Guerre, virus, ou climat : le calcul économique est partout

CHRONIQUE. Combien de sanctions économiques faudra-t-il appliquer afin de faire plier la Russie ? Combien de « quoi qu'il en coûte » faudra-t-il financer afin de résoudre la crise sanitaire ? Combien de dépenses faudra-t-il engager afin de lutter contre le réchauffement climatique ? Par Karl Eychenne, stratégiste et économiste.
(Crédits : Reuters)

Autant que nécessaire selon une certaine idée que l'on se fait de la philosophie morale. Autant que possible selon une autre idée plus en vogue, plus pragmatique selon les uns, plus cynique pour les autres. Ainsi va le monde. Il pratique un genre d'impératif catégorique minimaliste, pondéré, modéré, consistant à souffrir raisonnablement de l'action à mener afin de punir ou sauver.

« Les statistiques ne saignent pas », remarque Arthur Koestler. Par contre, elles peuvent donner la nausée.

Certes, il ne s'agit pas de fermer les yeux et de boucher les oreilles face à l'évènement qui survient. Il s'agit toujours de défendre l'idée que l'on se fait du droit des peuples à disposer d'eux - même, du droit des peuples à être soignés, du droit des générations futures à vivre sur une planète hospitalière, partout où cette idée semble bafouée. Mais il s'agit plus que jamais de le faire avec raison, au sens du latin ratio qui signifie compter, mettre en rapport les choses, les bénéfices et les coûts par exemple.

À sa décharge, le calcul économique est d'une efficacité redoutable, un chiffre peut habiller n'importe quelle variable sans aucune distinction de genre : automobiles, fruits, smartphones, légumes, malades, migrants... le chiffre sera traité de la même façon, obéira aux mêmes règles mathématiques, 1+1 fera toujours 2.

Platon nous suggérait pourtant un principe plutôt simple : « en toutes circonstances, choisis la justice ». Trop simple. C'est le « en toutes circonstances » qui fait tiquer. Il faut dire qu'il y a certaines circonstances qui coûtent plus que d'autres. Inévitablement, ce genre de réflexion motive le genre de question suivante : quel prix économique l'Europe est-elle prête à payer pour intervenir dans le conflit ukrainien ? D'une manière générale, combien de dépenses sommes-nous prêts à supporter pour sauver ce qui doit l'être ?

Le calcul russe

L'arme de dissuasion économique ne peut pas s'adresser à n'importe qui, et il se trouve que la Russie n'est pas n'importe qui. Il ne s'agit pas d'étouffer la bête, car nous avons besoin d'elle. Certes, il s'agit de faire front commun contre l'envahisseur, mais pas d'avancer tête baissée. La sanction économique est un coût, pour les deux. C'est pour cette seule et unique raison que la sanction énergétique n'a pour l'instant pas été retenue par l'Europe pour faire plier la Russie : nous priver du gaz et du pétrole russe est un luxe que nous ne pouvons pas nous offrir. Trop tôt, nous ne sommes pas capables de faire sans la Russie. Alors faute de mieux, l'Europe brasse la cage, ce qui se traduit par l'instauration de multiples sanctions économiques annexes, censées faire mal au porte-monnaie, mais surtout à celui de l'adversaire.

Le calcul sanitaire

Oui, mais le « quoi qu'il en coûte » de la crise sanitaire alors, n'est -ce pas la preuve que le calcul économique a ses limites ? Oui et non. Oui, car indéniablement, les autorités ont sorti le carnet de chèques. La dette publique a bien bondi, mais pas le taux de chômage. Non, car on se demande bien comment les autorités auraient financé leur « quoi qu'il en coûte » sans la politique monétaire ultra-accommodante de la Banque Centrale européenne (BCE). Il faut quand même rappeler que depuis près de 10 ans maintenant, toute la dette qui est émise par les États de la zone euro s'est retrouvée infine dans le bilan de la BCE. Aucun tour de magie ou manœuvre frauduleuse, tout était légal et même parfaitement justifié... tant que l'inflation était quasi inexistante et permettait aux taux d'intérêt d'errer à 0 %. Mais que se passera-t-il si une nouvelle crise sanitaire survient aujourd'hui ? Alors que l'inflation est dopée par les cours de l'énergie ? Nos gouvernants pourront - ils se permettre un nouveau « quoi qu'il en coûte » ? La BCE  vient de donner quelques éléments de réponse la semaine passée : « la fête est finie », la politique monétaire va bien devenir de moins en moins accommodante pour les mois à venir. La Banque Centrale américaine est bien plus agressive encore. Feu le « quoi qu'il en coûte ».

Le calcul climatique

Mais peut-être que l'exemple le plus évident est celui de la crise climatique. Elle démontre sans équivoque que le calcul économique est bien devenu la voix de la sagesse des gouvernants, la seule capable de les convaincre que l'urgence c'est maintenant, ou plus tard. Inutile de parler des COP à répétitions. Tous ces débats d'experts se résument en un taux : le taux d'intérêt socialement responsable, ou pas. Il faudrait que ce taux soit suffisamment faible pour rendre le financement des réformes supportables à un horizon donné, sinon il faut reporter les réformes, car trop cher. Curieux, mais c'est un peu comme si vous disiez qu'au-delà d'un certain niveau de taux d'intérêt, le feu ne brûle plus. Tout récemment, la leçon inaugurale de Christian Gollier au Collège de France illustre de manière éclatante cette consécration du calcul économique dans le traitement de la crise climatique, avec un point d'attention particulier sur le fameux prix du carbone, qui s'est envolé suite à la crise russe.

On connaissait l'économisme, ce système d'analyse qui tend à tout expliquer (y compris les idées, les valeurs, les sentiments) par le jeu de facteurs, de concepts, de dogmes économiques. Moins connu peut-être est l'économiasme qui propose quelques côtés moins sympathiques du calcul économique.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 6
à écrit le 14/03/2022 à 14:37
Signaler
Démonstration implacable, rien à redire, sauf .... quid de la disponibilité ex ante de données pertinentes, représentatives et non biaisées pour fonder l'analyse économique et justifier les mesures, justes, à mettre en oeuvre?

à écrit le 14/03/2022 à 14:23
Signaler
Démonstration implacable, rien à redire, sauf .... quid de la disponibilité ex ante de données pertinentes, représentatives et non biaisées pour fonder l'analyse économique et justifier les mesures, justes, à mettre en oeuvre?

à écrit le 14/03/2022 à 13:01
Signaler
"Les faits sont têtus, il est plus facile de s'arranger avec les statistiques" Mark Twain

le 14/03/2022 à 14:26
Signaler
Churchill ne croyait qu'aux statistiques qu'il avait lui-même trafiqué.

le 14/03/2022 à 17:06
Signaler
"Un mort c'est un drame, un million de morts c'est une statistique" Staline

à écrit le 14/03/2022 à 12:00
Signaler
Ce que les gens ne comprennent pas, c'est que lorsque l'état dépense 10 milliards d'euros, il les prend forcément dans la poche des français, étant donné que rien ne se perd, rien ne se crée. 10 milliards de dépense de l'état, c'est 150 € pris dans l...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.