Pour un bouclier antimissile véritablement « européen »

OPINION - L'ancien chef d'état-major de l'armée de l'air, le général Jean-Paul Paloméros, et l'ancien haut dirigeant d'EADS (devenu Airbus) Denis Verret plaident pour un véritable bouclier antimissile européen. En revanche, lancé par l'Allemagne en 2022, le bouclier antimissile européen, l'European Sky Shield Initiative (ESSI), provoque un « un certain malaise » en raison des multiples interrogations que ce projet suscite. Par le général d’armée aérienne (cr) Jean-Paul Paloméros, chef d’état major de l’Armée de l’air (2009-2012), Commandant Suprême Allié Transformation OTAN (2012-2015), membre du Conseil d’EuroDéfense-France et Denis Verret, ancien cadre dirigeant (2000-2010) d’EADS (devenu aujourd’hui Airbus) et membre du Conseil d’EuroDéfense-France.
Pour évoquer les interrogations majeures que pose le projet de bouclier antimissile de l'Allemagne (système israélien Arrow 3, en photo), « comment qualifier d'européen, un bouclier, auquel 15 pays européens, membres de l'UE et/ou de l'OTAN n'adhèrent pas, du moins en l'état de la proposition » (Jean-Paul Palomeros et Denis Verret)
Pour évoquer les interrogations majeures que pose le projet de bouclier antimissile de l'Allemagne (système israélien Arrow 3, en photo), « comment qualifier d'européen, un bouclier, auquel 15 pays européens, membres de l'UE et/ou de l'OTAN n'adhèrent pas, du moins en l'état de la proposition » (Jean-Paul Palomeros et Denis Verret) (Crédits : Handout .)

Le Chancelier Scholz a lancé le 29 août 2022 à Prague l'initiative d'un bouclier antimissile européen, l'European Sky Shield Initiative (ESSI). Un an et demi plus tard, une première évaluation donne une impression mitigée, un certain goût d'inachevé. Gerald Ford, sans avoir droit à beaucoup de références dans le Dictionnaire des Citations, en a produit une d'une vérité implacable : « un mauvais plan ne peut pas être bien exécuté ». En le paraphrasant de façon moins univoque, on pourrait dire : un plan imparfait ne peut qu'être imparfaitement exécuté... !

Les besoins d'une défense antimissile européen

Il ne fait pas de doute que le sujet choisi est bien d'importance stratégique si l'on considère la masse des attaques conventionnelles de la Russie s'abattant sur l'Ukraine ou récemment de celles du Hamas sur le territoire d'Israël, ou encore plus récemment des attaques houthies par drones ou missiles en Mer Rouge. Il s'agit aussi d'anticiper tout développement de capacités d'actions aériennes par drones ou missiles de la part d'adversaires potentiels (étatiques ou pseudo étatiques). L'apparition de menaces de missiles hypersoniques, mais aussi le recours aux essaims de drones et aux Systèmes d'Armes Létales Autonomes (SALA), donne la mesure de la complexification des systèmes de défense antiaérienne et antimissile à mettre en place.

En Europe, la guerre d'Ukraine déclenchée par une grande puissance membre permanent du conseil de sécurité de l'ONU fait peser la menace de l'extension d'une guerre de haute intensité sur notre continent et pose clairement la question éludée jusqu'à ce jour des besoins d'une défense antimissile européenne. Certes l'Alliance atlantique a établi une première capacité anti-missile balistique dans le cadre de l'IAMD (NATO Integrated Air and Missile Defence), mais celle-ci est limitée et concentrée essentiellement sur les menaces qui affectent le flanc sud de l'Alliance.

Cependant, on ne peut évoquer la perspective d'une défense antimissile européenne sans la prise en compte de la dissuasion nucléaire de l'OTAN, ainsi que de celles des puissances nucléaires que sont la France et la Grande Bretagne. Il s'agit dès lors de trouver un équilibre entre les besoins légitimes de défense anti-aérienne face aux menaces conventionnelles, que ce soit sur nos territoires ou dans le cadre de projection des forces, et une course en avant sans issue vers un bouclier antimissile infranchissable telle que le fut l'Initiative de Défense Stratégique de Ronald Reagan.

