Arsenal, arsenal, est-ce que j’ai une gueule d’arsenal ? (2/2)

OPINION - Suite de la chronique du groupe Mars qui critique la façon dont la Commission européenne aide l'Ukraine sur le plan militaire. Il défend une « logique d'arsenal » au service de la défense des valeurs européennes dans un cadre otanien. Par le groupe de réflexions Mars.
« Quant à l'export, il est vital pour notre BITD, précisément parce qu'elle n'est pas un arsenal et qu'elle a besoin que des clients étrangers contribuent à éponger ses coûts fixes. C'est donc à juste titre que Dassault s'oppose aux velléités de transfert à Bruxelles du contrôle des exportations de matériel de guerre » (Le groupe de réflexions Mars)
« Quant à l'export, il est vital pour notre BITD, précisément parce qu'elle n'est pas un arsenal et qu'elle a besoin que des clients étrangers contribuent à éponger ses coûts fixes. C'est donc à juste titre que Dassault s'oppose aux velléités de transfert à Bruxelles du contrôle des exportations de matériel de guerre » (Le groupe de réflexions Mars) (Crédits : © Björn Trotzki/IMAGO via Reuters)

... Mais, entend-on, que se passera-t-il si le président américain refuse désormais de s'engager en Europe, selon une nouvelle interprétation de l'article V du traité de Washington que personne n'a jamais lu attentivement ? Justement ! Même si les Américains restaient fixés sur l'Indopacifique, l'OTAN serait toujours là ! Mais ce serait aux Européens de fournir dorénavant l'essentiel de l'effort. S'ils en sont aujourd'hui incapables, chaque jour qui passe voit leurs capacités se renforcer, grâce à la planification des états-majors otaniens, si décriés. Il faut et il suffit d'accélérer le rythme de ce renforcement. Ce qui suppose de ne pas disperser son effort dans des instruments européens inefficaces.

Et surtout, il resterait la dissuasion nucléaire, mise en œuvre par la France en toute autonomie, par le Royaume-Uni avec une autonomie partielle, mais aussi d'autres membres de l'OTAN capables de « livrer » une arme nucléaire tactique. Rappelons que Trump ne veut plus payer pour défendre l'Europe, mais il ne quittera pas l'OTAN, dont la grande Amérique a besoin pour maintenir don influence en Europe, et qui restera donc une alliance nucléaire à laquelle participeront toujours les Américains, au moins en actionnant la « double clé » de la B61-12.

Dassault, l'exact opposé de la logique d'arsenal

Quand Dassault (1) met son veto à toute nouvelle dispersion de l'effort européen, c'est par esprit de responsabilité. Il sait en quoi consiste la dissuasion nucléaire et souffre tous les jours du problème d'interopérabilité posé par le F-35. Il a le sens des réalités et des priorités. Mais contrairement à ce que raconte le Commissaire européen, cela n'a rien à voir avec la « logique d'arsenal ».

Dassault Aviation représente même l'exact opposé de la logique d'arsenal. Il suffirait que M. le Commissaire visite l'atelier de Mérignac pour se rendre compte que l'on est à cent lieues de la ruche vénitienne du temps des Doges. Il en va de même de tous les lieux de production d'armement en France, y compris les chantiers navals. On dit pourtant que la BITD français est très intégrée verticalement, et il est vrai que les « fuites » hors du circuit économique national sont relativement limitées par rapport à nos alliés.

Mais tout est relatif, et la chaîne de valeur de la BITD est en réalité très éclatée. Même si la DGA veille autant que possible à limiter les dépendances à l'égard de fournisseurs étrangers, surtout quand cela réduit notre liberté de manœuvre par la suite comme avec les composants ITAR ou les pièces soumises à l'arbitraire du contrôle export allemand, chacun sait que l'industrie française de l'armement reste dépendante pour un certain nombre de sous-ensembles, par exemple les boîtes de vitesse ou les gros moteurs diesel.

