Les princes voyous du Liechtenstein

Ichael Blumenthal, ancien secrétaire au Trésor américain et directeur du musée juif de Berlin, a reçu au printemps de Son Altesse Sérénissime Hans-Adam II une lettre assez déroutante. Le souverain de la petite principauté du Liechtenstein expliquait qu'il ne pourrait malheureusement pas prêter au musée berlinois la toile du peintre hollandais Frans Hals que Michael Blumenthal lui avait demandée pour une exposition sur les oeuvres d'art volées par le régime nazi. " J'aurais vraiment aimé soutenir votre exposition, notre collection d'art ayant été également victime de vol pendant la Seconde Guerre mondiale " si seulement cette rétrospective " ne se déroulait pas en Allemagne ". Hans-Adam II ajoutait même que " s'agissant des relations entre l'Allemagne et le Liechtenstein, nous attendons de meilleurs jours, ce dont je ne désespère pas, ayant déjà survécu à trois Reich allemands au cours des deux cents dernières années, j'espère que nous survivrons à un quatrième ".Ce courrier, dont le contenu a été révélé en septembre par le quotidien suisse Tages-Anzeiger, a profondément choqué Michael Blumenthal dont la famille a fui le régime nazi en 1939. Comparer implicitement l'Allemagne contemporaine au IIIe Reich dans un courrier adressé à une institution chargée de faire vivre la mémoire de la Shoah est à la fois insultant et idiot. Par la suite, le Liechtenstein a expliqué qu'il n'était pas question de " minimiser les atrocités du IIIe Reich ", mais cette affaire illustre surtout le profond désarroi de cette petite principauté coincée entre l'Autriche et la Suisse depuis que les services secrets allemands (NBD) ont récupéré un disque dur contenant les noms de 1.400 bénéficiaires de fondations (voir encadré) créées par la Liechtenstein Global Trust (LGT), la première banque de la principauté.L'examen des données conduit à l'interpellation du patron de la Deutsche Post, Klaus Zumwinkel, à son domicile de Cologne. Le choc est d'autant plus grand que l'homme a la réputation d'être d'une grande probité. Il est remis en liberté après un début d'aveu etle versement d'une forte caution. " L'affaire va au-delà de ce que j'ai pu imaginer ", tonne la chancelière,Angela Merkel, qui menace d'isoler le Liechtenstein.Le prince héritier Alois dénonce une " attaque de l'Allemagne ". Pointant du doigt " l'énergie criminelle des enquêteurs du fisc allemand ", il menace tout simplement de poursuivre Berlin en justice. " Un État a-t-il le droit de se procurer des données en violation des lois d'un État ami et probablement aussi en violation de ses propres lois ? " s'emporte le prince héritier Alois von und zu Liechtenstein avant d'ajouter : " L'Allemagne ferait mieux d'utiliser l'argent des contribuables pour remettre de l'ordre dans son système fiscal, plutôt que de dépenser des millions pour acheter des données à un délinquant qu'elle risque de ne même pas pouvoir utiliser devant la justice. Un tel procédé serait impensable chez nous : les intérêts fiscaux ne peuvent pas primer sur les principes de l'État de droit. " L'affaire prend rapidement de l'ampleur débouchant sur l'ouverture de centaines d'enquêtes en Allemagne, mais aussi en France, en Italie, en Espagne, aux États-Unis, en Australie et en Inde.HEINRICH KIEBER, L'HOMMEQUI EN SAVAIT TROPComme souvent dans ces affaires, rien n'eût été possible sans le témoignage d'un ancien insider, Heinrich Kieber, ancien salarié de la LGT. Sur Internet, sa tête a été mise à prix pour 7 millions de dollars. La liste des bénéficiaires des fondations qu'il a vendues à l'Allemagne et au Royaume-Uni ne contenait pas que les noms de contribuables malhonnêtes : son témoignage a permis d'éclairer de manière crue les pratiques hallucinantes d'une banque qui a pour particularité d'appartenir à la famille régnante. Non content de coopérer avec la justice américaine, il a également communiqué aux investigateurs du Sénat américain des dizaines de milliers de documents. Leur rapport est accablant.Heinrich Kieber, 43 ans, est né à Mauren, un village de 3.600 âmes du Liechtenstein. En 1999, il commence à travailler pour une société chargée d'informatiser l'ensemble des documents de la LGT. L'année suivante, il intègre la banque. Sa mission : s'assurer que ne s'égare aucun des documents