Des questions en suspens

Pour revenir aux ambitions de l'initiative allemande, il convient de souligner la capacité de persuasion dont l'Allemagne a fait preuve en obtenant le soutien de principe de 18 pays européens. Dès octobre 2022, Belgique, Bulgarie, République Tchèque, Estonie, Finlande, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, Norvège, Slovaquie, Slovénie, Roumanie, Grande- Bretagne (en tant qu'observatrice), puis en février 2023, Danemark et Suède rejoignent l'initiative, puis en juillet 2023, Autriche et Suisse. Cette capacité d'entraînement de l'Allemagne est le résultat d'un investissement de long terme dans le concept de Nation-Cadre (Nato Framework Nation Concept- FNC) lancée par l'OTAN en 2014. Toutefois, pour réussir, ce projet ambitieux doit répondre à un certain nombre de questions à ce jour en suspens.

Pour évoquer les interrogations majeures que pose cette initiative, comment qualifier d'européen, un bouclier, auquel 15 pays européens, membres de l'UE et/ou de l'OTAN n'adhèrent pas, du moins en l'état de la proposition : France, Italie, Espagne, Pologne, Portugal, Grèce, Croatie, Chypre, Irlande, Luxembourg, Malte, trois autres pays des Balkans occidentaux membres de l'OTAN, auxquels il faut ajouter la Grande-Bretagne, simple observatrice à ce stade.

Une deuxième interrogation découle de la première : la concertation préalable au sein l'OTAN en particulier avec les pays nucléaires européens a-t-elle été conduite ? Il s'agit en effet de s'assurer de la cohérence du développement des capacités conventionnelles envisagées avec la dissuasion nucléaire, avec la défense anti-missile balistique (DAMB)  et avec la capacité complémentaire de  frappe dans la profondeur (Deep Strike) de nature à contribuer à dissuader l'attaquant éventuel. Le caractère prééminent de l'interopérabilité dans tout concept de défense aérienne a-t-il été suffisamment pris en compte ?

A ce stade le système Arrow 3 acquis en septembre dernier par l'Allemagne auprès d'Israël Aerospace Industries pour 4 milliards d'euros s'intègre-t-il dans l'IAMD (Integrated Air & Missile Defence) de l'OTAN ! Il s'agit là d'une condition indispensable pour assurer la pleine efficacité de l'acquisition par l'Allemagne d'un système d'intercepteur exo-atmosphérique, qui aujourd'hui est sans équivalent en Europe et qui devrait le rester faute de projet européen de même nature.

Une autre interrogation majeure résulte du fait que l'initiative allemande ne met en avant que des solutions allemandes pour la courte portée (IRIS T notamment), américaine (Patriot) pour la moyenne portée et israélienne (Arrow 3) pour la longue portée, en oubliant d'autres solutions européennes disponibles à court et moyen terme. On peut citer à cet égard les systèmes existants et les projets de dimension européenne développés par MBDA : fusion des compétences en missile tactique de la Grande-Bretagne, de la France, de l'Italie et en partie de l'Allemagne et qui constitue un exemple de consolidation la plus avancée de l'industrie de défense européenne. MBDA concentre en effet 80 % des compétences de l'Europe dans les missiles tactiques, ce qui lui permet de faire jeu égal avec les grands leaders américains, Raytheon, Boeing ou Lockheed Martin.

L'initiative allemande, en déniant la recherche de solutions européennes, contredit l'objectif partagé dans la Boussole Stratégique adoptée à l'unanimité des 27 états-membres de l'UE en mars 2022. Celle-ci prône en particulier le renforcement de la base industrielle et technologique européenne de défense pour assurer un certain niveau d'autonomie stratégique tout en contribuant ainsi au renforcement de l'Alliance Atlantique...

Un certain malaise

Toutes ces interrogations se traduisent par un certain malaise qui montre les limites de l'initiative allemande :

- Pourquoi seuls dix pays alliés de l'OTAN sur les 16 pays otaniens ayant rejoint l'initiative ont signé le MOU du 11 octobre dernier à Bruxelles (memorandum of understanding to further develop the European Sky Schield Initiative) : Allemagne, Belgique, République Tchèque, Danemark, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Les Pays-Bas, la Slovénie : pourquoi la Bulgarie, la Finlande, la Norvège, la Slovaquie, la Roumanie et la Grande-Bretagne (observatrice) ne l'ont pas signé ?

- Certes, la Roumanie s'est associée avec l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Espagne, quant à eux déjà équipés de Patriot, à une acquisition de 1.000 Patriot de nouvelle génération (GEM-Guided Enhanced Missile) pour 5,5 milliards de dollars par le biais de la NSPA (Nato Support and Procurement Agency). Le fournisseur COMLOG est une Joint Venture entre MBDA Allemagne et RTX (ex Raytheon). MBDA Allemagne devrait être également associé au fabricant israélien IAI pour le ARROW 3. Cependant son directeur général Thomas Gottschield a souhaité préciser publiquement que son « objectif principal reste la coopération européenne ».

