Artsakh, acte final d’une tragédie annoncée ?

OPINION. La ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Catherine Colonna, effectuera ce mardi un deuxième déplacement en Arménie, après celui du 28 avril dernier. Elle sera reçue par le Premier ministre, Nikol Pachinian et se rendra ensuite avec son homologue, Ararat Mirzoyan, auprès des réfugiés arméniens ayant fui le Haut-Karabakh, après l’offensive militaire déclenchée par l’Azerbaïdjan le 19 septembre et neuf mois de blocus illégal, sous le regard complice de la Russie. Il y a exactement trois ans, le groupe MARS publiait une tribune sur les événements au Haut-Karabagh. Depuis la situation ayant tragiquement évolué depuis un an, il se propose d'approfondir la réflexion. Par le groupe de réflexions MARS
« Concrètement, l'outil militaire français est aujourd'hui capable de se déployer préventivement en accompagnement d'une aide humanitaire massive pour éviter à un pays ami (Arménie, ndlr), qui en fait la demande, d'être agressé » (Le groupe Mars).
« Concrètement, l'outil militaire français est aujourd'hui capable de se déployer préventivement en accompagnement d'une aide humanitaire massive pour éviter à un pays ami (Arménie, ndlr), qui en fait la demande, d'être agressé » (Le groupe Mars). (Crédits : IRAKLI GEDENIDZE)

Au lendemain de l'appel du Pape François à Marseille à l'entente et à la coopération des peuples riverains de la Méditerranée pour éviter les drames des migrations, le pouvoir en Azerbaïdjan a lancé une offensive éclair contre l'enclave séparatiste du Haut-Karabagh, conduisant à l'exil forcé la quasi-totalité de sa population arménienne, une épuration ethnique touchant plus de 100.000 personnes à ce jour ... soit deux fois la contenance du stade Vélodrome de Marseille, porte d'entrée en France des Arméniens fuyant leurs génocidaires turcs en 1915-1916. Depuis, on estime à 1% la part de Français d'origine arménienne. N'est-ce pas suffisant pour s'intéresser au sort de leurs cousins du Haut-Karabagh ?

Massacres génocidaires

Retour en arrière sur une tragédie caucasienne aux allures de tragédie grecque, avec son prologue et ses trois actes rappelant la trilogie des concours antiques.

Le prologue, ce sont les massacres génocidaires commis entre 1894 et 1916 par un empire ottoman sur le déclin, qui trouve dans ses populations allogènes et « peuples premiers » d'Anatolie (au premier rang desquels les Arméniens et les Chaldéens) un bouc émissaire facile à sacrifier à la nécessité pour la majorité turque de trouver des responsables à ses échecs. Loin de rompre avec cette tradition archaïque, la nouvelle Turquie kémaliste pratique l'épuration ethnique avec autant de férocité à l'encontre des Grecs d'Asie mineure au début des années 1920, l'incendie de Smyrne de septembre 1922 (que les Grecs continuent d'appeler la « Catastrophe ») étant sans doute le point culminant de cette politique délibérée.

Le quadrilatère de la nouvelle république turque étant rendu sinon ethniquement homogène (la question kurde n'est pas réglée en dépit des promesses de Wilson), du moins entièrement soumis à l'islam sunnite (à l'exception alévie près), la plupart des survivants de ces trente années de massacres ont trouvé refuge dans les pays voisins : à Chypre et en Grèce pour les populations grecques ; en Syrie, au Liban et en Irak pour les Arméniens de Cilicie et les Chaldéens ; dans le Caucase russe pour les Arméniens de Van. D'autres ont refait leur vie beaucoup plus loin, en débarquant pour les uns à Marseille, pour les autres à New York.

1991, retour de la question nationale

Ouverture du premier acte : une république socialiste soviétique (RSS) d'Arménie est créée autour de la ville d'Erevan à la suite de la guerre civile russe en tant que partie intégrante de l'Union soviétique, mais le commissaire aux nationalités du gouvernement bolchevique, un Géorgien connu sous le pseudonyme de Staline, décide en 1921 de rattacher le Haut-Karabagh, exclusivement peuplé d'Arméniens, à la RSS voisine d'Azerbaïdjan. Les royaumes caucasiens chrétiens de Géorgie et d'Arménie sont rivaux depuis leur naissance qui remonte à l'Antiquité romaine, et il n'est pas question que la nouvelle république d'Erevan soit trop puissante. A l'inverse, la nationalité azérie, ethniquement turque mais de religion chiite et de langue persane, semble isolée et ne fait peur à personne, alors même que l'on découvre bientôt dans son sous-sol ce qui fera la richesse de l'URSS : du pétrole !

