Ce que les politiques fiscales de la Rome antique ont à nous apprendre

LA CHRONIQUE DES LIVRES ET DES IDÉES. Dans "Tribut" (éd. Les Belles Lettres) (*), l'historien Jérôme France met en évidence le rôle central de la fiscalité pour assurer, malgré les vicissitudes, la pérennité de la république et de l'empire durant des siècles. Foisonnant d'érudition mais s'adressant au grand public, l'ouvrage montre combien les choix de la Rome antique sont riches d'enseignement pour notre monde actuel.
Robert Jules
Statue du premier empereur romain, Auguste (né en 63 av. JC et mort en14 ap. J.-C.)
Statue du premier empereur romain, Auguste (né en 63 av. JC et mort en14 ap. J.-C.) (Crédits : Reuters)

L'histoire de la Rome antique fascine depuis des siècles. Comment une simple cité, constituée d'à peine quelques villages - les sept collines -, va, à partir de 750 avant J.-C., conquérir durant plusieurs siècles un immense territoire qui s'étendra de l'actuelle Angleterre jusqu'à l'Égypte, englobant tout le pourtour méditerranéen et une partie de l'Europe, avant de se disloquer en 476 après J.-C.? Jérôme France, professeur d'histoire ancienne à l'université Bordeaux-Montaigne, propose d'y répondre dans son livre "Tribut" (éd. Les Belles Lettres) (*) par une approche originale en se focalisant, comme l'indique le sous-titre, sur "une histoire fiscale de la conquête romaine".

L'ouvrage, érudit mais d'une lecture aisée, s'adresse à une large public d'autant que Jérôme France tire de son enquête des réflexions plus larges sur les caractéristiques générales de cette structure politique particulière qu'est un empire. Ainsi, au regard des volontés impériales à l'œuvre dans l'histoire du 16e au 20e siècle, "le moins que l'on puisse dire est que l'édification des empires coloniaux européens n'a pas vraiment contribué à édifier un monde plus stable", souligne l'auteur. De même, "les nazis n'ont su que piller sans retenue les pays qu'ils occupaient, asservir et affamer les populations, sans jamais se préoccuper de rallier à leur cause autre chose que des nervis tarés et des politiciens perdus", constate-t-il.

Intégrer les peuples conquis

Au contraire, Rome n'a eu de cesse d'intégrer les peuples conquis, "des milliers de communautés en fait, qui appartenaient à des milieux et à des cultures différents", rappelle Jérôme France. Pour cela, Rome accordait la possibilité de s'exprimer et de négocier, ce qui était "une forme mobilisatrice" qu'elle fondait sur la tradition et le modèle de la cité. Celui-ci perdurera malgré le passage de la royauté à la république puis à l'empire. Or, cette stabilité - relative - a été favorisée par la fiscalité. Elle "est de toutes les institutions civiques une de celles qui ont le mieux contribué à projeter ce modèle à travers l'extension universelle de l'empire", affirme Jérôme France.

L'expansion de Rome, qui débute par la soumission du Latium, de l'Étrurie, de l'Italie dans son ensemble, va permettre d'accumuler des moyens militaires et financiers pour bâtir l'empire méditerranéen. Pour contribuer à l'effort militaire, les dirigeants de la république vont créer vers la fin du IVe siècle "un impôt approprié, le tributum, tribut des citoyens romains." Ce "tributum" des citoyens, fixé en fonction de leur richesse, participe non seulement de l'effort de guerre mais se situe "au centre du modèle de la cité contributive". Même si les modalités de l'impôt ne seront pas les mêmes selon les lieux et les peuples soumis, cette participation financière sera le principe de l'intégration. Rome, en se fondant sur l'affirmation du droit de la victoire, mais aussi sur le souci de constituer une véritable communauté d'intérêt, rompait ainsi avec la forme élémentaire du butin pour établir un prélèvement réglé et négocié, que ce soit en Italie, Sicile, Espagne et Macédoine. Il s'agit là d'un "modèle original de la fiscalité impériale", souligne Jérôme France.

