Convois de tracteurs, opérations escargots et banderoles aux slogans chocs : ces dernières semaines, la grogne du monde agricole sur les routes françaises tranche avec le silence, en coulisse, de la mise au point de la future politique agricole commune (PAC). Au moment où sa déclinaison nationale pour 2023-2027 se décide derrière le rideau du ministère, les manifestants espèrent peser sur les négociations.
Car pour les agriculteurs, en première ligne, l'enjeu de la distribution de ces aides de l'Europe est crucial. Avec ses 386 milliards d'euros de budget, la PAC orientera bon nombre des conditions de leur exploitation - des revenus perçus à l'évolution des pratiques. Et force est de constater que, depuis sa première version en 1962, le vent a tourné. Le but affiché n'est plus seulement d'assurer la sécurité alimentaire du continent, en fléchant les financements vers une production intensive au rendement maximal. Mais de s'attaquer à un nouveau champ de bataille, presque antagonique à l'objectif originel : celui de la transition écologique d'un système agro-alimentaire pointé du doigt pour son empreinte environnementale. Alors qu'en juin dernier, la Cour des comptes européenne déplorait l'impact « négatif, limité ou inconnu » de l'actuelle PAC sur le maintien de la biodiversité, la Commission européenne d'Ursula von der Leyen entend marquer le coup.
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Mais la question du couplage des aides à des nouveaux critères écologiques fait des émules, déchirant des agriculteurs en proie à la guerre des prix, et pour qui les priorités sont parfois ailleurs. La pomme de la discorde tient en un mécanisme, dégainé par l'Union pour la prochaine PAC : les éco-régimes. Ces aides spécifiques verraient leur redistribution varier d'une exploitation à l'autre, de manière à rémunérer les pratiques les plus vertueuses pour la planète.
Mieux orienter les aides
Concrètement, avec ce dispositif, entre 20 et 30% des aides directes du premier pilier de la PAC (qui concerne celles allouées directement aux agriculteurs pour leur assurer un revenu minimum) - soit, pour la France seulement, au minimum 1,5 milliards d'euros sur les 8,8 milliards d'euros totaux allouées à l'Hexagone -, seraient conditionnées à la mise en place de certaines pratiques agricoles, comme le maintien des prairies, la réduction des produits phyto-pharmaceutiques, la diversification des cultures ou encore le soutien à la biodiversité et à l'agriculture biologique.
Le but, « améliorer l'efficacité et l'efficience des paiements directs en plafonnant l'aide au revenu et en l'orientant mieux vers les agriculteurs qui en ont besoin et qui sont à la hauteur de l'ambition écologique plutôt que vers les entités et sociétés qui possèdent simplement des terres agricoles », justifie la Commission européenne.
Ses objectifs sont forts : réduire, d'ici à 2030, de moitié l'usage des pesticides et des antibiotiques dans l'élevage et dans l'aquaculture, ainsi que de 20 % l'usage des engrais. Et atteindre une surface d'un quart du territoire exploité consacré à la production agricole biologique sur le continent.
7 agriculteurs sur 10 éligibles
Face à cette mesure, certains exploitants lèvent la voix et crient leur précarité pour ne pas perdre leurs aides actuelles à cause de la nouvelle grille de lecture, quand d'autres militent en faveur d'un accompagnement plus fort vers la transition agro-écologique, mieux ciblée vers les acteurs ambitieux en la matière.
En France, le ministre de l'Agriculture, Julien Denormandie, a rapidement tenu à rassurer le premier « camp ». « 70 % des agriculteurs au niveau national [y] seront éligibles », avait-il promis dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale début avril aux exploitants soucieux d'être exclus des éco-régimes. « Il ne s'agit pas de dire à certains : on vous met de côté. [...] Il s'agit au contraire de dire au plus grand nombre : vous rentrez dans le dispositif pour que l'on puisse vous accompagner. Je veux quelque chose qui soit inclusif », avait-t-il ajouté sur l'antenne de Public Sénat quelques jours plus tard.
Des promesses qui ne suffisent pas à calmer le syndicat majoritaire, la FNSEA, qui s'oppose à cette « couche de verdissement supplémentaire ». « Il faut les rendre accessibles à tous, quelles que soient les régions, la production et à un niveau unique », demande Hervé Lapie, son secrétaire général adjoint. L'exploitant dénonce un système discriminant, s'ajoutant à l'actuel « paiement vert », qui permet le versement de 70 à 80 euros d'aide par hectare de surface agricole, soit 30% des revenus, en fonction du respect de certaines règles environnementales assez souples. « Aujourd'hui, il y a déjà des pénalités pour ceux qui ne respectent pas ces règles. Avec la nouvelle PAC, il y aurait en plus, sur 20 % des aides, un effort supplémentaire à fournir, sans quoi l'agriculteur en serait exclu », avance le syndicaliste.
