique, pressions anthropiques, dégradation de la biodiversité, vulnérabilité des écosystèmes aquatiques, apparition de nouveaux polluants, etc.

Quels types d'actions propose ce dispositif ?

Il s'agit de relever six défis scientifiques et techniques. Anticiper l'évolution de la ressource pour permettre l'adaptation des territoires, considérer l'empreinte des activités humaines et phénomènes naturels sur l'eau, favoriser son rôle de sentinelle pour mesurer l'état de santé de l'environnement et des sociétés humaines, proposer des solutions pour accroître l'adaptabilité des écosystèmes, accompagner la transition socio-écologique afin de favoriser une société plus sobre et plus résiliente, collecter et partager l'ensemble des données sur une plateforme unique.

Ce programme pourra-t-il être appliqué malgré la résistance des lobbys ?

Si on ne fait rien, nous n'aurons rien. Nous sommes là pour essayer de faire bouger les choses. Et nous avons besoin à la fois de faire valoir les connaissances scientifiques et de l'appui des politiques pour réussir.

Mais ceux-ci sont-ils vraiment conscients des enjeux ?

Oui et non. Je pense qu'ils entendent mais ne veulent pas toujours voir. Ils sont parfois dans le déni et ont d'autres priorités. De plus, les temporalités ne sont pas les mêmes, entre les élections qui rythment la vie politique et les enjeux à long terme. La guerre en Ukraine a permis de déverrouiller rapidement un certain nombre de décisions. En revanche, une fois qu'une grande inondation a disparu des actualités, il ne se passe rien.

Pourtant, la fréquence de ces catastrophes s'est accélérée, avec des dégâts de plus en plus considérables. Comment stopper cette spirale infernale ?

Les phénomènes extrêmes - inondations, ouragans, sécheresses - se multiplient et sont plus puissants. Mais agir contre ces effets délétères du dérèglement revient à remettre en cause un système où le rendement et la rentabilité économique sont prépondérants. Or, c'est la société que nous avons construite et sur laquelle nous avons développé nos croyances sur le pouvoir, la réussite et notre représentation du bien-être.

Que va-t-il se passer durant les dix ans à venir si cette inertie perdure ?

Ceux qui sont persuadés que la technique est la solution sont encore trop nombreux. Mais si c'était le cas, cela se saurait. Il faut accepter que c'est uniquement en mobilisant l'ensemble des connaissances que nous arriverons à trouver les solutions les mieux adaptées à une question particulière, un lieu précis et à un moment donné. Cela veut dire passer par des technologies plus sobres et adaptées à des besoins qui changent, mais aussi repenser nos pratiques, nos façons de produire et nos manières de voyager, de nous loger, de nous nourrir, etc. Et ce à l'échelle individuelle mais aussi à celle des gestionnaires, qui doivent prendre leur responsabilité et aider les acteurs économiques à faire évoluer leurs pratiques.

La fonte des glaciers en cours va-t-elle également perturber le cycle de l'eau ?

Oui, avec des phénomènes d'écoulement qui provoquent des inondations, une recharge moins progressive des cours d'eau et une disponibilité moindre de la ressource durant l'ensemble de l'année, par exemple pour l'irrigation. Les glaces qui reculent, c'est un stock d'eau en moins qui aura des conséquences sur les socio-écosystèmes (ensemble d'acteurs, humains et non humains qui ont des propriétés adaptatives, N.D.L.R.).

La surface des zones humides régresse. Avec quelles conséquences ?

Le processus d'assèchement date du Moyen Âge, en raison des croyances de l'époque sur les eaux stagnantes considérées comme putrides et malsaines. On assiste aujourd'hui à une réhabilitation de ces zones qui jouent un rôle d'éponge avec une biodiversité endémique à ces milieux. C'est plutôt positif, à condition de préserver aussi l'existant, ce qui ne correspond pas toujours aux projets des aménageurs...

Existe-t-il en France une menace sur la qualité de l'eau potable ?

Nous avons la chance de disposer d'une eau potable de bonne qualité. Aujourd'hui, plus de deux milliards de personnes dans le monde n'y ont pas accès. Mais nous sommes confrontés à d'énormes problèmes de dégradation de l'eau brute (avant traitement) liés entre autres aux nouveaux polluants chimiques. Cosmétiques, ciment, pneus... la chimie est partout. On crée sans arrêt des matières avec des composants dont on ne connaît pas encore les conséquences sur la santé humaine et la santé de l'environnement.

Les guerres de l'eau sont-elles inéluctables ?

Elles ont déjà commencé, dans la région de l'Euphrate, au Moyen-Orient, au Soudan, etc. C'est l'histoire de Manon des sources : vous captez la source en amont et il n'y a plus d'eau en aval. Or, si on peut survivre assez longtemps sans nourriture, sans eau, la durée de vie dépasse rarement trois jours.

Vous êtes intervenue au 9e Forum mondial de l'eau à Dakar en mars. Qu'en avez-vous retiré ?

Ce fut un moment important pour rappeler l'importance de l'eau à l'échelle mondiale, sa vulnérabilité face au dérèglement climatique, aux risques de pressions anthropiques et aux enjeux géopolitiques. Ce forum a été l'occasion de montrer une grande diversité d'initiatives portées par des acteurs locaux, des élus et autres acteurs du monde socio-économique pour répondre aux enjeux actuels et à venir liés à l'eau et à toutes les échelles. Il a été l'occasion de rappeler l'importance de mieux connaître pour agir, de renforcer ces initiatives et de les porter au plus haut niveau pour une réelle inscription dans l'agenda politique à tous les niveaux. Il faut continuer à œuvrer ensemble pour que l'eau, cet élément vital, soit effectivement envisagée comme un bien commun pour tous.

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Article issu de T La Revue n°10 spécial "eau" actuellement en kiosque et disponible sur notre boutique en ligne

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Commentaires 5
à écrit le 10/07/2022 à 3:57
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Quelqu'un peut il expliquer comment quelque chose d'illimité peut être fini? C'est bien de faire des phrases, mais c'est mieux de leur donner un sens....

à écrit le 09/07/2022 à 22:33
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On motive des recherches pour motiver le retard d'intervention!

à écrit le 09/07/2022 à 9:39
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On ne sait pas gerer l'eau en France. Des qu'on a une inondation, un exces de pluie, on balance tout a la mer le plus vite possible. Il faut creer des retenues, des bassins d'infiltration, remplir les nappes phreatiques, puis pomper si on en a besoi...

le 09/07/2022 à 11:04
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A priori on sait quoi faire mais à chaque fois on se heurte au veto des Écolos -moins de 5% des voix aux dernières élections- qui nous disent que l’on ne peut rien toucher car mortel pour la biodiversité !!

le 09/07/2022 à 15:24
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Quand une ville est inondée, vous aspirez l'eau boueuse charriant quantité de saletés (égouts qui débordent) et la mettez où ? Ce sont des quantités énormes, voire gigantesques si ce n'est pharaoniques d'un coup. L'eau qui peut s'infiltre dans le sol...

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