- Il est frappant de constater que certains des 19 membres actuels de l'initiative ont retenu des options européennes d'acquisition qui ne figurent pas dans la « shopping list » allemande : pour la très courte portée, le Mistral a été retenu par la Belgique, la Hongrie, l'Estonie, solution acquise antérieurement en Norvège, Finlande et Autriche. Pour la courte portée, la Grande-Bretagne a retenu le CAMM (Common Anti-Air Modular Missile), comme la marine suédoise. Il convient également de mentionner l'extrait suivant de la toute récente 'Déclaration entre la France et la Suède relative à un partenariat stratégique renouvelé..., qui touche précisément à notre sujet : « La France et la Suède soulignent leur volonté commune de renforcer leur coopération en matière de surveillance et de défense aérienne, pour contrer les menaces futures ». Il faut également noter qu'en lieu et place du radar de défense aérienne allemand de Hensoldt généralement associé au système de courte portée IRIS T, le Danemark et la Lituanie ont retenu le radar de défense aérienne GM200 (Global Master 200) de Thales qui équipe déjà les Pays-Bas et la Norvège. On peut noter enfin que la Finlande vient de retenir un autre système israélien d'intercepteur extra-atmosphérique que le Arrow 3 : le David's Sling proposé par Rafael et Raytheon.

- Ne serait-il pas judicieux, plutôt que de prédéterminer le choix de certaines solutions, de disposer des retours d'expérience des systèmes antiaériens et antimissile déployés en Ukraine, ainsi que des systèmes israéliens confrontés aux attaques saturantes du Hamas ou encore des défenses anti-drone et antimissile activées en Mer Rouge ? la liste qui suit n'est pas exhaustive, mais les systèmes MBDA de très courte portée Mistral, de courte portée VL-Mica ou de moyenne portée Mamba ou les systèmes de défense aérienne NASAMS (National Advanced Surface-to-Air Missile System), de fabrication américaine et norvégienne y sont en opération. Pourquoi ne figurent-ils pas dans la shopping list de l'initiative allemande, au seul profit de la solution germanique de l'IRIS-T, du Patriot ou du Arrow 3 ?

- Autre signe d'un malaise vis-à-vis de l'initiative allemande qu'il n'a même pas citée, le Commissaire européen Thierry Breton, lors de la 34ème Conférence Européenne de défense et de Sécurité le 13 octobre dernier a mis en exergue le développement technologique supporté par le Fonds Européen de Défens (FED) de deux solutions d'intercepteurs hypersoniques : « autant de briques qui pourraient constituer, le moment venu, les bases d'un véritable bouclier européen de défense aérienne et anti-missile- un Eurodôme ».

- Face aux insuffisances manifestes de l'ESSI, à la fois en termes de globalité de l'approche (définition des espaces européens à protéger et variété des menaces à contrer) et de prise en compte de solutions européennes à même de réponde à ces besoins, la France a tenu mi-juin 2023, en marge du Salon du Bourget, une Conférence sur la Défense Aérienne de l'Europe. L'objectif de cette conférence était de susciter une prise de conscience des Européens sur la nécessité d'avoir une approche plus stratégique et plus prospective de la défense antiaérienne et antimissile en Europe. Cette démarche collective devrait permettre à terme de préciser les besoins opérationnels et de définir les capacités requises en fonction de l'ambition et du degré d'indépendance européenne souhaités. A l'issue de la Conférence, se sont proposées pour tenir des conférences du même type la Grande-Bretagne, l'Italie (qui devrait tenir sa Conférence en mars prochain) mais aussi l'Allemagne (qui n'a toujours pas précisé son agenda). Cela est de bon augure si ce n'est que l'Allemagne a déjà fait des choix qui semblent irréversibles en dépit de ce que le ministre allemand Boris Pistorius a affirmé haut et fort sur le caractère ouvert de l'initiative. Pour cela faudrait-il encore qu'elle soit ouverte concrètement à d'autres options. Une véritable « ouverture » qui ne saurait être du type « take it or leave it », ou « get out away of my way », comme on a pu l'entendre parfois... !

