Lionel Zinsou : "L'Afrique du secteur privé est dramatiquement sous-endettée"

À l'occasion des récentes Rencontres Africa 2016, qui viennent de rassembler à Paris quelque 2000 entrepreneurs de France et d'Afrique, Lionel Zinsou, ex-Premier ministre du Bénin et coprésident de la Fondation AfricaFrance, a accordé à La Tribune un long entretien exclusif, que nous publions en plusieurs parties. Dans ce deuxième volet (2/3), il continue à "décoiffer" quelques idées reçues, expliquant notamment sa vision des "trois âges financiers" de l'Afrique.
Alfred Mignot
Lionel Zinsou, ex-Premier ministre du Bénin et coprésident de la Fondation AfricaFrance.

LA TRIBUNE - Beaucoup de responsables économiques africains se plaignent régulièrement de la surestimation du risque supportée par l'Afrique. Comment l'expliquez-vous ?

LIONEL ZINSOU - Cette question du risque est en effet récurrente. Ceux qui connaissent mal l'Afrique regardent ce continent de 30 millions de kilomètres carrés comme si c'était un seul pays. C'est bien sûr une première et grossière erreur d'appréciation... mais c'est ainsi ! Par exemple, lorsqu'il y a eu l'épidémie du virus d'Ebola, en 2014, on a vu des sociétés européennes et asiatiques annuler des événements au Kenya ou en Afrique du Sud, avec une conscience manifestement faible que l'on se trouvait à 6 000 km du foyer de l'épidémie ! Autrement dit, si on annule une conférence en Afrique du sud parce qu'il y a Ebola en Sierra Leone,  alors il faut aussi annuler tout ce qui se passe à Genève, parce que la ville helvétique est plus proche de Freetown que Le Cap...

Cette perception confuse d'un grand continent mais d'un seul pays est assez fréquente, et tout à fait fausse. Mais, bien sûr, si vous êtes très exposé dans un seul des 54 pays africains, et que par malchance celui-ci subit une crise monétaire ou politique, donc des discontinuités dans les opérations économiques, vous vous trouvez en mauvaise posture. En revanche, si l'on examine cette question du point de vue des multinationales - j'en ai interrogé quelques-unes à ce sujet, comme  Unilever, Nestlé, Procter et Gamble... -, par nature présentes sur l'ensemble du continent, elles équilibrent leurs risques... et il est connu que l'Afrique est pour beaucoup d'entre elles le continent le plus rentable.

Et puis, imaginez que l'on pose la question équivalente à Paris : la France est-elle rentable ? Moi par exemple, je dirigeais PAI Partners (premier capital-investisseur de France, ndlr), et nous avons été capables de servir pendant vingt ans à nos investisseurs des rendements du capital entre 18 % et 22 % par an. C'était un échantillon d'entreprises extrêmement rentables. Mais si l'on avait voulu considérer le nombre de faillites à la même époque, on aurait observé qu'un grand nombre d'entreprises, très vulnérables, ne résistait pas à la mondialisation.

Eh bien, c'est pareil en Afrique ! On y observe des situations contrastées par secteur et par pays. Mais si l'on s'arrête aux comparaisons à l'échelle des continents,  on constate que non seulement l'Afrique est le deuxième pour la croissance, derrière l'Asie, mais c'est aussi le premier pour la rentabilité.

Peut-on considérer que ces Rencontres Africa 2016 de Paris sont une réussite, au regard de votre volonté de faire avant tout d'AfricaFrance un réseau social d'entreprises ?

LIONEL ZINSOU - L'idée de la fondation AfricaFrance, c'est que la croissance est, aujourd'hui beaucoup plus qu'il y a vingt ou trente ans, l'affaire d'opérateurs décentralisés : les entreprises et les collectivités locales, les maires de très grandes villes, les responsables de régions et de départements... C'est particulièrement vrai dans une Afrique en train de devenir démocratique et dont je dirais qu'elle va plus vite à la base qu'au sommet, car les progrès de la démocratie sont plus sensibles au niveau de la mairie, que des États, du fait que le contrôle des citoyens sur leur destin a beaucoup progressé au niveau des municipalités.

Dans le monde d'aujourd'hui, vous ne faites pas la croissance par des accords entre gouvernements, vous ne la faites même plus avec des flux d'aides publiques aux gouvernements. Cela se passe entre agents de la décentralisation : entreprises, collectivités locales, fondations, associations... ce sont eux les vrais acteurs de la croissance. Ainsi, avec Africa 2016, nous avons souhaité leur donner l'occasion de se rencontrer. Nous attendions 500 entreprises, mais elles sont venues à presque 2000... C'est tout à fait surprenant. Car c'est une manifestation exigeante, payante, qui demande à beaucoup de participants un déplacement de plusieurs milliers de kilomètres.

