2039 : Universal Translator Babel traduit la voix en simultané

#30ansLaTribune - La Tribune fête ses 30 ans. A cette occasion, sa rédaction imagine les 30 événements qui feront l'actualité jusqu'en 2045. Le 9 novembre 2039 : Google l’a annoncé par un message sur sa célèbre page d’accueil, la barrière des langues est officiellement abolie grâce à l’Universal Translator Babel, capable de traduire la voix et de la restituer instantanément dans la langue de votre interlocuteur.
Sarah Belhadi
"L’apprentissage d’une quelconque langue est devenu superflu."

Une - Universal Translator Babel

Les plus âgés d'entre nous se souviennent de la maîtrise de l'anglais «so perfect» de la française Christine Lagarde, ancienne ministre des Finances et directrice générale du FMI. La presse anglo-saxonne prenait alors un malin plaisir à nous rappeler que celle qui était devenue la première femme présidente de la République française était assurément la seule de nos compatriotes capable de parler la langue de Shakespeare sans la massacrer. A leur décharge, les arguments en ce sens ne manquaient pas. Une séquence filmée en 2005 et diffusée dans un JT - journal télévisé, un format que nos plus jeunes lecteurs ne connaissent pas, puisqu'il a été supprimé en 2028 en raison de l'avènement de chaînes d'info en continu - montrait un ancien Premier ministre, du nom de Jean-Pierre Raffarin, se risquant à quelques mots en anglais : « The yes needs the no to win against the no ». Il évoquait alors, en 2005, la nécessité de voter «oui» à un référendum pour une Constitution européenne, à laquelle personne ne compris jamais rien au passage. Bref, les Français étaient nuls en anglais.

Extension du domaine de la mémoire

Mais tout cela n'est plus qu'un lointain souvenir. Car, Google - devenu un Etat autonome avec ses autres compères des GAFA, Amazon, Facebook et Apple qui ont migré dans une île du Pacifique en 2032 -, a annoncé, juste à la charnière de la nouvelle décennie 2040, la mise en service de son Universal Translator Babel. Désormais, un logiciel traduit instantanément vos paroles, puis les restitue dans la langue de votre (ou vos) interlocuteur(s). « Useful in each circonstance », se tuent à répéter les affiches publicitaires sur les immeubles, dans les gares, dans votre Uber (ex-taxi) ou encore dans les toilettes des bars. Autant dire que l'apprentissage d'une quelconque langue est devenu superflu. Alors, faut-il s'en réjouir ?

En 30 ans, Google est parvenu à attirer les scientifiques les plus brillants de la planète. Avant de mourir, Stephen Hawking a souhaité léguer l'intégralité de ses connaissances à la firme de Cupertino. Dans l'indifférence générale. Mais le géant tentaculaire a également bénéficié de flux migratoires sans précédent. En 2025, de nombreux réfugiés politiques à la recherche d'un emploi ont accepté de travailler pour le géant du net. Souvent pour de très bas salaires. Sans contrat de travail, au nom de la généralisation dans le monde du statut d'auto-entrepreneur. Mais des Syriens, des Turcs, des Russes -condamnés à l'exil en raison d'un contexte politique devenu insoutenable- ont nourri l'ogre planétaire. 6 000 langues sont désormais disponibles : l'anglais, le chinois mais aussi le perse, le swahili. Google dispose donc désormais de facultés sémantiques. En l'espace de 15 ans, des données réunissant des milliers de mots, de tournures de phrases et d'expressions ont été stockées. Google a réussi là où Facebook et consorts ont jadis échoué : réunir suffisamment de données sur l'humanité. Au passage, le géant californien a gagné le pari du « transhumanisme ». La technologie nous a dotés de nouvelles capacités, repoussant les limites de l'existence humaine, mais sans accomplir pour autant le rêve du surhomme nietzschéen.

La dictature du pragmatisme

Dans la Silicon Valley, l'idée du traducteur universel est à l'étude depuis plus de 30 ans à l'Université de la Singularité, un centre de recherches dédié aux technologies du futur. Les créateurs originaux dont Ray Kurzweil, ex-ingénieur en chef chez Google, en étaient persuadés. L'alliance de l'intelligence artificielle, des nanotechnologies et des neurosciences pourra répondre aux enjeux liés à l'alimentation, la santé ou l'énergie. En mars 2014, lors d'une conférence donnée par Kurzweil, le chef de file du mouvement transhumaniste, avait alors vanté l'avènement de cet homme robot aux capacités extensibles... devant un auditoire dubitatif. Nous y sommes.

