Je joue donc je travaille

HOMO NUMERICUS. Le modèle de « play-to-earn » apparaît dans l'univers des jeux vidéo. Il donne la possibilité de gagner sa vie en jouant. Jouer serait-il devenu un job comme un autre ? Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
Dans le crypto game Axie Infinity, on achète des créatures qui s'affrontent lors de combats. En fonction de leurs victoires, les joueurs-propriétaires reçoivent de la part de plate-forme une rétribution sous forme de jetons convertibles en bitcoins ou en dollars.
Dans le crypto game Axie Infinity, on achète des créatures qui s'affrontent lors de combats. En fonction de leurs victoires, les joueurs-propriétaires reçoivent de la part de plate-forme une rétribution sous forme de jetons convertibles en bitcoins ou en dollars. (Crédits : Axie Infinity)

Karl Marx aurait de quoi se retourner dans sa tombe. Si, pour l'auteur du Capital, l'Homme est avant tout un « animal laborans » contraint de vendre sa force de travail, son rêve de voir un jour l'émergence d'une société sans travailleurs s'éloigne de plus en plus à mesure que, dans notre époque actuelle, tout devient travail : on travaille au travail, on travaille chez soi, on travaille sur soi... et maintenant, on travaille en jouant.

Au cours de ces derniers mois, marqués par la percée des cryptomonnaies et autres NFT[1] (jetons non fongibles), l'industrie du jeu vidéo (on compte près de 3 milliards de joueurs actifs dans le monde, et le jeu vidéo est devenu le premier secteur culturel) mise sur le concept de « play-to-earn », soit, en français, de « jeu pour gagner... sa vie ». C'est grâce à l'émergence des technologies numériques et financières que de nouveaux modèles d'affaires rendent possible cette promesse que la plupart des philosophes qui ont théorisé le travail n'auraient jamais osé imaginer.

Quand jouer devient un job

Pour ces jeux fondés sur la blockchain et inspirés du projet de Web3[2], il s'agit de proposer aux utilisateurs non plus de payer un abonnement ou une licence pour pouvoir accéder à un jeu, mais d'investir directement dans des objets virtuels qui composent le jeu en question et de créer de la valeur en participant, activement et régulièrement, au jeu.

Dit autrement, le but est « d'offrir » la possibilité aux joueurs d'être non seulement joueur mais, en plus de cela, d'être pro-actif sur un marché virtuel contrôlé par la plate-forme, et cela, en investissant en direct dans des objets ou des personnages du jeu grâce aux technologies blockchain et NFT qui en certifient la propriété. À charge ensuite pour les joueurs de conserver ces actifs numériques, de les revendre voire de les louer à d'autres joueurs... bref, plus seulement de se distraire en jouant, mais de spéculer.

Le jeu vidéo « Axie Infinity [3]», lancé en 2018, est l'exemple de ce nouveau modèle d'affaire « play-to-earn » ou « blockchain gaming » pour lequel on se prend à rêver que jouer puisse devenir un travail. Dans ce jeu aux 3 millions d'utilisateurs réguliers et qui représente plus de 10% du marché total des NFT, on achète des créatures qui s'affrontent lors de combats. Logiquement, les créatures (ou équipes de créatures) qui l'emportent le plus fréquemment lors de ces combats voient leur valorisation progresser. Grâce à quoi les joueurs-propriétaires reçoivent de la part de plate-forme une rétribution sous forme de jetons[4] convertibles en bitcoins ou en dollars. Aux Philippines, pays à l'origine de 35% de l'activité de ce jeu[5], plus de 1 million de joueurs réguliers ont fait du crypto game Axie Infinity leur travail à temps plein en gagnant entre 200 et 400 dollars par mois.

Prime à la fidélité

Mais pour quelles raisons économiques rémunérer des joueurs alors qu'aucun « travail », du moins au sens classique du terme, n'a été réalisé, hormis le fait, comme par exemple dans le jeu Axie Infinity, d'avoir fait combattre des personnages virtuels propriétés du joueur lui-même ? Le modèle d'affaire du « play-to-earn » repose sur l'idée de capter les joueurs le plus longtemps possible, et cela, en les fidélisant grâce à cette perspective de rémunération en cryptomonnaies convertibles. L'objectif consistant alors à récompenser les joueurs les plus assidus en leur promettant qu'en plus de s'amuser, ils vont pouvoir arrondir leurs fins de mois. Qui peut résister à un tel chant des sirènes ?