- Comme annoncé, la Grande-Bretagne a tenu la 2ème Conférence, en marge du Salon DSEI (Defence & Security Equipment International) début septembre 2023, avec l'objectif de débloquer par le haut la situation : elle vient de faire circuler vers les pays  européens concernés un projet de LOI appelée DIAMOND, dont l'objectif double serait de prendre en compte la globalité des menaces aériennes et missiles pesant sur l'intégralité du continent et toutes les solutions européennes propres à les satisfaire à court, moyen et long terme.

Une approche conceptuelle par le haut

Cette approche conceptuelle par le haut est indispensable pour identifier les besoins en fonction des menaces actuelles et prévisibles, déterminer les priorités, identifier les solutions existantes et lancer les projets à même de répondre au défi d'une défense anti aérienne globale et intégrée. Il s'agit aussi de faire preuve de réalisme dans un contexte budgétaire contraint et d'optimiser les efforts financiers en commun tout en renforçant la BITD européenne, qui ne manque pas de compétences éprouvées et en développement en la matière.

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Commentaires 13
à écrit le 06/02/2024 à 13:02
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Europe n’est pas l’État de tous les peuples européens, mais un concept géographique et en partie une assemblée d’États souverains, chacun avec ses propres perspectives et intérêts. Amener tout le monde à un dénominateur commun équivaudrait à la quadr...

à écrit le 06/02/2024 à 12:59
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Europa ist kein Staat aller europäischen Völker, sondern ein geografischer Begriff und teilweise eine Versammlung von souveräner Staaten, die alle ihre eigenen Sichtweisen und Interessen haben. Alle auf einen gemeinsamen Nenner zu bringen, käme der...

à écrit le 05/02/2024 à 17:23
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Bonjour, bon déjà un bouclier anti missile est particulièrement difficile a réaliser... Une protection partielle des grandes ville demande un effort particulièrement important... Bien sûr ils ne faut pas le dire... Les industriels souhaitent beauco...

à écrit le 05/02/2024 à 15:22
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C’est intéressant. Je ne pense pas qu’une approche basée sur un type de radar ou de missile soit adaptée. Chacun voudra le sien. Une évaluation, même rationnelle rencontrera des objections. En revanche, le partage d’informations entre différents syst...

à écrit le 05/02/2024 à 14:09
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Qui va attaquer la France ? Qui ? Et pourquoi ? Il est tellement plus productif d'employer le système mis en place sous Mitterrand et les socialiste , l'accès à notre territoire tout azimut et la naturalisation par milliers . Il n'y a rien à sauver ...

à écrit le 05/02/2024 à 12:16
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Ce que nous observons depuis un certain temps est que les élites francaises sont persuadées que la France ne peut plus être grande Nation sans l'apport de l'Allemagne ou de l'Europe!!! Une sorte de demission. En Allemagne par contre il n'y a pas ce s...

le 06/02/2024 à 12:49
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@ Appache La majorité des Français ignore encore que la France n’est plus une grande puissance depuis 1940 au plus tard. De nombreux Français ont l’illusion que la France peut faire face à n’importe quel agresseur, même sans partenaire d’alliance. ...

à écrit le 05/02/2024 à 11:53
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Et les grands gagnants seront, une fois de plus si le projet se réalise..... Je vous laisse deviner. Il n'y a aucune confiance à accorder dans la politique de Défense allemande en partenariat..Tous le monde le sait mais en bon politique français, n...

à écrit le 05/02/2024 à 10:43
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@Valbel89 > C'est triste à écrire, mais il n'y a que la menace de l'arme absolue qui reste dissuasive. @Dossier51 > Les Allemands d'aujourd'hui sont en majorité démocrates. Vos critères sont d'une époque révolue (heureusement)

à écrit le 05/02/2024 à 9:20
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La seule assurance est la protection nucléaire. Disposer d'une quantité suffisante de têtes nucléaires en bon état et faire savoir que la main ne tremblera jamais en cas d'attaque sur notre sol.

le 05/02/2024 à 15:29
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C’est un fusil à un coup. Ça ne fonctionne pas vraiment. Le scénario pour faire exploser cela est l’occupation de 10km2 de terrain en Estonie par des chars Russes. Allez vous déclencher l’Armagedon dans ce cas? Travaux pratiques: l’Iran viens de bala...

le 05/02/2024 à 21:05
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Et si le pays qui nous attaque a une défense antimissile qui détruit notre seul missile nucléaire on fait quoi après?

à écrit le 05/02/2024 à 8:05
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Ah non laissez tomber, avec les allemands dans l'équipe ils vont diriger les missiles anti-missiles sur les français tellement ils nous haïssent ! Penser défense avec l'allemagne est complètement incohérent.

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