Le déjeuner de François Lenglet : Hakim El Karoui, directeur à la banque Rothschild

À 13 heures tapantes, un coup d'épaule fait battre les portes de La Coupole, libérant le souffle glacial de l'hiver parisien. Une silhouette de jeune homme navigue d'un pas pressé entre les tables du restaurant, pour me rejoindre dans l'angle où je j'attends. Ponctualité militaire, allure preste, l'homme n'est pourtant pas si jeune. Les traits aigus d'Hakim El Karoui marquent l'exigence insatisfaite de celui qui cherche. À 38 ans, il a déjà traversé plusieurs vies. Celle de conseiller des puissants ? il a été un temps au cabinet du vibrionnant ministre des Finances Thierry Breton, et « plume » de Jean-Pierre Raffarin, lorsque celui-ci était à Matignon. Celle de banquier d'affaires, chez Rothschild, où il s'occupe aujourd'hui de fusions-acquisitions en Afrique, recruté par Lionel Zinzou. Et celle d'intellectuel inclassable, passeur entre les mondes. Passeur entre la droite et la gauche, puisqu'il a aussi conseillé Ségolène Royal, refusant de soutenir Sarkozy en 2007. « Royal a ce que les autres n'ont pas, le flair politique et le lien avec l'opinion », explique t-il pour regretter aussitôt qu'elle n'ait pas « tout ce que les autres ont, une organisation solide ». Passeur entre l'Europe et l'Afrique, lui qui est de père tunisien et de mère française, militant de la diversité au Club du XXIe siècle. Combler les mers, c'est l'impossible ambition de cet agrégé de géographie. « Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes, l'univers est égal à son vaste appétit », a dit le poète.À table, pas d'apéritif, pas de vin, de l'eau claire. Pas de temps perdu non plus dans les prolégomènes de la vie en société. El Karoui est pessimiste sur la conjoncture. La crise va durer, explique t-il, il faudra du temps pour réparer les dégâts. Dégâts économiques, humains, avec le lent effondrement des classes moyennes. Il fait partie, avec son ami Emmanuel Todd, d'un petit groupe de proscrits qu'on a longtemps décriés, brocardés, et qu'on écoute désormais avec un peu plus d'attention : les partisans du protectionnisme. Car si la crise met à l'épreuve la société, elle a aussi fait voler en éclats les certitudes. Notre géographe s'amuse de ce retour en grâce. Il est davantage invité, davantage sollicité dans les cercles parisiens pour expliquer ses thèses naguère taboues.Une assiette avec un pavé de rumsteak atterrit subrepticement sur la nappe, apportée par l'un des agiles serveurs de La Coupole. Mais les longues mains d'El Karoui sont déjà occupées. Elles appuient sa démonstration, elles dessinent littéralement ses arguments. « Le libre-échange ne marche pas dans tous les cas », argumente t-il, « c'est l'irruption de la Chine dans l'économie mondiale qui a tout chang頻. La Chine et son inépuisable réservoir de main-d'?uvre à faibles salaires, sa monnaie sous-évaluée, sa stratégie d'accumulation d'excédents. Il n'y a pas si longtemps, la plupart des économistes décrivaient une « mondialisation heureuse », avec des échanges commerciaux libéralisés qui enrichissaient à la fois le Nord et le Sud. Et ils tournent casaque : Paul Samuelson, Prix Nobel, l'a fait en 2004, Paul Krugman, également nobélisé, en 2008. Avec l'argument du géographe : la Chine nous impose de réécrire les lois de l'économie, faute de quoi elle va redessiner la carte du monde. À son profit. Le rêve secret du géographeAlors, que faire ? Protéger l'Europe, pour donner à nos pays le temps de s'adapter. Mais comment ? Les mains s'animent et délaissent un temps les couverts mis en croix, pour décrire un « protectionnisme coopératif », élaboré au plan européen, qui nous mettrait à l'abri des vents d'Est mortifères. « Le problème, c'est l'Allemagne, qui joue contre l'Europe, en accumulant elle aussi les excédents », concède t-il. Mais la pression va monter, à cause des déficits publics ? faut-il dire grâce aux déficits ? « La France ne pourra plus dépenser 80 milliards d'euros pour subventionner le travail non qualifié. Il va falloir changer de tactique. Et il n'y en a pas d'autre que le protectionnisme. » Comment un homme qui travaille à développer les liens entre l'Europe et l'Afrique peut-il argumenter pour construire des barrières ? C'est le rêve secret du géographe, redessiner les frontières, pour en marquer certaines davantage. « Il y va de la survie de nos sociétés. Regardez ce qui s'est passé dans les années 1930 ». C'est lui qui avait choisi comme lieu de rendez-vous La Coupole, peut-être parce que le restaurant a été inauguré en 1929, juste avant l'effondrement ? Un café, une poignée de mains vigoureuse, un bref hommage admiratif à Philippe Seguin, mort le matin même, et voilà Hakim El Karoui reparti à ses combats.
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