Il y a quelques jours, la Tribune assistait au G20 à Addis-Abeba en Ethiopie. Le pays a connu une très forte croissance ces quinze dernières années en raison de la généralisation des énergies renouvelables. Dans la salle de réception qui réunissait les plus grands de ce monde, Google a choisi de frapper un grand coup. En plein dîner officiel. Alors que le président français Louis Sarkozy parlait à son homologue chinois Jack Ma Junior (le fils du fondateur d'Alibaba), le logiciel a procédé à une traduction instantanée de leur conversation.

Certes, l'échange entre les deux protagonistes fut assez convenu. La traduction pas très compliquée. Mais cette fois-ci, on ne vit aucun invité daigner faire l'effort de comprendre son interlocuteur. Alors que certains se délectaient de brochettes de sauterelles (la viande de boeuf a été retirée du marché en raison d'une résurgence de l'encéphalopathie spongiforme bovine), d'autres vantaient à l'envi le pragmatisme d'un tel concept. Plus de perte de temps, ni d'échange superflu. La maîtrise des langues étrangères est devenue obsolète.

Humain, trop humain

De façon contre-intuitive, le logiciel Babel de Google est parvenu au résultat inverse à celui recherché. On espérait une libération et une plus grande union entre les peuples. En fait, il a limité au strict nécessaire les conversations entre les individus. Certains d'entre vous se rappelleront peut-être ô combien les discussions dans une autre langue que la vôtre peuvent être intéressantes et drôles, bien qu'elles exigent une gymnastique mentale. Le géant du web a anéanti «la part d'interprétation inhérente à la traduction », scandaient une dizaine de traducteurs hier encore, devant l'ex-bâtiment de l'Académie française. Pour rappel, l'institution a été cédée par l'Etat à la multinationale Airbnb en 2038. L'ancien temple de « l'exception culturelle française » accueille désormais des touristes... en crise de culture.

Si des humains sont à l'origine de la collecte de vocabulaire dans une multitude de langues, c'est un robot qui se charge d'agréger des contenus. Il y a trente ans, la Tribune avait interrogé Marc Lacheny, maître de conférences en études germaniques. L'universitaire soutenait qu'un robot ne pourrait jamais atteindre le même niveau de précision qu'un humain dans l'exercice de traduction. «Je n'y crois guère, mais la conséquence serait une automatisation de l'humain. C'est la vieille question des liens entre traduction automatique et traduction humaine : quelle serait encore la place de l'humain dans l'activité de traduction ? Or, nul robot - même très élaboré - ne serait capable d'établir les liens cognitifs extrêmement complexes qui se font dans le cerveau du traducteur lorsqu'il traduit», expliquait le maître de conférences, avant d'ajouter : «La traduction n'est pas - malgré les outils technologiques, les logiciels de traduction - une science exacte, et elle nécessite à la fois des compétences linguistiques pointues et des connaissances culturelles et encyclopédiques précises. »

Google va-t-il tuer Heidegger ?

Autrefois, les intellectuels se posaient donc la question du sens des mots. A juste titre.« Les limites de mon langage sont les limites de mon univers», écrivait Wittgenstein, le philosophe du langage autrichien dans son Tractatus logico-philosophicus. Bref, il ne saurait y avoir de traduction sans interprétation. Certains mots n'ont d'ailleurs jamais trouvé d'équivalent. En allemand par exemple. Le Google Universal Translator sera-t-il capable de traduire l'intraduisible «Dasein» du philosophe Heidegger, ou se contentera-t-il d'afficher un «not found» vous signifiant que ce mot (combinaison de « être » et de « étant ») n'a pas d'équivalent ? Le doute est permis.

On peut d'ores et déjà s'attendre à une uniformisation du langage dans les prochaines années. Le fameux traducteur de Google pourra-t-il saisir les subtilités du langage, c'est-à-dire le second degré, la nuance, l'ironie ? Si ce jour arrive, le robot supplante l'homme. Mais peu importe. Le débat d'idées a désormais laissé place à la dictature du pragmatisme et de la facilité.

Sarah Belhadi

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Commentaires 2
à écrit le 10/01/2016 à 8:28
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Bravo pour cet article pertinent et original Sarah

à écrit le 15/12/2015 à 17:20
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Sans doute que l'on s'entendra, mais ce n'est pas sur que l'on se comprendra...

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