sensibles contenant les détails sur les bénéficiaires des fondations, trusts, Anstalts et autres entités légales utilisées par la banque pour garantir un parfait anonymat à ses clients. Pour les indexer correctement, il lisait donc chaque document sur l'écran de son ordinateur." C'est à ce moment que j'ai commencé à comprendre la nature très discutable des activités de la LGT et le caractère ambigu de sa clientèle, explique-t-il à la commission sénatoriale américaine. Dans la vaste majorité des entités légales créées, la LGT n'a aucune idée de l'origine de l'immense fortune qu' elle gère pour le compte de ses clients comme en attestent les documents que j'ai transmis aux autorités américaines. " Il affirme aussi s'être plusieurs fois ouvertement interrogé auprès de cadres de la banque sur des dossiers faisant apparaître des " indices lourds de corruption, des liens avec des dictateurs ou des schémas commerciaux visant à contourner un embargo américain " contre certains pays. On lui répondait : " Ce ne sont pas vos affaires. Contentez-vous de faire ce pourquoi vous avez été embauché. "IMMENSE SAVOIR-FAIREDES BANQUIERSLa famille princière est la cheville ouvrière de ce vaste système au service de l'évasion fiscale, comme l'illustre le traitement réservé à Harvey Greenfield, un industriel new-yorkais. Ce fabricant de jouets a bénéficié des conseils très intéressés du prince Philipp, le frère du prince Alois, pour rapatrier au Liechtenstein 30 millions de dollars logés dans un trust géré par l'agence hong-kongaise de la Bank of Bermudas. La somme n'avait visiblement pas été déclarée au fisc américain. En 2000, les États-Unis ont mis en place le programme Qualified Intermediary (QI) qui oblige toutes les banques étrangères à signaler à ses autorités fiscales les comptes ouverts par des ressortissants américains. La LGT participe évidemment à ce programme. Harvey Greenfield et son fils Steven se rendent donc en mars 2001 à Vaduz. Pas moins de trois banquiers et le prince Philipp von und zu Liechtenstein en personne l'accueillent. Selon un mémorandum interne qu'Heinrich Kieber a fourni aux autorités américaines, ils lui expriment leur " fort intérêt " à accueillir les 30 millions de dollars de la famille Greenfield et leur vantent " longuement " les garanties qu'offre le Liechtenstein en termes " de secret bancaire, de stabilité et de sécurité ".Le mémo précise également que " les clients souhaitent vivement dissoudre le trust [ détenant les 30 millions de dollars] créé par la Bank of Bermudas en laissant le moins de traces possible ". Les Greenfield sont clients de la LGT depuis le début des années 90. À l'origine, la banque a aidé Harvey Greenfield à créer une fondation, appelée Maverick Foundation, dont il est le seul bénéficiaire et son fils l'administrateur (attorney). La fondation contrôle en outre deux sociétés, Chiu Fu et TSF, immatriculées dans les îles vierges britanniques et utilisées pour transférer 2,2 millions de dollars de revenus commerciaux. Les banquiers proposent d'utiliser ces deux sociétés " pour transférer des actifs vers la Maverick Foundation ". Les conclusions du rapport sénatorial sont sans ambiguïté. " La législation sur le secret bancaire a servi de paravent à des comportements illégaux des clients mais aussi au personnel de la banque dans le cadre d'une collusion avec les clients souhaitant échapper à l'impôt, esquiver des créanciers ou contourner des décisions de justice. " LGT n'a pas souhaité commenter les conclusions du rapport sénatorial.Le rapport sénatorial offre d'autres exemples de l'immense savoir-faire des banquiers de la LGT, par exemple sur la façon dont on peut racheter sa propre maison tout en donnant l'illusion qu'on l'a vendue à un tiers. Le témoignage d'Heinrich Kieber est également riche d'enseignements. Pour transférer les capitaux sans attirer l'attention des autorités fiscales, le principe de base est de multiplier les écrans de fumée entre le client et la banque afin d'empêcher les autorités de remonter le fil conducteur. Pour les actifs bancaires, la LGT a recours à des special purpose vehicles (SPV) ou sociétés ad hoc en français. Heinrich Kieber explique que pour éviter de se faire pincer, la LGT n'utilise jamais de SPV enregistrées au Liechtenstein. Elle privilégi e le