Acte 2 : après 70 ans de gel sous la férule soviétique, le démantèlement de l'URSS à partir de 1991 conduit au retour de la question nationale. Simultanément à la guerre de Bosnie, et pour les mêmes raisons, le Caucase s'embrase et les républiques nouvellement indépendantes de l'URSS (y compris la fédération de Russie) sont confrontées à des mouvements séparatistes. C'est ainsi qu'apparaît l'Artsakh, enclave séparatiste au sein du territoire de la république d'Azerbaïdjan, au terme d'un conflit qui a coûté plus de 30.000 morts aux belligérants. L'entité autonome n'est reconnue par aucun État, pas même l'Arménie mais la reprise en main par la Russie de son « étranger proche » à l'issue des guerres de Tchétchénie gèle de nouveau la situation géopolitique, ce qui assure à l'Artsakh vingt années de paix.

Épuration ethnique

Acte 3 : l'impérialisme néo-ottoman du président turc Erdogan incite le pouvoir autoritaire et dynastique de Bakou à s'armer en vue de reprendre de force « son » territoire dans le Haut-Karabagh. Il en résulte un dégel du conflit à l'automne 2020, à l'initiative et à l'avantage de Bakou, qui reprend une partie du terrain perdu 25 ans plus tôt. Le Kremlin n'intervient in extremis que pour rappeler aux protagonistes, à Erevan et Bakou tentés par l'appel de l'Occident, qui est le patron... ou le parrain. Une force russe de « maintien de la paix » est envoyée dans le Haut-Karabagh pour geler à nouveau le conflit... pour 18 mois, jusqu'à l'invasion de l'Ukraine.

Confrontée à l'échec de son « opération spéciale » au printemps 2022 et à la contre-attaque ukrainienne l'été suivant, l'armée russe doit dégarnir le contingent déployé dans le Haut-Karabagh pour contribuer à rétablir le front enfoncé dans le Donbass. Bakou en profite pour relancer la guerre hybride dans le Haut-Karabagh, ce qui se traduit par un blocus logistique de dix mois qui prive l'Artsakh de ressources et de réserves. L'enclave épuisée tombe ensuite comme un fruit mûr le 25 septembre 2023, les forces séparatistes acceptant de remettre leurs armes et de dissoudre l'entité sécessionniste.

Commence ensuite l'épuration ethnique du territoire, dont nul ne sait à ce jour jusqu'à quel point elle videra le Haut-Karabagh de sa population arménienne. Tout ce qui est sûr, c'est que le pouvoir à Erevan qui doit accueillir en quelques jours des dizaines de milliers de réfugiés, est confronté à une crise humanitaire de grande ampleur, comparable sans doute à la catastrophe qui a suivi le tremblement de terre de décembre 1988.

La France peut-elle jouer un rôle pour contenir Bakou ?

L'étymologie-même du mot tragédie (du grec tragos, bouc) renvoie à une notion sacrificielle. C'est ainsi que les tragédies grecques se terminaient classiquement par un dernier épisode, souvent rituel, parfois plus léger, sorte de « happy end » hellénique. Qu'en sera-t-il cette fois ? Notre pays, la France où trouvèrent refuge des dizaines de milliers de réfugiés arméniens au siècle dernier, peut-elle y jouer un rôle ?

Dans sa tribune du 13 octobre 2020, le groupe MARS constatait que la France ne pouvait intervenir autrement que par des discours, en raison d'autres priorités relatives à la sécurité nationale (Sahel et Levant) mais également de la volonté arménienne de privilégier la relation avec la Russie, seule susceptible de maintenir l'équilibre dans le Caucase. Qu'en est-il aujourd'hui, alors même que le consensus politique dont bénéficie la question arménienne dans notre pays n'est en aucune façon remis en cause ?

Le changement principal par rapport à 2020, c'est évidemment la capacité de la Russie à maîtriser les évolutions de son « étranger proche ». Le pouvoir de dissuasion conventionnelle de l'armée russe s'est largement émoussé avec les déboires de son corps expéditionnaire en Ukraine, alors même que l'essentiel de ses moyens sont fixés sur le terrain pour contenir la contre-offensive ukrainienne de l'été 2023. Cela ouvre des opportunités sur des fronts que la Russie considère, au moins provisoirement, comme secondaires. L'Azerbaïdjan a su en profiter. Pourquoi les Occidentaux s'abstiendraient-ils ? Dans sa tribune de 2020, le groupe MARS expliquait pourquoi l'OTAN ne pouvait pas intervenir. De ce point de vue, rien n'a changé. Mais la France ?

La diplomatie française, tel le coryphée des tragédies grecques, n'a pas attendu pour entonner la complainte des pleureuses. Mais derrière cette apparence pitoyable se tient une crainte beaucoup plus sérieuse et préoccupante : que Bakou ne pousse son avantage jusqu'à agresser Erevan au nom cette fois de la nécessaire continuité territoriale avec l'exclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan. Pour faire bonne mesure, on peut même imaginer une attaque coordonnée avec la Turquie, mitoyenne du Nakhitchevan, au nom d'un quelconque prétexte comme en 1974, quand l'armée turque a envahi le nord de Chypre. Le renseignement français a-t-il détecté suffisamment d'indices attestant de la crédibilité de cette hypothèse ? N'est-il pas temps que la France quitte le chœur des pleureuses pour entrer sur scène comme acteur à part entière?

