ChatGPT, l'année zéro

OPINION. La labilité des trajectoires sociales, les bouleversements politiques, les crises économiques et le changement climatique, en plaçant la vitesse au cœur de notre quotidien, donnent l'impression d'une accélération de l'histoire. De sorte qu'il devient pratiquement impossible de trouver le temps du dialogue, de l'écoute de la disputation. Par Jamal Bouoiyour, enseignant-chercheur à l'Université de Pau.
(Crédits : Reuters)

 L'intelligence artificielle (IA) s'immisce naturellement et insidieusement dans ce bruissement et son nouveau-né, ChatGPT ne fait que confirmer cette cadence qui risque de devenir infernale. L'avènement de ce gong technologique est dans l'air du temps. Cependant, il pose plus de questions qu'il ne résout de problèmes.

Convivialité et passivité

ChatGPT permet un dialogue direct, sans pression, sans émotion, sans fioriture ; une question simple, une réponse simple. C'est ce qui fait sa force. C'est ce qu'apprécient les milléniaux. Sa convivialité est si ajustée - donnant l'impression d'avoir affaire à un humanoïde -, qu'on a de quoi être ébloui, envoûté, oubliant au passage qu'il s'agit d'un modèle probabiliste, qui fonctionne dans la logique de l'articulation du langage.

En dépit de l'entrainement sur des milliards de données, de l'apprentissage supervisé (ou profond, depuis l'avènement de GPT-4) et les vérifications par des humains (ou plutôt des petites mains ; les travailleurs kenyans payés 2 dollars l'heure pour filtrer les contenus nocifs), le rendu de ChatGPT est plutôt factice. Il doit être considéré, non comme un décalque de la réalité, mais plutôt comme un objet ouvragé, usiné, choisi (aléatoirement) qui correspond à une machinerie qui le fomente. C'est une fraction du réel ; il a quelque part un côté faux, sans qu'il soit lui-même tout à fait faux. Il est en deçà du langage. Il nous enferme dans l'immédiat, l'actuel, et concourt à nous désapprendre la capacité de fabriquer, d'imaginer et d'inventer des histoires. Il est propice à la paresse et peut nous contraindre à la passivité. Paul Valéry avait compris tôt que le progrès serait toujours la victoire du moindre effort. Il n'est plus besoin de se donner la peine de créer une ouvre pour être considéré comme un artiste.

Paul de Tarse est de retour

Question d'époque. Au début était le Verbe (en majuscule) avec toute l'épaisseur de l'écriture. Puis vint le verbe (en minuscule) avec un perroquet stochastique. Les majuscules rétrécissent, les grands mots s'érodent, les verticales s'affaissent. Frappée d'obsolescence technologique, l'antique plume est jetée, nonobstant, aux orties. Plus besoin de phraseurs, ni de rondeau ou de villanelle, les « start-upeurs » et « les travailleurs du clic » (« clickworkers ») suffisent. L'Espérance n'obnubile plus les hiérarques religieux, ni les caciques politiques dont c'était pourtant leur profession. Les temps ont changé tant pour les enfants de Dieu que pour les enfants de la romance.  La plume n'est plus une épée. C'est au Chatbot, aidé par le petit poucet (Michel Serre), de trancher, derechef, dans les secondes qui suivent. Tartempion peut émettre (et depuis peu, générer) son opinion à tout moment, à tout propos sans crier gare, ni s'occuper des donneurs d'ordre estampillés. L'homme nouveau est parmi nous, « le changement c'est maintenant », l'année zéro, c'est aujourd'hui, Paul de Tarse est de retour.

Frontières enjambées, législations abolies, langues désincarnées, lissage généralisé, équidistance de tout et de tous (Régis Debray). Et alors ? Le Cassandre grincheux rabat-joie ne peut s'empêcher de foncer le sourcil, comme un millénial qui écarquille les yeux en découvrant un imparfait du subjonctif dans un texte ou un point-virgule dans un courriel. C'est la fin de son monde (du Cassandre), mais pas la fin du monde. Un progrès (intelligence artificielle, puissance des ordinateurs, immensité de bases de données, multiplication des interconnexions) chasse un autre (mythe porteur des sociétés démocratiques), me diriez-vous.  Certes, mais alors quel est l'intérêt de lire des œuvres basées sur les mythes passés ? Nos plumitifs (au sens propre) ne se rapprochent-ils pas trop du septième seau ?

ChatGPT abolit les frontières ?

En plus d'abolir les frontières physiques, ChatGPT, par un apprentissage simple et rapide, annihilerait aussi les frontières patrimoniales (matérielles et/ou culturelles). Il aurait en effet la vertu de mettre à équidistance le fils du riche et le fils du pauvre, en mettant à égalité les héritages culturels. Plus besoin d'apprentissage, ni de culture puisque le Chatbot nous fournit, ici et maintenant, l'information. Il ne faut cependant pas se leurrer, ce programme informatique, pour révolutionnaire qu'il soit, ne peut par magie inhiber toutes les différences culturelles et matérielles. Certains, pourvus de réflexion profonde, de mémoire vivace et maîtrisant les temps fluides et frénétiques, pourront l'utiliser pour gagner du temps et performer autrement en se consacrant aux tâches les plus prestigieuses. D'autres, dépourvus de tels traits, trouveront que cet outil n'empêche en rien les différences intrinsèques.

Désarmer la gravité

Chassés par le gong technologique et les algorithmes énigmatiques de la culture du geek, il nous faut désarmer la gravité qui s'impose à nous et bazarder l'angoisse qui s'empare de nous à chaque nouvelle découverte. Et tant qu'à faire, il faut bien finir par croire à la valeur éducative de cette invention au nom imprononçable (ça fait partie du package). À condition de l'apprivoiser, de la domestiquer, de la démystifier. Autrement dit, adopter une éducation de la déconstruction, de la distance et de la réflexion afin de ne pas subir les injonctions des GAFAM et des LLM (large language models, acronyme anglais pour signifier les start-ups qui sont derrière les Chatbots). On ne peut accepter que l'IA régule nos interactions sociales, oriente nos désirs les plus profonds et décide de l'avenir de nos enfants. Il s'agit d'un enjeu sociétal.

Il est, dès lors, plus que nécessaire de faire l'éloge des passions longues, de la lenteur, du flegme. « Il n'est nul besoin d'aimer le monde qui vient pour le voir venir », disait Châteaubriant. Des paroles sages, à méditer en ces temps frénétiques.

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