À six mois de l'élection présidentielle, le dossier promet de peser lourd dans les discussions à venir sur le mix énergétique de la France. Et pour cause, à rebours des promesses de court terme essaimées pendant la campagne, les candidats à l'Elysée doivent se positionner sur un sujet aussi technique que déterminant pour le futur du pays, à l'heure où son parc nucléaire historique vieillit : relancer l'atome en remplaçant des réacteurs en fin de vie, ou en sortir définitivement au profit du tout renouvelables. Tandis que Yannick Jadot (EELV), Jean-Luc Mélenchon (LFI) et Anne Hidalgo (PS) plaident pour la seconde option, Xavier Bertrand (LR) encense l'atome autant qu'il dénigre les éoliennes, à la production intermittente.
Emmanuel Macron, lui, semble avoir choisi une autre voie. Lors de la présentation du plan « France 2030 » le 12 octobre dernier, le chef de l'État a assuré que l'Hexagone, « en même temps » que le développement des énergies renouvelables, avait « encore besoin » du nucléaire bas carbone, et annoncé une enveloppe d'un milliard d'euros pour développer des petits réacteurs nucléaires, les SMR. Un premier soutien fort à la filière avant une possible annonce, pour le moins attendue, de la construction de 6 nouveaux EPR, ces réacteurs de troisième génération. Et ce, alors même que le premier en chantier, celui de Flamanville, accumule plus de dix ans de retard et devrait être mis en service fin 2022.
La vaste étude du gestionnaire national du réseau de transport d'électricité (RTE) sur le mix énergétique de la France en 2050, lancée il y a deux ans à la demande du gouvernement et publiée ce lundi 25 octobre, semble lui donner raison. Nul doute, en tout cas, que l'exécutif saura s'appuyer sur ses conclusions pour légitimer sa politique en la matière. Car parmi les multiples enseignements de ce gigantesque travail prospectif, l'un des principaux messages détonne avec les antagonismes qui ont marqué jusqu'ici les propositions des candidats : pour atteindre la neutralité carbone en 2050, les renouvelables représentent une nécessité absolue, et le nucléaire un atout. Autrement dit, le mix le moins coûteux, le moins risqué au vu de la trajectoire climatique, et le plus facilement atteignable d'ici à 30 ans au regard des technologies actuelles, ne repose pas que sur l'une de ces sources d'énergie... mais bien sur les deux.
Une hausse de la consommation d'électricité
Pourtant, RTE retient pas moins de six scénarios techniquement possibles pour atteindre le zéro émission nette en 2050, dont certains sans aucun nouveau nucléaire, divisés en deux « familles ». Concrètement, trois d'entre eux misent en partie sur une relance de l'atome (avec jusqu'à 14 EPR supplémentaires), quand les trois autres ne tablent sur aucun nouveau réacteur (et reposent surtout sur le solaire ou sur l'éolien). L'un d'eux suppose même une fermeture de toutes les centrales nucléaires actuelles, tout en atteignant la neutralité carbone d'ici à 30 ans. Au-delà de la technique, le choix de la trajectoire à retenir sera donc politique. Néanmoins, plusieurs critères économiques et environnementaux semblent jouer en faveur des premiers.
Afin de comprendre pourquoi, il faut se rendre compte que, dans tous les cas de figure, l'électricité deviendra « la base du système », puisqu'elle représentera plus de la moitié (55%) du bouquet énergétique français. Un changement de paradigme fort, alors que la consommation finale d'énergie en France dépend encore à 63% de la combustion d'énergie fossile, soit plus de 1.200 TWH, tandis que le courant est largement minoritaire.
« Cela repose sur la restructuration des réseaux électriques, car l'électricité va devenir la principale source d'énergie, en substitution du pétrole », explique Thomas Veyrenc, directeur de la stratégie et de la prospective chez RTE.
Ainsi, si les six scénarios gagent sur une diminution drastique de l'utilisation d'énergie thermique, la consommation d'électricité bondira elle de 475 TWh aujourd'hui à 645 TWh dans la trajectoire de référence. Résultat : pour produire toute cette électricité et assurer la sécurité d'approvisionnement, le plus économique sera de diversifier le mix. Autrement dit, de « maintenir les centrales nucléaires en fonctionnement et de développer le plus rapidement les énergies renouvelables matures », fait valoir Xavier Piechaczyk, président du directoire de RTE.