Un "concept proprement politique"

Pourquoi les peuples conquis ont-ils accepté cela ? Leur consentement repose sur deux piliers : d'abord, la garantie de la paix - le "maître mot de la propagande impériale" - que les maîtres de Rome vont marteler comme argument au fil des siècles et, d'autre part, sa conséquence, autrement dit l'entretien de l'appareil de sécurité dont l'armée, pour assurer cette paix tant à l'intérieur de l'empire qu'à ses frontières, ce qui justifie l'imposition du tribut à tous. Mais la fiscalité est aussi un "concept proprement politique". Autrement dit, "la fiscalité ne se réduit pas à une rente et ne se limite pas à une courroie de distribution entre l'Etat et l'infrastructure économique et sociale ; elle est aussi un facteur d'autorité, de contrôle et d'intégration. Surtout, son principe, son établissement, et jusqu'à son recouvrement, sont déterminés en premier lieu par des ressorts politiques", explique Jérôme France.

L'impôt "touche à la justice sociale"

En effet, des cités, des royaumes, des tribus dont la culture différait grandement de celle de leurs nouveaux maîtres ont vu dans cette demande leur intérêt. Car Rome avait compris, comme le disait Cicéron, que "la violence et la terreur ne permettent pas d'asseoir durablement un empire". Au contraire, l'impôt "touche à la justice sociale et à la représentation politique".

L'acquitter permet d'appartenir à une communauté, d'établir un lien de confiance dans le gouvernement, d'autant plus s'il est juste et bien réparti, offrant un avenir plus optimiste pour ceux qui s'étaient initialement opposés à Rome et avaient été battus. En effet, ils bénéficiaient d'un ensemble de possibilités nouvelles offertes par Rome.

"Sous l'effet de l'uniformisation tendancielle du droit, de la convertibilité et de la solidité de la monnaie, de l'extension des infrastructures et de la diminution des coûts de transaction, sans oublier une conjoncture climatique favorable, l'Empire romain était devenu un vaste espace économique ouvert et connecté. Les classes supérieures en furent les principales bénéficiaires , mais un peu partout, les classes moyennes les plus énergiques se virent offrir des occasions favorables de mobilité et d'ascension sociale. Les salaires des travailleurs ordinaires avaient suivi une courbe ascendante. Quant aux plus pauvres, libres ou non libres, ils vivaient selon des standards très éloignés de nos pays développés, mais parfois mieux ou pas plus mal que dans bien des actuels pays moins avancés; beaucoup étaient sous-alimentés, mais il n'y avait pas de famines générales, et dans un monde où un citoyen sur cinq peut-être vivait en ville, l'accès aux activités, aux équipements et aux réseaux de la civilisation urbaine était un gage appréciable de subsistance", explique Jérôme France.

Rome apportait donc non seulement une protection mais aussi "un modèle politique et culturel puissamment attractif, en un mot, une civilisation", souligne l'auteur. Et même si l'impérialisme romain pouvait être brutal et cupide et ne manifestait guère d'état d'âme, et l'historien livre de nombreux exemples concrets de ces agissements, il avait au moins quelque chose à offrir.

Héritiers de cette histoire

De fait, nous sommes les héritiers de cette histoire. L'État moderne tel qu'il est apparu en Europe plonge ses racines dans l'empire romain, en passant de "l'État domanial" du Moyen-Age, financé par ses propres revenus, à l'État financé par l'impôt prélevé sur le secteur privé pour alimenter son budget. Or, "le prélèvement économique opéré par l'État pour couvrir ses besoins et la manière dont le produit de ce prélèvement est employé exercent une influence considérable sur le destin d'une nation", indiquait l'économiste Joseph Schumpeter, cité par Jérôme France, dont l'ouvrage montre finalement combien la Rome antique a encore beaucoup à nous apprendre.

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(*) Jérôme France "Tribut, une histoire fiscale de la conquête romaine", éditions Les Belles Lettres, 550 pages, 25,90 euros.

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Robert Jules

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Commentaires 3
à écrit le 03/01/2022 à 9:45
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Le destin d'un empire c'est d'empirer ! comme son nom l'indique...

à écrit le 03/01/2022 à 9:32
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Le tribut des tribus ! Les tribunaux !

à écrit le 03/01/2022 à 3:17
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Nos republiques ne sont que de pales copies de Rome. Certes l'esclavage etait a deplorer, mais l'exploitation des masses depuis le debut de l'ere industrielle n'est rien en comparaison. Voir les massacres en regimes communistes et autres merveilleuse...

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