Le « play-to-earn » s'imposera-t-il ?

Parce qu'il est à la fois récent et spéculatif, il est encore difficile de dire si le modèle du « play-to-earn » s'imposera à l'ensemble du marché du jeu vidéo ou bien s'il restera une modalité spécifique de commercialisation. Pour Axel Buendia[6], spécialiste de l'industrie du jeu vidéo et professeur titulaire de la chaire Médias interactifs numériques au CNAM, « jouer et gagner de l'argent en même temps, cela paraît révolutionnaire. En fait, il s'agit juste de redonner un peu de l'argent que l'on gagne en faisant jouer les joueurs, et cela, soit au travers d'un modèle spécifique, en l'occurrence la spéculation autour des NFT, soit, et en complément, en faisant appel à la publicité pour doper les revenus de ces plates-formes de jeux vidéo. Pour que ce modèle d'affaire devienne la norme, il faut que la rentabilité soit avérée à la fois du côté du joueur mais aussi du côté du fournisseur du jeu. Pour ce dernier, il faudra qu'il attire et fidélise d'importantes communautés de joueurs assidus, faute de quoi, il devra trouver d'autres ressources, comme de la publicité. Dans cette hypothèse, il y a des chances que des joueurs développent une sorte d'immunité publicitaire, voire, et pour ceux qui en auront les moyens, fuient de tels jeux pour en trouver d'autres, eux garantis sans publicité ».

Questionnements philosophiques autour de la notion de travail

Philosophiquement, le « play-to-earn » donne l'illusion qu'il serait presque possible de vivre sa vie sans travail puisqu'il s'agirait de consacrer l'essentiel de son temps aux jeux vidéo. Or, pour que ceux-ci permettent de réellement gagner sa vie, nul doute qu'il faut s'y adonner de manière intensive, pour ne pas dire abrutissante, presque comparable à une nouvelle forme d'esclavage numérique désormais rendu possible par toutes ces nouvelles technologies qui permettent à ce modèle d'exister.

Pire, ce modèle « play-to-earn » arriverait presque à donner l'impression que le travail n'est plus, qu'il se serait comme évanoui dans les interstices de notre société où le ludique domine. Dans son ouvrage Condition de l'homme moderne[7], la philosophe Hannah Arendt décrit comment le siècle dernier a transformé le statut de l'homme, ce dernier vivant désormais dans un monde où la technique prend de plus en plus d'importance et où le travail est « la réponse à ses nécessités vitales[8] ». Pour la philosophe, s'émanciper de toute forme de travail revient, ni plus ni moins, à renoncer à sa condition humaine.

Revenus l'un et l'autre à notre époque, on se prend à rêver aux discussions que Marx et Arendt pourraient tenir au sujet de savoir si ce «play-to-earn » est à classer parmi les aliénations des temps modernes ou, au contraire, constitue une nouvelle forme de liberté. L'évolution du travail moderne n'a pas encore dit son dernier mot...

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NOTES

1 https://www.latribune.fr/opinions/blogs/homo-numericus/pour-noel-offrez-des-nft-898749.html

2 https://www.latribune.fr/opinions/blogs/homo-numericus/jamais-deux-sans-trois-903168.html

3 https://axieinfinity.com/

4 Au 15 mai 2022, le cours du Smooth Love Potion (SLP), token convertible du jeu Axie Infinity s'établi à €0.00506 : https://coinmarketcap.com/fr/currencies/smooth-love-potion/

5https://www.france24.com/en/live-news/20220215-life-changing-or-scam-axie-infinity-helps-philippines-poor-earn

6 https://cedric.cnam.fr/lab/author/buendia/

7 https://livre.fnac.com/a1358903/Hannah-Arendt-Condition-de-l-homme-moderne

8 https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/a-quoi-bon-travailler-916559.html

Philippe Boyer

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Commentaires 2
à écrit le 05/06/2022 à 10:13
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Oui le monde du jeu video et des gamers a pris une ampleur impressionnante en informatique. La necessité d'un haut debit de reseau, du jeu en equipe en reseau, de la modernité pour les enfants, d'evoluer vers le futur et non la vieille ecole ringarde...

à écrit le 03/06/2022 à 12:00
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Pour avoir un peu touché à cet univers il y a un an et demi environ, je ne crois honnêtement pas qu'il y ait autre chose dans ce secteur à l'heure actuelle que de belles promesses pour faire saliver des investisseurs en capital-risque. Tous ces je...

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