Et ces entrepreneurs et autres décideurs ne sont pas seulement venus assister à la conférence plénière - qui a bien sûr son intérêt de passeur de messages, de plaidoyer -, ils sont surtout venus se voir les uns les autres !

Donc oui, AfricaFrance est un réseau social d'entreprises en devenir ! Quand on l'a lancé à Bercy, en février 2015, il y avait 600 chefs d'entreprises dans la salle, et nous en étions déjà plutôt ébahis. Et maintenant, nous voici avec quelque 2000 entreprises, dans cet immense Palais d'Iéna où siège le Cese. C'est que les entrepreneurs africains veulent se voir entre eux, mais aussi rencontrer des entreprises françaises, voire européennes, en tête-à-tête.

Nous sommes ainsi en train de faire émerger quelque chose de très spécial, à mi-chemin entre le réseau social très moderne et les foires de Champagne, où se rencontraient de grands acteurs économiques européens du XIIe siècle.

Comment expliquer cet engouement ?

LIONEL ZINSOU - Cet appétit des entreprises pour échanger entre elles est impressionnant et formidable, car il témoigne de leur volonté d'accélérer leur croissance avec des partenariats, des échanges, des coentreprises. Elles vont se transférer de la technologie plus vite, et d'une manière d'autant plus réciproque que ceux qui ont le plus besoin d'accélération croissante, pour être sincère, ce sont les Français ! Ils ont besoin de débouchés, ils ont besoin d'autres marchés parce que la France "roule" à 1,5% de croissance, tandis que  l'Afrique se propulse loin devant, à 3% en moyenne, voire 6% aujourd'hui pour l'Afrique de l'Ouest.

Eh oui, ce sont bien les Français qui ont besoin de croissance, de débouchés, de marchés. Les Africains, eux, ont l'accélération quantitative, les marchés, les consommateurs ; mais ils ont besoin de l'accélération qualitative, de monter en gamme, de créer des activités nouvelles car tout est à construire, absolument tout.

"Tout est à construire, absolument tout", dites-vous. C'est l'une des clés de l'enthousiasme que suscite l'Afrique ?

LIONEL ZINSOU - Quand j'avais 20 ans, 30 ans, ma génération voyait tout ce qui manquait à l'Afrique et on se disait que l'on n'y arriverait jamais, qu'il y aurait de plus en plus de sous-développement.

Aujourd'hui, la jeune génération constate aussi les carences, mais elle se dit que si tout est à créer, qun champ d'innovation sans limites lui est ouvert. Ce changement d'approche crée une différence majeure. Devant nos besoins, cette nouvelle génération entrepreneuriale ne se satisfait plus d'une demande d'assistance. Au contraire, elle veut en faire autant d'occasions d'agir. Et donc si l'on aide l'Afrique à accélérer la création d'activités, l'Europe et la France s'aideront en fait elles-mêmes à accélérer leurs débouchés.

Lors d'une récente conférence, vous avez relevé que les États africains présentent une faible capacité d'endettement supplémentaire, du fait de leur piètre capacité de collecte fiscale. Et donc vous pensez que le financement de l'Afrique ne peut se faire que par le privé, les PPP...

LIONEL ZINSOU - Oui, exactement ! Jusqu'ici l'Afrique était financée en bonne partie par des flux extérieurs qui passaient par les gouvernements ;  demain, elle passera par des flux financiers, capital et crédits, vers le secteur privé. Mais beaucoup reste à faire pour cela, car aujourd'hui de nombreux pays africains disposent d'une "législation à l'ancienne" - gestion déléguée, régie, ce genre de choses... -, mais on ne possède pas vraiment d'outils aboutis pour les PPP.

En fait, sur le long terme, on peut considérer que l'Afrique aura connu trois âges financiers. D'abord une Afrique totalement exsangue, celle de l'indépendance et jusqu'aux années 1990-2000. Cette Afrique est paradoxalement exportatrice nette de capitaux, car les flux d'aide ne suffisent pas à compenser les renvois de dividendes et les remboursements d'emprunts. Pendant trente à quarante ans, le continent subit une asphyxie financière progressive. Une expérience  unique, une sorte de Moyen Âge financier, car dans l'Histoire on n'a jamais observé le cas d'un continent qui aurait pu se développer tout en finançant le reste du monde. Cela a été absolument catastrophique, conduisant à un surendettement des États, à un besoin d'ajustement structurel terrible - ce qui est une injustice absolument fondamentale, et c'est pourquoi les très nombreux ajustements structurels des années 1990 ont laissé un si mauvais  souvenir.

