Urgence écologique, urgence sociale : faut-il choisir ?

Lors d'une rencontre organisée à Sciences po le 31 mai 2011, Jean-Marc Borello, délégué du groupe SOS, et Jean-Marc Jancovici, expert en énergie et associé du cabinet Carbone 4, ont reconnu l'aggravation des dérèglements sociaux et environnementaux, établi leur imbrication et débattu des solutions à y apporter en évitant de les opposer.
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Quel lien faites-vous entre l?urgence environnementale et l?urgence sociale ?

Jean-Marc Jancovici. L?environnement est le substrat de toute forme d?activité. L?urgence aujourd?hui tient à la fois à une contrainte amont, l?approvisionnement en ressources, et une contrainte aval, le changement climatique. Nous sommes pris dans une tenaille énergie/climat qui menace l?espérance de vie et les conditions de vie de milliards de gens. Les printemps arabes sont en partie liés aux prix des denrées alimentaires. L?Egypte importe 25 % de sa consommation de céréales (la Tunisie 50%), et les prix ont doublé en un an à cause des prélèvements pour faire des agro-carburants et des sécheresses qui ont sévi en Australie et en Russie. Ces situations favorisent les révoltes contre des régimes politiques déjà fragilisés. Toutes proportions gardées, c?est ce qui s?est produit en 1789, qui faisait suite à une période de disette.
Par ailleurs, si le modèle social se fissure de toutes part, c?est parce qu?il est fait pour reposer sur une croissance de 3 à 4 % minimum. Or l?énergie disponible est insuffisante pour assurer une telle croissance.

Jean-Marc Borello. Pendant longtemps, l?environnement était absent des préoccupations sociales. Mais aujourd?hui, on constate que les ménages qui vivent dans des logements très sociaux avec une part restant à leur charge limitée à 50 ou 100 euros par mois, ne peuvent plus se chauffer car le coût est devenu prohibitif. Cette précarité énergétique illustre bien le lien entre crise environnementale et crise sociale. Par ailleurs on voit déjà apparaître les premières vagues d?immigration sanitaires et écologiques, les premiers réfugiés climatiques. Cette immigration non choisie conduira à des problèmes urbains toujours plus nombreux. L?agriculture intensive et les exportations agricoles massives ont spolié les habitants des pays en développement, qui ne peuvent plus vivre ni de ce qu?ils cultivent, ni de ce qu?ils vendent. Pour autant, de mon point de vue l?urgence environnementale n?a pas priorité sur l?urgence sociale.

Quelles pistes suggérez-vous pour résoudre cette double impasse ?

JMJ. Je sais que je ne vais pas être populaire, mais il va être difficile de faire l?économie d?une baisse du pouvoir d?achat en Occident. Cela sera plus facile si nous regardons autre chose que le PIB, qui est très critiquable. De plus, sur un plan pédagogique, il me semble très compliqué de changer complètement de direction en conservant les mêmes indicateurs. IL vaut mieux se focaliser sur le nombre d?emplois, qui peut augmenter à partir du moment où la population est employée à autre chose que ce qu?elle fait aujourd?hui. Il faut prendre moins d?énergie dans l?environnement, et plus dans la force musculaire, en redonnant une place plus importante au travail manuel, qui est pour partie en dehors des villes. Je suis sûr que des tas de gens seraient heureux de sortir du triptyque bureau/métro/boulot. Il faut aussi dégonfler la taille des villes, qui seront trop grandes par rapport à leurs bassins d?emplois en situation de contrainte de ressources. A cet égard, le Grand Paris, c?était une bonne idée il y a 50 ans, aujourd?hui, c?est totalement anachronique. Et bien sûr, à prélèvement fiscal constant, il faut basculer la fiscalité du travail vers l?énergie. Le prix de l?énergie doit augmenter plus rapidement que le pouvoir d?achat. Taxer le travail ne fait qu?aggraver le chômage, tandis que détaxer les énergies fossiles accroît notre dépendance et contribue à augmenter les émissions de gaz à effet de serre.

JMB. Je suis d?accord pour que le prix de l?énergie augmente, mais ce doit être proportionnel aux revenus. Sur ce sujet, on ne peut pas traiter les bénéficiaires des minima sociaux sur le même plan que les habitants d?hôtels particuliers énergivores.
Moi je préconise surtout une hausse de l?impôt sur le revenu, qui me semble la meilleure solution pour réduire les écarts, favoriser le « vivre ensemble » et éviter les ghettos, avec des îles privées pour les riches comme à Miami et des zones de non droit pour les plus pauvres. Et la vraie question concernant l?impôt sur le revenu, c?est moins son montant que son assiette. Il faut mettre sur la table la taxation des revenus du capital.

