Le « commerce entre amis » ne doit pas être guidé par les seuls intérêts économiques

OPINION. Dans une note du 22 mai 2023 publiée sur le blog du FMI, Kristalina Georgieva, Gita Gopinath et Ceyla Pazabasioglu respectivement DG, DG adjointe (et ex-cheffe économiste) et Directrice de la Stratégie du FMI, pointent les risques qu'encourt l'économie en cas de fragmentation géo-économique. Par Philippe Naccache et Julien Pillot, Enseignants-chercheurs, Inseec Grande Ecole, Omnes Education.
Philippe Naccache et Julien Pillot
Philippe Naccache et Julien Pillot (Crédits : DR)

En ligne de mire : la progression du « commerce entre amis », lequel promeut des logiques de blocs de partenaires commerciaux alignés derrière des valeurs et des règles communément partagées, en opposition au multilatéralisme qui a largement prévalu jusqu'ici. Janet Yellen, secrétaire au Trésor américain, en faisait d'ailleurs l'éloge devant le think tank Atlantic Council en avril 2022, avant que Christine Lagarde ne lui emboîte le pas en juillet de la même année dans le cadre des Rencontres économiques d'Aix-en-Provence.

Il faut dire que les ruptures des chaînes d'approvisionnement durant la crise de la Covid ont donné un souffle nouveau aux discours érigeant la souveraineté économique et l'autonomie stratégique au rang de priorités absolues, tandis que la Guerre en Ukraine ou les tensions dans le Pacifique ont ravivé la question du financement d'économies aux valeurs (in)compatibles avec celles promues en Occident.

Aux sources des guerres commerciales

En opposition avec cette régionalisation du monde, les responsables du FMI ont tenu à souligner les apports de l'intégration économique et du libre-échange : augmentation de la productivité et des niveaux de vie, triplement de l'économie mondiale, et sortie d'1,3 milliard de personnes de l'extrême pauvreté. A en croire les auteurs de cette note, nous aurions à faire un choix entre « céder aux forces de la fragmentation géoéconomique qui donneront naissance à un monde plus pauvre et plus dangereux ; ou redéfinir nos modalités de coopération, de façon à répondre plus efficacement aux défis collectifs »

Sans remettre en question ce constat, il nous semble cependant que la note du FMI souffre de deux points aveugles malheureux. En premier lieu, elle passe sous silence l'impact que la compétition internationale a pu avoir sur la montée des inégalités de revenu et de patrimoine. Dans leur ouvrage de 2022 « Les guerres commerciales sont des guerres de classes », les économistes Matthew Klein et Michael Pettis développent l'idée originale selon laquelle tirent leur source dans la montée des inégalités. Celles-ci prennent racine d'une part dans la pression exercée sur les salaires dans les pays exportateurs soucieux de pouvoir écouler leur production, et d'autre part dans les (menaces de) délocalisation qui contraignent également la rémunération du travail dans les pays importateurs. Il en résulte une concentration des richesses entre les mains de quelques détenteurs d'avoirs financiers au détriment des ménages ordinaires qui, partout, déplorent une dégradation de leur pouvoir d'achat.

Ce sont ces déséquilibres qui poussent les gouvernements, sous la pression populaire, à ériger des mesures protectionnistes. Ainsi, les guerres commerciales ne sont pas tant engendrées par les échanges commerciaux, que par les flux d'épargne, d'investissements et de capitaux.

Une plus juste redistribution des richesses

Nous touchons là du doigt une deuxième limite de la vision du FMI, qui peine à saisir pleinement les nouvelles réalités géo-économiques, et politiques, du 21e siècle. Loin d'un idéal d'ouverture et de coopération mondiale sur les grands sujets diplomatiques ou scientifiques, notre monde contemporain présente de profondes dissensions sur le plan de la répartition des richesses, des intérêts économiques ou des valeurs à promouvoir. Lorsqu'elles suggèrent d'adapter le niveau de coopération en fonction de valeurs partagées, Mesdames Yellen ou Lagarde ont parfaitement intégré ce principe de réalité à leur réflexion.

Les grands défis du 21e siècle exigent que le bloc occidental s'engage résolument dans une plus juste redistribution des richesses auprès de leurs citoyens, dans le financement de la transition écologique et énergétique et la protection du vivant, mais aussi dans la défense tout aussi ferme de notre idéal de progrès et des valeurs humanistes et démocratiques que nous avons en commun.

Et pèse de toute son influence économique, diplomatique et militaire pour entraîner d'autres puissances à suivre cette voie. En somme, prendre de façon déterminée la voie du pragmatisme, en rupture avec la « pensée magique » qui a prévalu jusqu'alors qui, outre de nous affaiblir sur le plan géopolitique et économique, et de faire le lit de tous les populismes, nous fait perdre un temps extrêmement précieux dans la lutte contre le changement climatique.

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Commentaire 1
à écrit le 20/09/2023 à 8:22
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Hou là ça c'est un article plus que pertinent, merci beaucoup. Cependant cette économie entre amis existe depuis toujours, c'est le principe oligarchique de nos sociétés à savoir le pouvoir détenu par un petit nombre de personnes et qui se le refilen...

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