Banques Centrales  : l'art de l'improvisation

CHRONIQUE. Les Banques Centrales naviguent à vue, et c'est une bonne nouvelle. En effet, dans un monde nimbé d'incertitudes, l'art de l'improvisation monétaire est particulièrement recommandé plutôt que l'interprétation austère d'une politique restrictive. Par Karl Eychenne, chercheur chez Oblomov et Bartleby.
(Crédits : LEAH MILLIS)

« Le Banquier est en liberté conditionnelle », ironisait Raymond Poincaré.

Mais que dire alors du Banquier central, dont la tête est mise prix avant même que d'avoir commis son méfait. Il faut dire que l'Histoire ne lui fait pas de cadeaux, le Banquier central se retrouve trop souvent en demeure de sauver le monde. Les crises se succèdent à une vitesse inhabituelle. Quelle mouche a donc piqué le grand horloger pour qu'il nous impose le retour d'une pandémie, de la guerre, et de l'inflation ?

Les crises aidant, le Banquier central a donc naturellement développé un complexe obsidional. Convaincu que le monde lui en veut, il se met alors sur la défensive. Il opte pour une démarche mal assurée, le pas hésitant, le mot mou, et le regard fuyant. Il s'agit d'éviter tout message trop claironnant, afin de ne pas inspirer de réaction exubérante des marchés.

« Si la catastrophe doit arriver, inutile de la prévenir et prendre le risque de hâter sa marche, elle viendra bien assez tôt », se dit le Banquier central.

D'où une inclinaison naturelle à la pensée conjuratoire consistant à attendre le pire pour être déçu en bien.

Mais alors, tout cela n'est-il pas contradictoire avec les hausses récentes des taux d'intérêt directeurs des Banques Centrales ? Mercredi, la Réserve fédérale américaine remontait ses taux directeurs à 4%. Quelques jours auparavant, la Banque Centrale européenne avait elle aussi relevé son taux de refinancement à 2%. Il y a quelques mois encore, tous ces taux étaient proches de 0%. Ces hausses de taux ne semblent donc pas cadrer pas avec ce qui a été dit au-dessus : la thèse d'une politique monétaire qui serait toute en retenue, limite couarde.

Et pourtant c'est vrai. Les niveaux atteints par les taux ne sont pas du tout prohibitifs. Ils sont à peine restrictifs. Pour que les taux témoignent réellement d'une volonté farouche des Banques Centrales de faire reculer l'inflation au plus vite et au plus bas, il faudrait que les taux soient bien supérieurs aux niveaux actuels. Très concrètement, il faudrait que les taux réels (taux auxquels on retranche l'inflation) soient bien supérieurs à ce qu'on appelle des taux neutres. Le taux neutre définit une forme de coût réel de l'argent dans un monde parfait, celui d'une économie qui ne connait pas la crise et suit un long fleuve tranquille.

Selon les sources (Banques Centrales, FMI, Commission européenne), les taux neutres américains et européens sont estimés entre 0 et 2%, soyons larges. Considérons maintenant les taux directeurs réels des Banques Centrales : quelle inflation doit-on considérer pour les calculer ? Qu'importe. Que vous preniez l'inflation à 10% actuelle, l'inflation à 2,5% anticipée par les marchés pour les 10 prochaines années, ou bien l'inflation à près de 3% anticipée par les agents économiques pour ces mêmes 10 prochaines années, les taux réels obtenus ne sont pas du tout prohibitifs. Au mieux, vous obtenez des taux directeurs réels à 2% à peine supérieurs aux taux neutres, au pire à -10%.

Bref, on ne peut pas dire, on ne doit pas dire, que les Banques Centrales pratiquent aujourd'hui une politique monétaire ultra-restrictive. Dire le contraire n'est pas un mensonge, c'est pire c'est de l'ignorance.

Et finalement, tant mieux. Si la politique monétaire ne récite pas sa leçon à la lettre, c'est peut-être une bonne nouvelle. Certes, cela pourrait passer pour de l'amateurisme, voire de l'incompétence. Mais en vérité, il s'agit d'une politique bien plus en phase avec un réel devenu capricieux.

« Nous vivons une suite de chocs intemporels », disait déjà Adorno.

Désormais, il semble qu'il n'y ait plus de récit possible. Le modèle semble buter contre un mur d'incertitudes. Il faut donc improviser.

Improviser ne signifie pas faire n'importe quoi, mais faire avec ce que l'on a. Un genre d'aventure sur le bateau de Thésée que l'on répare avec les seuls matériaux à disposition, sans être à quai. La musique est probablement le domaine où l'art de l'improvisation produit les miracles le plus impressionnants. Jadis, les Mozart, Chopin, ou Liszt n'étaient pas les derniers à improviser durant leurs représentations, démontrant que leur talent ne se résumait pas à la seule composition ou interprétation. Plus récemment, les initiés citeront le mythique concert de Keith Jarrett à Cologne. Et nul besoin d'évoquer le surnaturel, l'intervention divine ou la supercherie. En vérité, les maitres de l'improvisation ne partent jamais les mains vides lorsqu'ils se lancent dans une production sans filet devant leur public.

Tout comme le Banquier central contemporain, qui part d'un thème qu'il connait bien, la lutte contre l'inflation, mais y ajoute ses effets personnels inspirés du moment. Un véritable artiste vous dis-je.

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