La crise européenne à l'aune de l'Histoire : la voie latine

Harold James est professeur d'Histoire et d'Affaires internationales à l'université de Princeton et professeur d'Histoire à l'Institut universitaire européen de Florence. Son dernier livre s'intitule "Making the European Monetary Union".
Harold James. Copyright Project Syndicate

On pense de plus en plus à l'Europe en termes binaires. François Hollande joue constamment avec l'idée de construire un nouveau bloc latin dans lequel l'Espagne et l'Italie se joindraient à la France pour dire non à l'austérité. Dans cette perspective, la caractéristique latine consiste à s'appuyer davantage sur la capacité de l'Etat à garantir des revenus et à créer la richesse que sur l'obsession "protestante" du travail de l'individu.

Cette idée n'est pas neuve. Ainsi que le soulignait récemment le philosophe italien Giorgio Agamben, elle est apparue au début de l'après-guerre. En août 1945, un intellectuel français, Alexandre Kojève, a soumis au général De Gaulle un projet de politique étrangère basé sur une "troisième voie" latine, entre capitalisme anglo-saxon et marxisme soviéto-slave.

Déjà, Napoléon III avait créé une Union monétaire latine

Il existe même des versions plus anciennes de la vision française de l'Europe. Au milieu du 19e siècle, l'empereur Napoléon III avait créé une Union monétaire latine comprenant la France, la Belgique, l'Italie et la Suisse. Il voyait dans ce projet l'esquisse d'une monnaie unique mondiale.

A cette époque, l'économiste britannique Walter Bagehot rétorqua qu'il y aurait probablement deux devises mondiales en concurrence qu'il qualifia de latine et teutonique. Par teutonique, il semblait faire référence au monde protestant : les Etat-Unis d'Amérique qui sortaient de la Guerre de Sécession, l'Allemagne et la Grande-Bretagne. Il n'avait aucun doute quant à celle qui dominerait : "Année après année, les uns après les autres, chaque pays rejoindra l'union qui lui convient le mieux ; et au vu de l'activité commerciale des races teutonnes et de la relative torpeur des races latines, il ne fait aucun doute que la devise teutonne aura le plus souvent la préférence."

Des différences qui tiennent à deux révolutions

La tendance moderne à considérer les différences économiques en termes de religions a été initiée par les réflexions de Max Weber sur l'éthique protestante du travail. Mais cette interprétation n'est pas satisfaisante, car elle ne permet pas de rendre compte du dynamisme de l'Italie ou de la Flandre, toutes deux profondément catholiques à l'époque de la Renaissance.

On appréhende plus facilement les différences économiques en termes de différences institutionnelles et constitutionnelles. En Europe, ces différences tiennent à deux révolutions, l'une pacifique a été favorable à l'enrichissement (1688 en Angleterre), l'autre violente et destructrice (1789 en France).

Une incitation à contrôler les dépenses

A la fin du 17e siècle, à l'issue de la Glorieuse Révolution, lorsque l'Angleterre s'est révoltée contre la dynastie dépensière et autocratique des Stuart, le gouvernement anglais formé après l'arrivée sur le trône de Guillaume et Marie a adopté une nouvelle politique face à l'endettement. Le vote du budget par le Parlement - une institution représentative - garantissait que le peuple dans son ensemble était responsable des obligations contractées par leur gouvernement. De cette manière, il était fortement incité à contrôler les dépenses.

Cette approche constitutionnelle limitait le gaspillage lié financement de la cour (ainsi que des aventures militaires), symbole de la monarchie autocratique du début de l'époque moderne. Cela s'est traduit par une diminution spectaculaire du coût des emprunts publics et l'émergence d'un marché financier efficace qui a entraîné la baisse du coût des emprunts privés. La démocratie représentative est alors devenue le modèle classique d'une bonne gestion de la dette.

Quand la France secourait ses investisseurs privés

L'Ancien régime français est l'alternative au modèle constitutionnaliste britannique. Les faillites qui survenaient régulièrement exigeaient de prolonger la maturité de la dette publique et de réduire les intérêts. Mais cette solution entraînait la hausse du coût des nouveaux emprunts, aussi la France s'est-elle intéressée au modèle britannique. Mais elle a mal suivi cet exemple.

Après la Guerre d'indépendance américaine, l'élite française a fait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter de revenir à l'ancien modèle de défaut de paiement qui était en vigueur en 1770, peu de temps auparavant. Craignant que le système ne soit trop fragile, le gouvernement a ouvert ses coffres en 1787 pour secourir les investisseurs privés qui avaient subi des pertes dans une importante opération spéculative pour mettre la main sur des actions dans une Compagnie de l'Inde orientale réorganisée.

L'adhésion au principe d'absence de défaut a conduit à la Révolution française

Mais il y a eu un problème immédiat : la fiscalité touchait ses limites et il n'était plus possible d'augmenter les revenus de l'Etat sans toucher à des privilèges et des immunités accordés de longue date. Finalement, la seule solution viable a été une confiscation massive - la création des biens nationaux à titre de garantie de la dette publique. Mais cette mesure, au lieu de restaurer le calme et l'ordre en matière financière, a conduit à une hausse des attentes quant à ce que l'Etat pouvait et devait faire, et elle a exacerbé les tensions sociales.

L'adhésion au principe d'absence de défaut a conduit à la Révolution française, la leçon étant que les systèmes politiques s'écroulent si leur dette devient trop élevée et qu'ils essayent de la rembourser à tout prix. Les situations de la France et de l'Angleterre étaient diamétralement opposées. En France, il n'y avait pas de marché efficace susceptible de faire la part des différents risques ; l'engagement de l'Etat devint faramineux, car il absorbait les pertes dues à des marchés dysfonctionnels.

La Révolution française a eu un coût élevé sur le long terme

L'expérience française a eu un prix élevé à long terme : au cours du siècle qui a suivi la Révolution, la France s'est appauvrie par rapport à l'Angleterre. Mais la Révolution française a aussi engendré un mythe très puissant et séduisant en terme de transformation sociale. Loin de discréditer la mauvaise gestion de la dette, la "nation", qui a remplacé la monarchie absolue comme fondement de l'autorité politique, est restée étroitement liée aux solutions étatiques.

 

Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz

© Project Syndicate 1995-2013

 

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Commentaire 1
à écrit le 07/06/2013 à 0:26
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Donc nous avions l'explication de l'histoire par les rapports de production et maintenant nous avons son explication par la fiscalité et la finance. Séduisant mais épistémologiquement douteux car une explication d'un fait par un facteur unique masque...

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