Les industriels du nucléaire attendaient de pied ferme un signal politique fort pour les conforter dans leur stratégie de construction de nouveaux EPR. En premier lieu EDF, qui s'était déclaré lundi « prêt » à honorer une commande de ce type en France. C'est peu dire que le calendrier s'est accéléré : il a suffi de près de vingt-quatre heures après cette affirmation pour que le feu vert soit officiellement donné. En effet, mardi soir, lors de son allocution télévisée, Emmanuel Macron a indiqué qu'il entendait bel et bien relancer l'atome sur le territoire national.
« Nous allons, pour la première fois depuis des décennies, relancer la construction de réacteurs nucléaires dans notre pays, et continuer de développer les énergies renouvelables », a indiqué le chef de l'Etat lors de son adresse aux Français, dans un discours aux airs de campagne présidentielle.
Dès le lendemain matin, le PDG d'EDF, Jean-Bernard Lévy, a répété la préparation de son groupe alors qu'il était auditionné au Sénat. « EDF a beaucoup travaillé avec la filière nucléaire pour pouvoir affirmer que nous sommes prêts. Nous sommes prêts », a-t-il assuré.
Cartographie des compétences
Et pour cause, si elle s'est félicitée de cette annonce de la part de l'exécutif, la filière ne l'a pas attendue pour agir. Après les déboires du seul EPR français, celui de Flamanville en travaux depuis 2007, EDF avait en effet lancé l'an dernier un plan « d'excellence industrielle » (Excell) comprenant 25 engagements pour restaurer la « confiance » dans ce secteur historique. Car son véritable chantier consistait à s'assurer que toutes les compétences seront bien au rendez-vous d'une relance, alors qu'il peine aujourd'hui à recruter sur une dizaine de métiers en tension. Parmi eux : électriciens industriels, chaudronniers, mécaniciens spécialistes des machines tournantes ou encore soudeurs.
« Le but était notamment de former sur la construction du nucléaire, pour convaincre que le chaos de Flamanville n'était pas inévitable. Et ainsi de remédier à la perte de savoir-faire dans le coulage de béton, les soudures, ou encore au manque de flexibilité dans les procédures, par exemple », explique Nicolas Goldberg, consultant senior Energie chez Colombus Consulting.
Et ce, en anticipant toute décision politique. Fort de sa stratégie, EDF a ainsi multiplié les partenariats avec des lycées, afin de proposer des formations diplômantes dans plusieurs régions. Il manquait cependant au groupe une vision d'ensemble des savoir-faire précis en cas de relance de l'atome. Pour y répondre, le Groupement des Industriels Français de l'Energie Nucléaire (GIFEN), a publié il y a quelques mois sa cartographie des compétences dans le nucléaire, subventionné à hauteur de 1,5 million d'euros par l'Etat. De quoi donner à la filière les cartes pour enclencher une véritable mécanique industrielle.
Études de design et choix de sites
Et ce n'est pas tout. Au-delà de ce travail prospectif, EDF avait remis au printemps un rapport sur le possible lancement de trois paires d'EPR, et identifié fin 2020 quatre sites capables de les accueillir : à la centrale de Penly (Seine-Maritime), de Gravelines (Nord), ainsi que dans la région Rhône-Alpes (à Bugey ou au Tricastin). Une manière de préparer le terrain, avant un retour en grâce de l'atome sur le territoire national, en plus des 56 réacteurs déjà installés.
« Il s'agit de créer des installations nucléaires sur des lieux qui en disposent déjà. Ainsi, une fois que la décision sera prise, toute la dynamique sera déjà mise en place », avance Emmanuel Autier, associé Energie chez BearingPoint.
Surtout, le groupe a déjà bien avancé sur la structure même de ses EPR 2, qui devront éviter les écueils de celui de Flamanville. « Des études de design ont déjà été envoyées à l'ASN [Agence de sûreté nucléaire, ndlr], pour faire valider les évolutions depuis l'EPR 1 », précise Nicolas Goldberg. « Les travaux sont largement entamés chez Framatome et EDF », abonde Emmanuel Autier.
Pour ce faire, le retour d'expérience à la suite de l'échec de la tête de série s'avère précieux pour la filière, qui assure que la suite sera plus fructueuse. « C'est fondamental. Le chantier de l'EPR de Taishan en Chine, qui a mieux fonctionné que celui de Flamanville, a appris des déboires de ce dernier. Sans compter qu'il y aura un effet de série : plus on construira de réacteurs, plus on saura le faire », fait valoir Emmanuel Autier.
La question épineuse du financement
A cet égard, lancer de nouveaux EPR en France constituera pour EDF un « défi industriel » plus que technologique, estime Nicolas Goldberg. Surtout, se posera la question fondamentale du financement d'un tel programme - le gouvernement n'ayant cependant pas encore précisé le nombre d'EPR prévus. Celui de Flamanville, lui, avait été payé sur fonds propres par EDF, ce qui avait creusé encore un peu plus la dette du groupe. « Comment tout cela peut-il se financer puisque chacun sait qu'EDF est extrêmement endetté ? », a ainsi souligné ce matin Jean-Bernard Lévy devant les sénateurs. Pour rappel, fin 2020, la dette nette du groupe s'élevait à près de 42 milliards d'euros.
« C'est le véritable noeud selon moi. Cette fois, il faudra forcément des financements de la part de l'Etat, et cela nécessitera de construire un modèle. Est-ce que ça va passer par une structure séparée des activités d'EDF en concurrence ? Par une prise de participation directe de l'Etat dans ces réacteurs ? Par un complément de rémunération avec le marché ? », s'interroge Nicolas Goldberg.
La Cour des comptes avait déjà pointé l'an dernier l'enjeu financier « majeur » de la construction de six EPR de nouvelle génération (EPR2), chiffrant le coût à 46 milliards d'euros, soit environ 7,6 milliards d'euros chacun (contre 19,1 milliard pour celui de Flamanville).
Recettes des réacteurs
Dans cette même veine, Jean-Bernard Lévy s'est aussi questionné nature des recettes de ces réacteurs. Concrètement, au moment où un EPR est construit, l'Etat qui a porté l'industriel pourrait décider de s'engager sur un coût et un prix d'achat de l'électricité qui sera produite par ce réacteur, afin de s'assurer que ceux-ci ne soient pas trop bas. « L'idée serait de décider de contrats de long terme avec les industriels pour garantir un prix fixe de l'électricité, afin d'avoir une visibilité en la matière », précise Emmanuel Autier.
Mais quelque soit le procédé choisi, il devra être validé par la Commission européenne. A cet égard, « un jeu de long terme sur la planification du prix auquel l'énergie sera distribuée va se mettre en place, avec des négociations entre la France et la Commission, dans un subtil jeu d'équilibre », fait valoir Emmanuel Autier.
« Il y a un vrai sujet autour de la régulation, avec la question de l'éventuelle réforme d'EDF, qui sera sûrement abordé en-dehors de la campagne présidentielle. Mais le débat public qui aura lieu en France devra prendre en compte ces questions complexes », ajoute Nicolas Goldberg.
Sur ces points techniques, l'inclusion du nucléaire dans la taxonomie verte de l'Union européenne, qui servira à aiguiller les investisseurs vers les activités bénéfiques pour le climat, pourrait bien faciliter la tâche aux industriels de l'atome. Mais sur ce sujet-là non plus, en dépit d'un lobbying intense, rien n'est encore joué.
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