La science économique et l'inconnaissable

Dans ce qui fut son dernier film, « Eyes Wide Shut », Stanley Kubrick dépeint un jeune médecin new-yorkais aisé (Tom Cruise) qui découvre un jour que le monde n'est pas exactement conforme à l'idée - pleine de candeur et de bons sentiments - qu'il s'en faisait. Derrière une façade normative, policée, soigneusement encadrée par les règles morales et le souci des apparences, les êtres - y compris lui-même et sa femme (Nicole Kidman) - dévoilent leur part cachée, leurs désirs enfouis et omniprésents, leurs turpitudes. Une réalité qu'ils avaient pourtant sous les yeux mais refusaient de voir.Lorsque l'on parcourt les 662 pages du rapport, rendu public la semaine dernière, de la « Financial Crisis Inquiry Commission », instituée en 2009 par le Congrès américain et composée de dix élus républicains et démocrates, on ne peut s'empêcher de songer à ce film. Ce n'est pas le sexe qui est en jeu, mais une autre passion humaine : l'argent. Et ce ne sont pas la naïveté ou l'hypocrisie des codes moraux qui apparaissent, mais celles des doctrines économiques dominantes et de l'appareil de régulation en vigueur.Dans la première partie, intitulée, comme par un clin d'oeil involontaire à Kubrick, « Before our Very Eyes », on lit que « les plus brillantes innovations financières », si elles permettaient de libérer des capitaux par des montages d'une grande subtilité, avaient pour effet corrélatif d'accroître substantiellement le niveau des risques disséminés dans le système, tout en les rendant difficilement décelables. Surtout, on découvre que, dès 2005, des acteurs éminents étaient conscients que la prospérité qui régnait ces années-là reposait sur des fondements profondément viciés. Derrière les dogmes et les credos - comme l'efficience des marchés - apparaît donc une réalité moins reluisante. Certains se sont tus par cynisme et intérêt, mais il est vraisemblable que la plupart y croyaient dur comme fer, tel Tom Cruise dans son illusion.La conséquence, c'est que l'on a beau s'accorder aujourd'hui largement sur les causes techniques de la crise, et même adopter des réformes pour corriger les excès les plus patents, on se heurte, pour aller au-delà, à une limite autrement plus sérieuse : afin de corriger en profondeur le système, il faut rechercher les origines ultimes de son instabilité, et pour cela s'affranchir des axiomes qui le gouvernent. Le travail de la commission est à cet égard édifiant : lucide sur les faits, assez précis sur les causes secondaires, mais évidemment muet sur les causes ontologiques, tant il est impossible de les discerner depuis l'intérieur.La raison principale tient au manque de recul et à l'incapacité d'embrasser la totalité des paramètres d'un système en marche, dont les contours changent et se dérobent en permanence. Le recours aux mathématiques - qui n'a rien de critiquable en soi - donne trop souvent l'illusion que l'on tient « la solution » et sert surtout à protéger la « doxa » des éventuelles critiques. Or, comme le rappelait Levi-Strauss, « les sciences humaines [dont l'économie fait partie, NDA] ne sont des sciences que par une flatteuse imposture. Elles se heurtent à une limite infranchissable, car les réalités qu'elles aspirent à connaître sont du même ordre de complexité que les moyens intellectuels qu'elles mettent en oeuvre. De ce fait, elles sont toujours incapables de maîtriser leur objet ».Ainsi donc, le système est voué à l'inconnaissance et à des convulsions violentes. Il faut vivre avec - car aucun autre ne fera mieux - mais, comme n'importe quel phénomène imprévisible, il doit être intelligemment circonscrit afin que ses imperfections ne puissent provoquer des séismes ravageurs pour les vies humaines. Cet effort appartient clairement au champ politique, mais il faudra beaucoup de sagesse, d'humilité et de ténacité pour y parvenir, comme le montrent les déconvenues d'Obama.
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