Les coûts systémiques associés aux renouvelables
Car si les coûts de production des deux familles de scénarios sont « approximativement équivalents », un bouquet intégrant une très forte part de renouvelables nécessiterait en fait de déployer des flexibilités importantes, avec « plus d'incertitudes » sur la trajectoire zéro émissions qu'un mix combinant nucléaire et renouvelables. Et pour cause, les éoliennes et autres panneaux solaires produisent de l'électricité de manière intermittente et moins concentrée sur le territoire, ce qui exige de développer le stockage, à la fois hydraulique et par batterie, les interconnexions... mais aussi les centrales thermiques. Ainsi, les trois scénarios sans relance du nucléaire supposent une capacité « de 40 à 60 centrales thermiques », ce qui impliquerait de « doubler voire de tripler leur nombre par rapport à aujourd'hui », précise Thomas Veyrenc. Résultat : une fois ces coûts intégrés, les scénarios avec du nouveau nucléaire deviennent largement plus compétitifs.
Le besoin de construire de nouvelles centrales thermiques assises sur des stocks de gaz décarboné reste important si la relance nucléaire est minimale, et devient coûteux si l'on tend vers les 100% d'énergie renouvelable », précise ainsi Xavier Piechaczyk.
Au global, l'écart de coûts serait en moyenne de l'ordre de « 10 milliards d'euros par an ». Dans le détail, le scénario 100% renouvelable coûterait 77 milliard d'euros, contre 59 milliards pour celui à l'autre bout du spectre de forte relance du nucléaire.
Un calcul aussitôt critiqué par Yannick Jadot : « L'incertitude sur les coûts du nouveau nucléaire est très forte. Les coûts considérés pour le futur nucléaire ne sont pas prouvés et n'ont jamais été rencontrés dans la réalité. Ils se basent sur de nouvelles hypothèses très optimistes de l'Etat (50 milliards d'euros pour 6 EPR alors que l'EPR de Flamanville n'est toujours pas en exploitation et coûtera plus de 12,4 milliards d'euros hors frais bancaires et 19 milliards d'euros avec les financements) », alerte le candidat dans un communiqué.
« La Cour des comptes alertait pourtant en 2020 : « On ne peut pas établir avec un degré raisonnable de certitude que les économies de construction de futurs EPR2 par rapport au coût de construction d'EPR de type Flamanville se matérialiseront »
Reste que, selon les estimations de RTE, la conclusion serait la même y compris si les coûts des EPR2 restaient proches de ceux de l'EPR de Flamanville, dont la facture a explosé. « L'avantage économique à réaliser une base nucléaire minimale a été retrouvé dans la quasi totalité de nos variantes, en prenant en compte le traitement des déchets et le démantèlement des centrales dans les coûts du nucléaire », développe Thomas Veyrenc.
(Le scénario M23 s'appuie sur le développement des EnR, notamment de l'éolien, avec une exploitation du nucléaire existant, et le scénario N2 y ajoute la construction de 14 nouveaux EPR). © RTE
Par ailleurs, pour le syndicat des industriels de la filière du nucléaire (Gifen), l'argument du coût ferait plutôt pencher la balance en faveur de la relance de l'atome, plutôt que pour son lent abandon. « Plus on construit de réacteurs, moins ça coûte cher », fait valoir Cécile Arbouille, sa présidente.
« L'effet de série nous est bénéfique. Si Flamanville est si cher, c'est parce qu'on a commencé le chantier 15 ans après que la dernière centrale nucléaire ne soit construite en France. Cette interruption et la complexité accrue ont fait qu'on a dû reprendre des soudures, des morceaux de génie civil... autant savoir-faires perdus qui ont fait gonfler la facture », assure-t-elle.
Surtout, le scénario 100% renouvelable miserait sur plus de « paris technologiques », afin de pallier à cette intermittence. Car pour coller aux ambitions climatiques, les centrales thermiques en question devraient tourner à l'hydrogène décarboné (ou tout autre gaz renouvelable). Ce qui nécessiterait non seulement encore plus d'électricité, mais n'offre surtout aujourd'hui aucune certitude sur la capacité à arriver à un modèle éprouvé en la matière d'ici à 2050.