Arsenal synonyme de national ?

A l'heure de la promotion des circuits courts, l'éclatement de la chaîne de valeur pose d'ailleurs un véritable problème de conformité écologique. A cet égard, le modèle Airbus du « retour géographique », qui est celui de la plupart des programmes en coopération, est devenu un contre-modèle. La « logique d'arsenal » apparaît ainsi comme plus conforme aux « canons » de la transition écologique que l'actuelle dispersion des fournisseurs.

Par ailleurs, est-il besoin de rappeler qu'en France, pays pionnier de l'aviation, les avionneurs ont toujours été des personnes privées ? Quant à l'export, il est vital pour notre BITD, précisément parce qu'elle n'est pas un arsenal et qu'elle a besoin que des clients étrangers contribuent à éponger ses coûts fixes. C'est donc à juste titre que Dassault s'oppose aux velléités de transfert à Bruxelles du contrôle des exportations de matériel de guerre. Si la BITD était un arsenal, la question ne se poserait pas. Le Commissaire a juste fait un contre-sens...

Un récent article paru dans un média indépendant peu suspect de nationalisme ( https://www.alternatives-economiques.fr/atos-victime-de-folie-grandeurs-de-thierry-breton/00109358 ) donne opportunément la parole à certains de ses anciens salariés du groupe Atos : « Il n'y a jamais eu de stratégie d'entreprise : on rachetait mais sans jamais consolider les entités acquises». « Le projet de Thierry Breton était de racheter et de communiquer ensuite auprès des marchés financiers sur ces achats pour faire monter l'action : c'était son seul objectif. C'était plus facile de faire cette croissance externe que de réformer le fonctionnement d'Atos, et la multiplication des chapelles, des différentes strates, des étapes de validation de décisions ou de refacturation interne. » Le journaliste s'interroge : « Faut-il en conclure qu'avoir une famille comme Dassault ou Bouygues au capital est une protection pour un grand groupe ? Si le capitalisme familial n'est pas dénué d'inconvénients, la stabilité du capital qu'il apporte peut avoir ses avantages en temps de crise. »

L'idée d'un fonds européen de 100 milliards ressemble à la même politique de croissance externe sans croissance organique : une fuite en avant qui s'achève dans la faillite. L'excellent site Bruxelles 2 (B2), animé par des journalistes compétents et bien informés sur les questions européennes, s'est essayé à une interprétation exégétique de l'oracle. On lui saura gré de tenter de sauver la face d'un Commissaire, qui ne saurait, au terme de son mandat, être soupçonné de « raconter n'importe quoi ». D'après « B2 », « la « logique d'arsenal » est ce qui caractérise la relation très particulière qu'entretiennent un certain nombre d'entreprises européennes du secteur de la défense avec leur État national. Elle les enferme dans une opposition systématique aux progrès d'une politique industrielle et de marché à l'échelle européenne. »

On comprend ainsi que l'expression « arsenal » doit être entendue comme synonyme de « national », c'est-à-dire le mal absolu dans la rhétorique bruxelloise. « B2 » ajoute cependant de la confusion : « Le développement d'un marché intérieur de défense, le soutien à l'investissement, les aides au développement des capacités industrielles constituent naturellement des facteurs de risques pour l'arsenal. » Cette fois, on ne comprend plus : chacun sait qu'il n'existe pas de « marché intérieur de défense » européen.

Une récente étude de l'IRIS ( https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2023/09/19_ProgEuropeIndusDef_JPMaulny.pdf), que l'on peut difficilement qualifier d'officine nationaliste, a montré que « depuis février 2022, sur près de 100 milliards d'euros de commandes d'armement des membres de l'UE, 78% ont été passées à des acteurs non européens, dont 63% aux Etats-Unis ». On sait également que, loin de soutenir l'investissement de défense, les règles européennes de stabilité budgétaire ont méthodiquement désarmé l'Europe depuis 30 ans ; et à propos des initiatives récentes, l'IRIS constate qu'un « fossé structurel se creuse entre les initiatives actuelles de l'UE [...] qui se concentrent sur [...] la R&D pour la défense, et les priorités [...] des États qui se concentrent sur les acquisitions ». Quant aux « aides au développement des capacités industrielles », cela n'existe tout simplement pas en matière de défense, à cause notamment du corpus de normes « défensophobes » dont la fameuse « taxonomie ESG » n'est pas la moindre.