Augmenter le prix de l?énergie, ce n?est pas une solution très sociale? pas plus que la taxe carbone?

JMJ. Vous savez qu?un baril de pétrole qui passe de 50 à 150 euros en un an, ça équivaut à une taxe carbone à 200 euros la tonne de CO2 (le projet gouvernemental, rejeté en décembre 2009 par le Conseil constitutionnel, démarrait à 17 euros la tonne, ndlr) ? Aujourd?hui, on la paie déjà, mais sous la forme d?une rente pour les Etats producteurs de pétrole. Grâce au produit d?une vraie taxe carbone, l?Etat pourrait procéder à des baisses de charges sociales, à des investissements structurants ou accorder des crédits spécifiques pour l?isolation des logements sociaux. Ils sont gérés par des bailleurs publics qui devraient se montrer assez réceptifs aux injonctions de l?Etat de faire réaliser ces travaux. La précarité énergétique, c?est quand quelqu?un ne peut pas accéder au niveau de consommation d?énergie « normal » dans la société. Mais ce niveau « normal » n?est pas nécessairement le bon !

JMB. Cela n?a pas de sens de faire payer plus cher l?essence à quelqu?un qui n?a d?autre choix que de prendre sa voiture pour venir de banlieue gagner un SMIC à Paris. Si la taxe carbone a été rejetée, c?est parce que l?on a sous estimé son impact économique et social. Quelles que soient les réalités environnementales, elles doivent s?ancrer sur les réalités économiques et sociales. En revanche, une augmentation de l?impôt permettrait de subventionner l?accès à l?énergie des plus pauvres. Evidemment, c?est plus compliqué, moins spectaculaire et moins vendeur que les pistes suggérées par les jusqu?au-boutistes écolos.

Faut-il privilégier la contrainte ou l?incitation ?

JMJ. La mesure rationnelle passe mieux si elle est un accessoire de quelques grands projets susceptibles de faire rêver. Dans « Changer le monde, tout un programme », j?ai essayé d?explorer ce à quoi cela pourrait correspondre. Car les gens ont besoin de projets concrets menés par des individus qui s?y investissent vraiment ; il leur faut des interlocuteurs et des réalités identifiables. Le rêve doit s?incarner dans quelque chose de physique. A partir de là, les règles du jeu deviennent presque logiques, à condition de savoir où on va et pourquoi.

JMB. On observe avant tout aujourd?hui une quête de sens. Plutôt que de contraindre, il faut inventer des dispositifs innovants profitables à l?intérêt collectif, rendre les projets sexy et intelligents, plutôt que réglementés. Sur de nombreux points, environnement et économie peuvent converger. Aucun patron ne niera, par exemple, qu?une meilleure efficacité énergétique de son entreprise lui permet de réaliser des économies.

Quel rôle le marché et le secteur privé doivent-ils jouer ?

JMJ. La maximisation de la concurrence partout et tout le temps est incompatible avec la finitude des ressources. Ensuite tout dépend du poids qu?on donne à l?avenir. Pour obtenir des taux d?actualisation bas, il faut nationaliser certains secteurs, que ce soit sous forme de détention directe par l?Etat ou de concession attribuée à un acteur dans le cadre d?une délégation de service public. Par ailleurs, il est plus simple pour l?Etat de fixer des règles du jeu permettant de maximiser l?intérêt collectif à des acteurs publics qu?à des acteurs privés. La production de l?électricité, et la gestion des infrastructures, sont particulièrement concernées.

JMB. Pendant longtemps, le capitalisme a très bien fonctionné avec des taux de rentabilité de 5 à 10 %. Maintenant, c?est 15 % minimum. Mais comment peut-on atteindre 15 % de rentabilité en restant exemplaire sur le plan social ? L?entrepreneuriat social, très dynamique ces dernier temps, a prouvé qu?il était possible de créer des modèles d?entreprises vertueux, qui créent de la richesse et du lien social tout en protégeant l?environnement, et ne se mesurent pas seulement en évolution du résultat net. A côté du secteur public, il existe aussi un secteur privé non lucratif. Et par ailleurs, de plus en plus d?entreprises privées aident des structures comme notre groupe, SOS, par des missions pro bono ou en nous passant des commandes. Nous sommes ainsi pour la deuxième année consécutive le traiteur des universités d?été du Medef. Pour ce qui est du marché, il peut favoriser la compétitivité, mais pas dans tous les domaines. En matière de santé, par exemple, des études très sérieuses ont montré que la logique commerciale conduisait à une sanctuarisation par ceux qui en ont les moyens au détriment des plus pauvres. Aujourd?hui, la folie, c?est d?imaginer pouvoir gérer les crises écologique, sociale et économique sans changer de système. L?utopie a changé de camp.

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