Panama, les îles Vierges britanniques ou le Nigeria. Dans un premier temps, elle organise le transfert des fonds vers un pays qui n'éveille pas les soupçons comme le Canada, par exemple. Ensuite, les actifs sont transférés vers plusieurs pays, " de préférence " vers des pays ne se montrant pas très regardants sur l'origine des fonds. " Avant d'arriver au Liechtenstein, explique Heinrich Kieber, les fonds transitent par une banque suisse, par exemple la Banque du Gothard, à Lugano, en Suisse. En retour, cet établissement a aussi le droit d'utiliser les comptes de la LGT pour ses propres clients. " L'ancien salarié précise que la banque suisse ou la LGT vont même jusqu'à simuler un retrait en liquide pour laisser penser que le client est venu retirer son argent. La somme est alors créditée sur le compte de l'entité légale - fondation, trusts... - du client. Et après un ou deux ans, les SPV sont mises en liquidation, puis supprimées. " Le seul but de toutes ces opérations est de rendre extrêmement compliqués les efforts des autorités pour remonter le fil des transactions, chaque opération servant comme un filtre destiné à masquer l'origine de l'argent du client ", relève Heinrich Kieber.La banque n'oublie pas non plus que rien ne sert de cacher sa fortune au fisc s'il est impossible d'en jouir. Elle avait ainsi mis au point une méthode aussi originale que sordide pour aider ses clients américains à rapatrier des actifs dissimulés au Liechtenstein. La banque transférait les fonds dans une nouvelle entité dont le bénéficiaire était récemment décédé ou sur le point de mourir. " Lorsque les actifs sont transférés aux États-Unis, le véritable bénéficiaire de ces actifs n'a plus qu'à expliquer au fisc américain [IRS] qu'il vient d'hériter d'une large somme dont il n'a découvert l'existence que tout récemment ", explique Heinrich Kieber.Les documents fournis par Heinrich Kieber aux autorités américaines ont permis de mettre à jour les méthodes de la première banque du pays. Mais ils éclairent les pratiques de toutes les banques du pays. Comme le souligne le fiscaliste Grégoire Duhamel dans son très sérieux guide sur les paradis fiscaux, la Liechtensteinische Landesbank, tout comme la LGT, " est contrôlée par la famille princière, ce qui rassurera les investisseurs quant à la philosophie qui anime les gouvernants de ce petit pays ". Le Liechtenstein est la caricature vivante d'un État ayant privatisé sa souveraineté, c'est-à-dire le pouvoir d'écrire la loi, dans le but d'enrichir la famille régnante et une poignée de banquiers à l'éthique douteuse en favorisant l'évasion fiscale et les montages opaques.L'ampleur du scandale et la publication du rapport sénatorial ont conduit les autorités du Liechtenstein à enrabattre un peu. Sous la pression " amicale " de ses voisins européens et américains, le Liechtenstein, dont la prospérité repose exclusivement sur son industrie bancaire, a accepté de coopérer davantage. Mais comme Monaco et Andorre, qui figurent eux aussi sur la liste noire de l'OCDE des pays non coopératifs en matière d'échange d'informations fiscales, le Liechtenstein est un micro-État. Il est aisé pour ses puissants voisins d'exercer les pressions nécessaires afin de faire évoluer la législation. En revanche, pour que les mentalités changent, il faudra sans doute plusieurs générations.Fondation : mode d'emploiCréée par une loi du 20 janvier 1926, la fondation est la forme juridiquela plus utilisée dans la principauté pour favoriser l'évasion fiscale des contribuables étrangers. Contrairement à la fondation à but non lucratif de droit français - qui permet d'assurer la pérennité de l'oeuvre d'un artiste ou de lever des capitaux pour une bonne cause -, la fondation familiale liechtensteinoise est à usage privé. Concrètement, la fondation se constitue par l'affectation d'un patrimoine par le fondateur à une fin déterminée pour le compte de bénéficiaires déterminés au moment de sa constitution. Le patrimoine devient ainsi une personne juridique et ne fait plus partie de celui du fondateur. La fondation est gérée par un fiduciaire qui exécute la volonté du fondateur stipulée dans les statuts et règlements de la fondation. Elle est assujettie à un impôt de 0,1 % des biens affectés.
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