Marchés  : de l'appétit à l'apathie pour le risque

CHRONIQUE. Jour après jour, l'investisseur prend conscience du mal qui l'accable. Il est devenu inapte à apprécier le risque, abruti par des années de traitement monétaire ultra - accommodant. Un mal qui n'a pas que des conséquences financières mais aussi existentielles... Par Karl Eychenne, chercheur chez Oblomov et Bartleby.
(Crédits : BRENDAN MCDERMID)

Les marchés d'actions sont pilonnés de maux divers depuis près de 3 ans : Covid, Ukraine, inflation, et taux. Autant de bonnes raisons pour que l'investisseur ne soit pas d'humeur très jouasse, acariâtre lui siérait mieux désormais. En cohérence, les performances des marchés sont donc négatives : presque -20% pour les États-Unis et la zone euro, depuis le début de l'année. Et pourtant, ce n'est pas cher payé.

En vérité, les contre - performances des marchés ne rendent pas justice à la morosité ambiante. -20% seulement, c'est a minima -50% que nous aurions dû observer compte tenu des hausses de taux d'intérêt survenues :  de 1,5 à 4% aux États-Unis et de 0,2 à 2,7% en France. Certes, on peut expliquer une partie de cette résilience par la contribution favorable des bénéfices des entreprises refusant de se cogner au réel, mais le compte n'y est pas. Le constat est plus troublant encore si l'on fait le compte depuis que tout a commencé, fin 2019 et la Covid. Depuis, le marché américain s'apprécie de près de 15%, et le marché euro baisse de seulement de -2,9%. Difficile à avaler, à moins que les marchés ne vivent pas sur la même planète.

D'ordinaire, l'investisseur ne reste coi face à l'adversité, il exagère les traits d'une crise plutôt qu'il ne les atténue pas.

« Lorsque la fin du monde est proche, l'investisseur devient irritable, soupe au lait, plus sensible au moindre prodrome annonçant l'évènement fatal... logique avec lui-même, l'investisseur devient alors réticent à détenir un actif risqué plutôt qu'un actif sans risque... », nous rappelle le bon sens.

Dans le manuel, on justifie d'ailleurs un tel comportement en démontrant que l'investisseur est fondé d'exiger une prime de risque plus élevée afin que le jeu en vaille la chandelle :

« l'investisseur exige un prix d'achat plus faible pour les actions, afin que le potentiel d'appréciation du marché compense l'aversion pour le risque exacerbée qu'il accepte de supporter... »

Sauf que, la prime de risque n'a pas fait ce qu'on attendait d'elle. Elle est restée apathique, étourdie, abrutie durant ces 3 années, alors que les crises auraient pu (dû) l'envoyer sur orbite. Quelles que soient les lectures de cette prime de risque par les plus grands spécialistes de la chose (Shiller, Damodaran, Cochrane...), elle n'a pas été le théâtre d'une mise en abîme des crises contemporaines. Pourquoi ? Pour une raison dont on réalise progressivement les motifs : la pratique de politiques monétaires ultra - accommodantes durant de longues années, des politiques qui pour rappel furent consubstantielles aux politiques de soutien gouvernementales du « quoi qu'il en coûte ».

Le feu... ça brûle !

Rien de nouveau dans ce qui va suivre, tout a déjà été dit par d'autres. Mais résumons l'affaire. Ces politiques ultra-accommodantes ont débranché l'erreur de la douleur de l'investisseur, dépossédant le risque de son pouvoir de nuisance, privant l'investisseur de sa faculté de souffrir. Rendu inapte à toute dramaturgie, l'investisseur fut consigné à la béatitude, souriant à tout puisque rien ne l'affligeait désormais. Plus sérieusement, il se produisit alors une forme de nivellement vers le bas, où les projets d'investissement ne furent plus soumis au tribunal de l'expérience (faillite ou rentable), mais couverts par l'assurance d'un refinancement à taux zéro ou d'un sauvetage labélisé « quoi qu'il en coûte ». Imaginez-le petit d'Homme posant la main sur la flamme pour la première fois, et ne ressentant aucune douleur.

Mais il y a plus troublant encore. Car cette vie de bohème de l'investisseur eut des conséquences financières, mais aussi existentielles... Le lecteur doit être prévenu. C'est à partir de maintenant que cet article devient un peu fumeux, peut-être.

L'appétit pour le risque comme volonté d'exister

L'appétit pour le risque est un concept qui dépasse largement le cadre de la finance. Il est une donnée essentielle, nécessaire, à la survie de tous les animaux, même (ou donc) de l'Homme. Si l'Homme veut éprouver les limites du réel, il doit faire preuve d'une certaine forme d'appétit pour le risque. Il doit chercher à se cogner au réel, pour reprendre encore une fois la formule de Lacan. L'appétit pour le risque est cette forme de pulsion nécessaire et salutaire, qui doit s'imposer afin d'oser.

Osons nous aussi :

« Les conduites à risque sont des sollicitations symboliques de la mort dans une quête de limites pour exister, ce sont des tentatives maladroites et douloureuses de se mettre au monde, de ritualiser le passage à l'âge d'homme (...). Les conduites à risques se distinguent absolument de la volonté de mourir, elles ne sont pas des formes maladroites de suicides, mais des détours symboliques pour s'assurer de la valeur de son existence », David Le Breton, Conduites à risques. Et ici pour un résumé de la réflexion.

On n'est pas obligé d'adhérer complètement à l'idée du bonhomme, mais peut être permet - elle d'éclairer sous un jour nouveau le concept d'appétit pour le risque de l'investisseur. L'appétit pour le risque permet à la fois à l'investisseur de donner un sens (risque financier) à ce qu'il accepte d'acheter. Et il permettrait, si l'on en croit Le Breton, de donner aussi un sens (risque existentiel) à ce qu'il accepte de vivre. Sans appétit pour le risque, l'Homme de la finance, et l'Homme tout court, seraient condamnés d'avance à l'errance béate, jusqu'à ce qu'un jour un mal quelconque frappe, fatalement.

Évidemment, tout cela ne nous dit pas où ira le marché demain. Cependant, cette réflexion n'est peut-être pas aussi fumeuse qu'elle en a l'air puisqu'elle nous alerte et nous oblige. En effet, nous voilà aujourd'hui confrontés à une fuite en avant de nos politiques monétaires, virant de bord de l'ultra - accommodant vers le durcissement afin de lutter contre l'inflation indésirable. Pour l'instant, l'appétit pour le risque de l'investisseur semble assez peu réceptif à un tel changement de ton du banquier central. Les marchés baissent, nous l'avons dit, mais bien moins que de raison en quelque sorte.

Or, si les politiques monétaires ultra-accommodantes sont vraiment la cause de l'apathie pour le risque, leur virée de bord vers le durcissement devrait piquer au vif l'appétit pour le risque, lui redonnant les moyens de sa cause. Dans un tel scénario, il est fort peu probable que les marchés d'actions restent alors à ces niveaux, bien trop haut donc.

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Commentaire 1
à écrit le 27/10/2022 à 15:11
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Quand on vous dit que c'est un jeu ! D'autre, osent dire que c'est un investissement ou un placement ... pour être sérieux !

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