Une logique d'arsenal au service des valeurs européennes

B2 a raison en revanche quand il constate que les instruments européens ont pour effet vis-à-vis de la BITD de « renforcer des compétiteurs dans son environnement ». Contrairement à ce qui est dit (et parfois cru) en France, la logique européenne n'est pas de créer des champions industriels européens plus compétitifs à l'international, mais de renforcer la compétition sur le marché intérieur. En cela, elle s'oppose frontalement à la « logique d'arsenal », dont la finalité est strictement inverse. Or accroître la compétition intérieure sur un marché ouvert à tous les vents n'a aucun sens.

B2 enfonce le dernier clou sur le cercueil de sa propre crédibilité en affirmant péremptoirement qu'en vue « du réarmement des forces armées européennes pour les mettre en état d'affronter les menaces de toutes natures et les conflits en germe dans un environnement géopolitique devenu particulièrement instable (...) seule l'Europe peut renverser la donne en réduisant les barrières qui segmentent le marché européen des biens de défense et en renforçant la collaboration entre les États membres et entre leurs industries. » Ce genre d'affirmation n'est qu'un article de foi que la simple observation des réalités suffit à désacraliser.

La campagne des élections européennes de début juin ne fait que commencer, et avec elle les affirmations plus absurdes les unes que les autres, du genre de celle du nouveau chef de la diplomatie française pour qui « l'avènement de l'Europe est la priorité » et « le réarmement de la France passe par le réarmement de l'Europe ».

Face à une authentique menace nationaliste appuyée d'un côté sur l'isolationnisme américain, de l'autre sur une certaine proximité idéologique avec le régime kleptocratique russe, la défense du projet européen ne devrait pas passer par la langue de bois, des dogmes éculés et des anathèmes ineptes. Le problème est qu'en France, la ligne défendue par le groupe MARS d'une authentique « logique d'arsenal » au service de la défense des valeurs européennes dans un cadre otanien ne trouve pas d'incarnation politique. Mais comme le proclame un célèbre aphorisme médiéval (attribué à Charles le Téméraire, rival de Louis XI, l'un des pères de l'arsenal français), il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.

(1) Contrairement à la grande presse, que l'on apprécierait de voir plus critique envers les élucubrations européistes, le groupe MARS n'est pas financé par une quelconque entité du groupe Dassault, ni par ses clients, ni par ses fournisseurs.

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* Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

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Commentaires 4
à écrit le 08/02/2024 à 7:30
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Bonjour, pour revenir a la réflexion de ce groupe de pression Mars , ils est si simple de critiquer et de sortir des formules toute simple , ils suffit, y qu'a , ils faut... Mais avant toute chose l'argent publique n'est pas au service des industr...

à écrit le 07/02/2024 à 7:31
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Bonjour, la concentration des moyens de production est toujours une preuves d'efficacité, mais au 21 eme siècles , cela seraient de la folie... ( armes de destruction massive). Certe, la politique de réarmement conduits pas l'union européenne n'es...

à écrit le 06/02/2024 à 21:16
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Pour l’instant, ça ne marche pas. L’UE n’est pas un lieu de confiance, c’est un marché. On verra bien.

à écrit le 06/02/2024 à 8:17
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"au service de la défense des valeurs européennes" N'est-ce pas là qu'est justement le problème majeur ? Je me sentais plus européen avant l'UE qu'après. Je pensais que l'Europe c'était cette incroyable patrimoine intellectuel qui devrait nous placer...

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