L'entrée dans un deuxième âge quand même plus heureux se produit au tout début du XXIe siècle. C'est le temps du démarrage de la croissance, on observe un réveil des entreprises : elles attirent plus d'IDE, tant de la part des émergents des pays de l'OCDE.

Parallèlement, la diaspora des émigrés envoie des masses d'épargne de plus en plus importantes : aujourd'hui, en Afrique, il y a plus d'épargne issue des migrants que d'aide publique au développement.  Le dynamique des investissements est elle aussi essentielle, elle a été multipliée par dix depuis l'an 2000 ! Et donc l'Afrique devient  enfin  importateur net de capitaux. À partir de 2005, elle se désendette, ce qui réduit les flux de remboursement et d'endettement, et donc enfin l'Afrique est capable de se développer, comme l'attestent ses taux de croissance.

Nous voilà donc arrivés au troisième âge, le plus intéressant ! Comme l'on souhaite éviter une nouvelle crise des États, on voudrait que leur dette publique ne dépasse pas 50 % du PIB. Certes, on sait qu'ils sont relativement peu endettés, mais leurs recettes fiscales sont faibles ; ils ne peuvent pas s'endetter beaucoup plus. En revanche, le secteur privé africain, ménages comme entreprises, consomme de cinq à dix fois moins de crédits que leurs homologues des autres continents : le logement des particuliers n'est pas financé, ni le fond de roulement des entreprises, ni certains investissements...  Il nous faut inventer des concepts de financement adaptés, et que les programmes et projets public-privé aillent assez vite.

De fait, on voit aujourd'hui les grands bailleurs de fonds multilatéraux se tourner  vers le secteur privé. Cette prise de conscience trouve son origine dans le fait que les pays riches l'étant moins à cause de la crise, ils ne peuvent plus tellement faire monter l'aide publique ; une deuxième raison tient au fait que le FMI a tiré la sonnette d'alarme sur le risque de surendettement. Enfin, disons-le, l'irruption des pays émergents - qui en quinze ans se sont taillés une part de marché considérable et qui se sont mis à financer le continent africain à un moment où les banques occidentales ont beaucoup de mal, pour des raisons de conformité, à prêter à l'Afrique - a suscité un agacement certain du côté des Occidentaux. Et cet agacement a finalement provoqué l'émulation que l'on observe aujourd'hui.

Comment se concrétise ce "troisième âge financier" de l'Afrique, que vous évoquez ?

LIONEL ZINSOU - Ce troisième moment est en soi un facteur de croissance extrêmement important, car on va financer le secteur privé. Concrètement, on observe depuis quelque temps l'augmentation de la bancarisation des ménages, mais aussi l'émergence de la monnaie par mobile, phénomène qui va transformer les opérateurs de télécommunication en banques alternatives. De même, les gens commencent à disposer de microcrédits par téléphone, et cela va ajouter énormément au financement des ménages.

Vous avez aussi les marchés financiers, les places boursières qui se développent de façon extraordinaire. Un événement économique qui a été peu commenté, mais qui est sûrement le plus important qui se soit produit en 2015 (2015 ? merci de confirmer) en l'Afrique de l'Ouest, c'est la création d'une plateforme commune entre les Bourses d'Abidjan, d'Accra et de Lagos, les trois places financières de la région. Ainsi, où que vous soyez dans la Cedeao, vous pouvez maintenant faire passer un ordre de Bourse par votre société de courtage ou par votre banque, indifféremment à Lagos, à Abidjan ou à Accra, grâce à cette interconnexion complète du marché, une espèce d'Euronext africaine. Cela signifie que l'on peut maintenant raisonner à l'échelle d'un bassin d'épargne plus vaste que la zone franc CFA, et intégré.

Cet exemple d'avancée des marchés financiers montre que le système se met en place pour financer le secteur privé... À ce sujet, nous sommes très fiers à AfricaFrance que l'un de nos clusters qui marchent le mieux soit justement celui organisé entre les Bourses. C'est l'un des volets de la modernisation financière en marche, les échanges y sont extrêmement intenses, il est très bien animé par des professionnels de Casablanca Financial City et de Paris Europlace, sous la direction de Gérard Mestrallet.

Pour conclure sur cette question, je dirais qu'après des années de ténèbres, durant lesquelles le continent a été saigné pendant trente ans à la mode des médecins de Molière - c'est ainsi que les historiens l'apprécieront - on entre vraiment dans un troisième âge, et l'on découvre que, comparée au reste du monde, l'Afrique du secteur privé est dramatiquement sous-endettée. Une carence aujourd'hui, mais aussi une grande chance pour l'avenir !

Propos recueillis par Alfred Mignot

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