L'affaire Huawei : de quoi s'agit-il vraiment ?

OPINION. Depuis deux ans, l'administration Trump soulève d'importantes questions à propos de Huawei. La firme chinoise représenterait un risque réel pour la sécurité et l'intégrité des infrastructures télécoms des démocraties occidentales. Par Sébastien Canderlé, Conférencier à Imperial College London
(Crédits : MATTHEW CHILDS)

Nul ne sait si les accusations de Washington sont justifiées ou si elles participent d'une stratégie de négociation avec Pékin. Cependant, pour qui connaît les méthodes employées par les sociétés high-tech américaines, un tel acharnement est sujet à caution.

Collecte systématique de données

Depuis des lustres, Google et Facebook amassent les données à caractère privé de leurs utilisateurs. Le plus souvent, ces pratiques se déroulent à l'insu des personnes concernées.

Lorsqu'en mai 2019 Google retira l'autorisation d'accès à ses logiciels à Huawei, le patriotisme fit place à la mauvaise fois. Gardons à l'esprit que la décision de Google d'offrir gratuitement son logiciel Android aux fabricants de smartphones lui permet de suivre les utilisateurs d'une application à l'autre, vendant les données de localisation à des fins commerciales afin d'optimiser son offre auprès des publicitaires.

Les utilisateurs du moteur de recherche éponyme savent que la barre installée dans leur navigateur peut épier chacun de leurs mouvements sur la toile. Mais peu d'entre eux se souviennent que l'application Street View de Google a utilisé ses voitures pour élaborer les plans des villes tout en collectant les noms des particuliers ainsi que leurs adresses, numéros de téléphone et de cartes de crédit, mots de passe, courriers électroniques et documents médicaux par l'intermédiaire de transmissions Wi-Fi mal cryptées (1).

En proche collaboration avec la Central Intelligence Agency (CIA) et la National Security Agency (NSA), deux administrations responsables de la protection du territoire américain, ce même Google a développé, dans les années qui ont suivies les attaques du 11-Septembre, des applications d'analyse de données personnelles et des programmes de prédiction pour anticiper de futures attaques terroristes (2).

D'un point de vue purement commercial, Google n'était que le pionnier d'une longue série de firmes obsédées par le pillage et la monétisation de megadonnées. Amazon Echo, par exemple, surveille les utilisateurs à leur propre domicile et est désormais en mesure de le faire dans l'enceinte de leur voiture, accumulant d'innombrables informations telles que leurs habitudes d'achat, leurs dates d'anniversaires et celles de leurs enfants, ou encore leurs conversations concernant des soucis de santé. De telles applications enfreignent la loi. Leurs créateurs attendent que les régulateurs leur courent après. Ces derniers courent toujours.

L'incursion dans la vie privée de tous les segments de la population est devenu le mode opératoire des firmes technologiques et, comme l'a dévoilé Edward Snowden en 2013, d'agences gouvernementales. Prenons comme cas d'école Palantir, spécialiste en intelligence de réseaux comptant comme mécènes la CIA et Peter Thiel, administrateur et business angel de Facebook et conseiller de Donald Trump. On comprend mieux que Washington souffre d'espionnite aiguë.

Une longue histoire

La collaboration entre l'État et le secteur privé n'est pas une pratique récente. Durant la guerre froide, Edwin Land, l'inventeur du Polaroid et de techniques qui révolutionnèrent la photographie, travailla étroitement avec l'armée de l'air et la CIA pour aider avions et satellites-espions à prendre des photos à haute résolution (3). En parallèle, les gouvernements américains développaient des produits tels que le GPS et la reconnaissance vocale par l'intermédiaire de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), créée en 1958 sous Eisenhower, un ancien général des armées.

ARPANET, l'ancêtre de l'Internet, était le réseau de communication de DARPA. Il n'y a donc rien de surprenant à ce que le web soit devenu une formidable arme d'espionnage. Nombre d'anciens de DARPA travaillent d'ailleurs à la Silicon Valley.

Si Huawei utilise ses équipements 5G pour surveiller les utilisateurs et que ByteDance, une autre société chinoise actuellement dans le collimateur de Washington, en fait de même avec son réseau social TikTok, ces groupes ne feraient que s'aligner sur un continuum d'exploitation et de manipulation des données numériques qui commença il y a bien longtemps.

Certains voudraient faire la distinction entre l'infrastructure de Huawei d'un côté et les plate-formes du cloud de l'autre. Google et Facebook ont déjà investi des milliards de dollars dans l'installation de cables sous-marins et autres réseaux propriétaires (4).  Pourquoi tous deux seraient-ils prêts à placer gratuitement des ballons et satellites au dessus de zones rurales d'Afrique et d'Asie?(5) Il ne s'agit pas de projets humanitaires pour fournir l'accès au web de façon désintéressée.

Le risque d'espionnage industriel est un sujet sérieux, mais l'infraction à la vie privée est tout aussi problématique. En tant que consommateurs, les citoyens européens ne veulent pas plus que leur données soient commercialisées ou détournées par des firmes américaines que chinoises. Pour leurs gouvernements, l'espionnage n'est pas plus noble ou acceptable parce qu'il vient de Washington ou Palo Alto plutôt que Beijing ou Shenzhen. La Cour de Justice européenne l'a, par ailleurs, reconnu dernièrement en invalidant le "Privacy Shield", l'accord de bouclier de protection concernant le transfert des données personnelles de citoyens européens aux États-Unis.

Retour à un monde multipolaire

En bon élève et membre de l'alliance de renseignement anglo-saxonne dite "Five Eyes", regroupant également l'Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis et le Canada, Londres a choisi de démanteler les composants Huawei de son réseau 5G. Le Canada n'a pas encore pris sa décision. Vu que Toronto n'hésita pas, en décembre 2018, à mettre la directrice financière et fille du patron-fondateur de Huawei aux arrêts en attendant son extradition vers les États-Unis, un alignement sur la politique américaine semble une formalité.

L'hostilité de l'administration Trump ne servirait-elle pas à établir un pôle géopolitique et sécuritaire anglo-saxon en contre-pouvoir à la Chine, et peut-être même à l'Union Européenne?

Il est légitime de se poser la question. Jusqu'à présent, Washington n'a pas jugé aussi pressant de sanctionner les actes abusifs de surveillance de ses propres entrepreneurs. Tant que les méfaits de ces derniers continueront sans entraves, un tel zèle interventionniste pour bloquer Huawei ou TikTok restera teinté d'une partisanerie protectionniste.

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Pp 146-148 The Age of Surveillance Capitalism, Shoshana Zukoff
Pp 124-126 The Age of Surveillance Capitalism, Shoshana Zukoff
Loonshots, Safi Bahcall, pp 110-112
Data-Economy.com, 13 October 2016, 11 April 2017, 23 January 2018
https://www.wired.co.uk/article/google-project-loon-balloon-facebook-aquila-internet-africa

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Commentaires 2
à écrit le 24/07/2020 à 12:26
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Tout à fait d'accord avec votre analyse. De toute façon, faire ce qu'exige Trump, c'est très louche ! Il est évident que c'est une guerre technologique lancée par les US qui n'acceptent pas qu'une entreprise technologique non US devienne trop puissan...

à écrit le 20/07/2020 à 15:16
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Tout à fait d'accord avec l'analyse car les USA ont une idéologie hégémonique et ce qu'ils peuvent est interdit aux autres .Ce qui est anormal soit c'est interdit pour tous ou permis à chacun pour rétablir un équilibre géostratégique.Les USA peuvent ...

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