Aucun scénario ne table sur moins de 50% d'énergies renouvelables
Attention néanmoins : il ne s'agit dans aucun des scénarios de donner plus de place au nucléaire qu'aux renouvelables, alors que d'éventuels nouveaux réacteurs ne seraient de toute façon pas prêts avant 2035. Car pour décarboner le système énergétique tout en garantissant la sécurité d'approvisionnement, l'éolien et le solaire photo-voltaïques seront incontournables, et devront couvrir « au minimum 50% de notre consommation d'électricité en 2050 », fait valoir RTE. Pour l'heure, la loi française fixe un objectif de 40% de production d'électricité à partir des énergies renouvelables d'ici à 2030, contre moins d'un quart aujourd'hui.
« Dans tous les cas, on a besoin d'un socle minimal d'énergies renouvelables. Le scénario qui contient le plus de nucléaire en comporte 50%, et le reste vient du solaire solaire (70 GW), de l'éolien sur terre (40 GW), et de l'éolien en mer (22 GW) », précise Xavier Piechaczyk.
Un constat d'autant plus fort que les éoliennes et les panneaux solaires entraînent en fait très peu d'artificialisation des sols, rappelle RTE. « C'est pourtant le sujet le plus polémique, notamment pour l'éolien, avec des débats brûlants sur son impact sur les sols lors des concertations que nous avons menées », avance Xavier Piechaczyk. Sans surprise, la question principale sera celle de l'acceptabilité, alors que la production d'énergie promet d'être « plus visible demain » par rapport au modèle actuel d'extraction des fossiles à l'étranger, et de concentration de grandes centrales nucléaires à des points précis sur le territoire.
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Encadré : Le niveau de demande d'énergie en 2050, une question cruciale
L'une des hypothèses principales sur laquelle ces scénarios s'appuient est le niveau de la consommation d'énergie en 2050. En effet, sur ce marché, l'idée est que la demande détermine l'offre, et non l'inverse. Dans son scénario de référence, RTE s'est basé sur la trajectoire SNBC présentée par le gouvernement (Stratégie nationale Bas Carbone), qui mise sur une consommation de 930 TWh d'ici à 30 ans, contre 1.600 TWh aujourd'hui - soit une baisse de 40% de l'énergie consommée. Cette réduction serait compensée en partie par une hausse de 35% seulement de la demande en électricité, qui passerait de 475 à 645 TWh. Ce scénario supposerait donc d'améliorer nettement l'efficacité énergétique, en passant par différents moyens, comme la rénovation des bâtiments, la progression technologique sur certains équipements (éclairage, électroménager, informatique) ainsi que l'électrification, donc un gain d'efficacité sur les moteurs thermiques.
© RTE
Reste que d'autres voies ont été étudiées, y compris un scénario « sobriété », où l'efficacité énergétique se couplerait avec un changement encore plus marqué de modèle, afin d'économiser le plus possible d'électricité. La consommation de celle-ci augmenterait quand même, mais seulement de 60 TWh, pour atteindre 555 TWh en 2050. Une voie qui « suppose des modifications profondes des comportements », estime Xavier Piechaczyk.
Le candidat d'EELV, Yannick Jadot, propose lui d'aller plus loin encore et de sortir de l'« ébriété technologique », en diminuant la demande d'électricité dans le scénario de référence à 543 TWh. « La baisse de la consommation est de loin le premier bouclier énergétique pour citoyens », a-t-il déclaré la semaine dernière, arguant que ces 100 TWh en moins par rapport à la trajectoire de référence de RTE équivaudrait à « une dizaine d'EPR et une quinzaine ou vingtaine de réacteurs existants » - qui n'auraient par là-même plus besoin de fonctionner.
Enfin, RTE propose également un scénario plus énergivore, de « réindustrialisation profonde » de la France. Alors que la trajectoire de référence prévoit un maintien à 10% du PIB de l'industrie manufacturière, ce chemin la pousse lui à 12-13% du PIB. « Le but serait de créer des emplois et de relocaliser une partie de la production en France, où l'électricité est très décarbonée, plutôt que de faire produire dans pays très émetteurs », justifie RTE. Le gestionnaire de réseau se garde cependant de prendre position, bien conscient que le sujet déchaîne les passions.
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