La France, un rôle de casque bleu par anticipation ?

L'Arménie est certes alliée à la Russie par un pacte défensif, mais que vaut ce type d'engagement (sans doute moins contraignant que l'article 5 de l'alliance atlantique, lui-même non-automatique) face à l'hypothèse d'un compromis en Ukraine négocié par Erdogan pour permettre à Poutine de sauver la face ? Pour le Kremlin, il ne fait aucun doute que la Crimée et le Donbass valent bien que l'on sacrifie Erevan. Il s'agirait certes d'une nouvelle violation du droit international. Mais de nos jours, « who cares » comme on le murmure dans les coursives de l'ONU. Cela fait 25 ans que le droit international est bafoué par les grandes puissances du P5, pourtant chargées de faire respecter la Charte des Nations Unies dans le cadre du Conseil de sécurité, alors...

Il convient donc d'anticiper le recours illégitime à la force pour faire respecter le droit. Là où la dissuasion ne fonctionne pas, il faut chercher à prévenir, voire à préempter. De ce point de vue, l'exemple ukrainien est instructif : il aurait fallu multiplier les détachements occidentaux placés sur les points de passage obligés de l'invasion dès que le renseignement des « five eyes » a acquis la certitude de l'agression russe. Cette manœuvre préventive aurait permis de rehausser le seuil de la dissuasion et il est probable que Moscou aurait renoncé à son agression, en continuant la guerre hybride conduite depuis 2014.

Averties par le tragique retour d'expérience ukrainien, les autorités françaises auront-elles le courage et la lucidité de proposer cette option aux autorités arméniennes ? Contrairement à la situation de 2020, les armées françaises sont sur le point de récupérer l'essentiel de leur réserve stratégique engagée jusqu'à présent en Afrique. Le corps expéditionnaire français paraissant destiné à tourner en rond entre les camps de manœuvre (« betteravisation »), le Chef de l'État disposera à nouveau de ressources pour appuyer les valeurs universelles de la primauté du droit et de la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Agir aussi vite que possible

L'alliance russe qui lie Erevan à Moscou n'est en rien exclusive et la Charte des Nations unies reconnaît la légitime défense collective. Une intervention française en Arménie serait donc légale, il suffit que Erevan le demande. Or les autorités arméniennes ont publiquement exprimé leurs doutes sur l'efficacité de l'alliance russe, et leur adhésion à la Cour pénale internationale est un camouflet adressé à Poutine. En l'occurrence, mieux vaut agir aussi vite que possible afin de prévenir plutôt que d'avoir à subir. Concrètement, l'outil militaire français est aujourd'hui capable de se déployer préventivement en accompagnement d'une aide humanitaire massive pour éviter à un pays ami qui en fait la demande d'être agressé.

Mais il serait incapable de s'engager militairement dans un conflit de haute intensité pour rétablir une situation tactique compromise. Les forces turco-azerbaïdjanaises ont des capacités militaires incomparablement supérieures à celles des groupes djihadistes défaits en 2013 à la demande du Mali lors de l'opération Serval. A l'inverse, ces forces turco-azerbaïdjanaises prendraient-elles le risque de se frotter aux détachements militaires français, quel que soit la couleur de leur béret ?

En termes politico-stratégiques, pour une prise de risque minime, le gain serait immense pour l'exécutif français. Il n'est pas question en effet de se fâcher ni avec la Turquie, ni avec l'Azerbaïdjan, qui restent des États avec lesquels la coopération (et le commerce) fonctionne. Il s'agirait juste de rassurer un pays ami, membre de la Francophonie depuis vingt ans, menacé par l'agressivité séculaire de certains de ses voisins et temporairement privé de la protection des autres. A terme, une force européenne pourrait relever les troupes françaises.

En effet, au-delà du Caucase, si l'expansionnisme turc ne rencontre aucun obstacle, pourquoi ne pousserait-il pas son avantage en Méditerranée, à Chypre ou dans les archipels grecs de la mer Égée par exemple? Des États membres de l'Union européenne seraient cette fois directement agressés. Fin de la tragédie grecque. Est-ce seulement une éventualité que l'OTAN et l'UE « géopolitique » envisagent ?

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* Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

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Commentaires 2
à écrit le 03/10/2023 à 13:12
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Une "épuration ethnique", telle que celle qui a eu lieu en Bosnie au début des années 1990 ou au Kossovo à la fin des 1990, suppose une campagne de terreur de plusieurs semaines, avec des massacres en grand nombre. Si de tels événement se sont produi...

à écrit le 03/10/2023 à 8:27
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Sauf qu'en ce moment nous nous faisons régulièrement humilier diplomatiquement, la faiblesse de nos dirigeants soumis à l'UE soumise à la finance, à la légitimité qui ne tient plus que par un fil, n'étant plus que des larbins de l'argent, de vulgaire...

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