La carte et le territoire

HOMO NUMERICUS. Le numérique a révolutionné la cartographie et la géographie. La collecte et le traitement de données liés à des territoires ou à des déplacements ont enclenché un processus de « mise à nu » de presque tout ce qui se passe sur notre planète. Pourtant, pour qui veut comprendre en profondeur ce que sont les territoires, l'information numérique ne suffit pas. Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
(Crédits : google map)

En 1976, la parution de l'ouvrage « La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre » ne passa pas inaperçue. L'auteur, Yves Lacoste, géographe, spécialiste de géopolitique et fondateur de l'Institut français de géopolitique, dont la revue Hérodote, présentait la façon dont il concevait la géographie. A rebours des enseignements trop souvent rébarbatifs de cette matière se contentant de décrire statiquement des paysages sans en donner le sens profond du fait des actions humaines qui s'y jouent, Yves Lacoste affirmait que la géographie intègre au contraire des questions multiformes façonnées par l'analyse des conflits et des grands enjeux humains. L'actualité dramatique que nous vivons depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie nous rappelle qu'histoire, géographie et géopolitique sont inextricablement mêlées. Pour le dire autrement, et depuis Hérodote, historien et géographe de la Grèce Antique, on sait que pour qui veut comprendre le monde, il faut lire la carte pour en comprendre le territoire.

Google Maps désactivé en Ukraine

Près de 2.500 années après Hérodote, les choses changent assez peu sauf qu'aujourd'hui la lecture des cartes se pratique sur écran. Se repérer, se guider ainsi qu'observer toutes sortes d'activités humaines (trafic aérien*, maritime, routier), sans oublier l'espionnage... tout cela est désormais à la portée de tous. Grâce aux réseaux de satellites, aux applis GPS et aux dispositifs de vidéo-surveillance déployés dans les villes, on sait et on voit presque tout en direct. Quatre jours après le début du conflit en Ukraine, Alphabet, maison-mère de Google, a ainsi confirmé que Google Maps avait été désactivé du fait que cet outil de cartographie permettait de suivre, ou de repérer, en direct des mouvements de troupes.

Identifié grâce à une photo Google Street View

Dans cet univers numérique où la géographie est désormais traitée et pixélisée en temps réel, ce fut également grâce à la puissance de ces outils de cartographie que le mafieux Sicilien, Gioacchino Gammino, au terme de vingt années de cavale, fut identifié puis arrêté en Espagne après analyse d'un simple cliché dе Gооglе Ѕtrееt Vіеw, service de navigation virtuelle. Le criminel en cavale devait être à mille lieux d'imaginer que la voiture surmontée d'une caméra qui avait photographié la devanture de l'épicerie où il s'était arrêté allait causer son retour à la case prison.

Les données des appli GPS valent de l'or

Les informations enregistrées par ces applications qui cartographient nos territoires valent de l'or. Ici, elles servent à mettre la reconnaissance d'images urbaines au profit du développement de la voiture autonome, là, à emmagasiner des millions d'informations relatives aux données de transport des personnes. Au titre de l'article 109 de la loi « Climat et résilience », un futur décret est en préparation qui obligera Google Maps, Apple Plan, Waze... à transmettre aux organismes de transport des collectivités les données de navigations des voyageurs. Les élus locaux comptent sur ces précieuses informations pour mieux connaitre les habitudes de déplacements de leurs habitants, et donc adapter l'offre de transports locaux.

De leur côté, ces plates-formes numériques invoquent le respect de la vie privée de leurs utilisateurs pour justifier leur peu d'empressement à rendre public de telles informations. Nul doute que cela devrait conduire à un futur bras de fer accentué par le fait qu'une autre très récente loi (promulguée le 21 février dernier), loi dite « 3DS » (pour différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification de l'action publique locale), prévoit de sanctionner les applications qui ne respecteront pas cette obligation de communication des données de transport.

Manifestations contre Google Street View

Ne le nions pas, à chaque fois que l'on traverse une ville ou que l'on prépare un voyage, les informations géographiques rendues disponibles par ces applications qui cartographient et photographient la moindre parcelle de territoire sont d'une indéniable utilité. Mais, et comme toujours, c'est dans l'excès que la boîte noire peut surgir. Ce fut le cas au sujet de Google Street View lorsqu'en 2008 des manifestations éclatèrent dans plusieurs capitales européennes et en Asie lorsqu'il fut prouvé que les caméras de Street View montées sur des voitures avaient eu accès à des réseaux privés de Wi-Fi donc en situation de collecter des données personnelles.

Des enquêtes conduites dans plusieurs pays révélèrent que ces données « remontées des filets » de Google Street View pouvaient inclure noms, numéros de téléphones, ainsi que des informations bancaires insuffisamment sécurisées. Bref, des profils numériques complets. « Nous sommes mortifiés par ce qui s'est passé », s'empressa de déclarer le responsable de Google de la politique de confidentialité tout en rejetant la faute sur un ingénieur malintentionné ayant tenté une expérience en solitaire.

Un monde cartographié dans ses moindres recoins

En 2008, lancé sur son ambition de cartographier le moindre recoin de la planète, la division cartographie de Google (Google Maps) lança « Google Ground Truth » (l'hubris de ce projet pouvant se traduire par quelque chose comme « Google révèle la vérité terrestre »), un "applicatif" supplémentaire ayant pour objet de croiser et d'emmagasiner le plus grand nombre de données géographiques, notamment pour saisir la topographie de certains lieux très difficiles.

Pour cela, des caméras furent même placées sur des sacs à dos, des motoneiges ou encore accrochées à des ULM dans le but de prendre des images de sites vers lesquels les véhicules de Street View ne pouvaient évidemment se rendre. L'objectif final étant de produire des cartes d'une précision redoutable aux multiples couches agrégeant des « data » en tous genres.

La cartographie, instrument des empires

Pas de doute que si « Google tout-puissant » est bien cet arpenteur des temps modernes capable de tout mesurer et ainsi d'exceller en géographie descriptive, est-il pour autant ce « géographe systémique » à même d'expliquer le passé d'un territoire pour en comprendre toutes les strates du présent ? Pas si sûr...

Pour arriver à tracer ces liaisons complexes qui expliquent ce que sont les territoires, il faut se replonger dans les écrits d'Yves Lacoste. Tous s'inscrivent dans l'histoire longue de la cartographie en tant qu'instrument des empires. En ces temps géopolitiques très incertains, il faut en revenir à ces quelques fondamentaux : apprivoiser les cartes pour comprendre et expliquer ce que sont les territoires.

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(*) On consultera l'application « FlightRadar24 » pour voir en direct le trafic aérien dans le monde ou, « MarineTraffic », pour le transport maritime ; sans parler de « Waze » ou « Coyote » en ce qui concerne le trafic routier

Philippe Boyer

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Commentaire 1
à écrit le 09/03/2022 à 8:46
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On peut quand même se poser des questions sur la RGDP en se demandant si ses responsables n'ont pas prit des chèques de google puisque grâce à elle maintenant nous donnons l'autorisation à google de prendre et d'exploiter toutes nos données. Même mon...

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