Réclamer des moyens
Mais selon le collectif Pour une autre PAC, qui rassemble 46 organisations paysannes, environnementales, de bien-être animal, de solidarité et de consommateurs pour soutenir la transition des modèles agricoles, la position de la FNSEA est intenable. A contre-courant des demandes du syndicat majoritaire, ses membres militent pour un accompagnement ciblé, avec des aides fléchées vers les fermes les plus ambitieuses en la matière, plutôt que vers les grandes exploitations « récompensées à l'hectare » - même conditionnées à certains paramètres agronomiques et environnementaux.
« C'est évident, mais ce n'est pas avec l'immobilisme qu'on va avancer. L'épisode de gel montre que l'agriculture est à la fois acteur et victime du dérèglement climatique. Il faut qu'elle prenne sa part sur ce sujet » estime Mathieu Courgeau, son président.
Le paysan vendéen se bat pour que le dispositif d'éco-régime soit progressif, avec un cahier des charges « exigeant », dans lequel les efforts en matière écologique seraient gratifiés. « La FNSEA veut que ce soit accessible à tous les agriculteurs, sans qu'ils aient à bouger. Ceux qui suivent cette orientation lors des manifestations se trompent de cible. Plutôt que de réclamer la continuité d'un système non durable, ils devraient plutôt réclamer les moyens pour effectuer la transition », fait-il valoir.
En l'état, le texte provisoire, « inclusif » et « permissif » - dont Julien Denormandie lui a livré un aperçu lors d'une rencontre organisée le 9 avril -, risque d'entraîner une forme de greenwashing, déplore-t-il. Par exemple, la certification « souple » haute valeur environnementale (HVE) serait considérée au même niveau que l'agriculture biologique, qui devrait pourtant bénéficier d'un ultime bonus, considère le collectif. « Le pire serait de pouvoir continuer les rotations telles qu'elles se pratiquent de manière intensive et, en ajoutant une petite partie de culture de légumineuses, pouvoir bénéficier des éco-régimes », lance le président de Pour une autre PAC.
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Ne pas stigmatiser
Mais pour le syndicat Jeunes Agriculteurs, un autre risque, plus grave, pèserait sur les producteurs avec le nouveau dispositif : celui d'une « stigmatisation » de certains d'entre eux. « On ne peut pas cautionner un mécanisme qui équivaudrait à une perte financière, et à montrer du doigt une exploitation plutôt qu'une autre », glisse un membre de l'équipe nationale. D'autant que, selon lui, les agriculteurs rendent déjà tous un service environnemental au territoire, en tant que moteurs d'innovation et capteurs de dioxyde de carbone. Pour le reste, la transition ne doit pas peser sur leurs épaules déjà alourdies, estime le syndicat. « On ne peut pas leur demander de trouver des solutions dans leur propre exploitation », ajoute le porte-parole.
Une crainte que comprend Arthur Grimonpont, cofondateur des Greniers d'abondance, une association sur la résilience alimentaire, membre de Pour une autre PAC.
« Il ne s'agit pas de leur demander à eux de serrer la ceinture, mais de faire en sorte que ces aides leur facilitent la transition. Il ne faut pas leur faire croire que cette conditionnalité leur ferait perdre des revenus. On voit qu'avec le système actuel d'aides à l'hectare, alors que les aides de la PAC aux producteurs bovins ont augmenté ces dix dernières années, du fait de l'agrandissement du cheptel, les revenus ont eu tendance à baisser. Ce n'est pas souhaitable », souligne-t-il.
Un discours « éloigné de la réalité », oppose la FNSEA : « On sait que le budget de la PAC n'augmentera pas. En l'état, sortir du modèle à l'hectare et conditionner encore plus les aides équivaudra forcément à une perte pour certains », estime Hervé Lapie.
La réponse du gouvernement ne devrait pas se faire attendre, puisque le texte devrait être finalisé d'ici à quelques semaines. Avant d'être examiné à Bruxelles en juin, en même temps que celui de tous les autres Etats membres. Un exercice complexe, sachant que le cadre général est lui-même toujours en négociation au niveau européen.
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