D'abord, le silence. Un compositeur manie des symboles sonores. Les règles qui prévalent dans l'écriture musicale ont longtemps permis de se reposer sur une sémantique et une rhétorique musicales extrêmement codées, qui fonctionnaient comme un enchaînement de poncifs immédiatement déchiffrables. À côté de génies maîtrisant jusqu'au sublime ce langage, certaines époques ont vu surgir des cohortes de petits-maîtres se fiant à ces artifices éprouvés. Les compositeurs mineurs ont fleuri comme fleurirent puis furent oubliés les romanciers à l'eau de rose contemporains de Balzac ou de Stendhal.
Aujourd'hui, le langage musical a perdu cette systématicité rassurante. Cela signifie qu'il n'existe plus pour le compositeur de repères lui permettant de structurer son propos. Chaque nouvelle oeuvre est un recommencement. Certes, le métier rentrant, le compositeur se construit sa propre grammaire. Encore faut-il qu'elle soit cohérente avec les ambitions expressives qu'il lui assigne. Au regard des lois musicales prévalant à présent, elle est work in progress, éternelle réinvention, permanente innovation. Le risque est grand de perdre le fil d'un discours musical qu'il s'agit non plus de « composer » mais d'engendrer : sa plasticité pourrait le rendre insaisissable. Tels les écrivains qui cherchent dans la langue ce qui échappe au lieu commun pour en faire trésor - Joyce, Kafka... -, le compositeur doit sans cesse penser son langage, en redéfinir la norme, en revoir les présupposés. Aussi, notre temps est propice aux formes brèves, aux pièces courtes, aux fragments.
Un assourdissement confinant au silence
Risque opposé : le fracas. Nos vies sont gorgées de musique, les canaux la diffusant ayant crû exponentiellement. Le stock de musique enregistré depuis cinquante ans et couvrant un millénaire de création est disponible en deux ou trois clics. Et Internet donne à tout musicien le moyen de faire connaître sa production, avec parfois à la clé des succès planétaires. La production d'un compositeur donné, fût-il John Lennon, est de moins en moins audible car concurrencée par une offre pléthorique. Nous vivons un temps d'éclectisme et on peut déplorer l'indifférenciation musicale, la décadence des goûts, la médiocrité de la musique au kilomètre. Car c'est l'opposé que recherche un compositeur :
une voix singulière, une esthétique, une parole qui ne soient qu'à lui. Et sa création doit rivaliser tant avec le patrimoine issu de la tradition occidentale qu'avec la musique de grande consommation. Nulle complainte réactionnaire derrière ce constat, mais l'évidence d'un assourdissement qui confine au silence. L'oeuvre créée se perd dans le fracas ambiant - risque bien connu de tout compositeur, et contre lequel n'existe aucune assurance.
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