La mémoire à l'épreuve de l'époque : l'éducation, un bel exemple ?

[Rencontres Capitales] On a longtemps reproché à l'enseignement scolaire d'accorder un rôle excessif à la mémoire. Le « par coeur » régnait sur l'université médiévale, puis sur le collège humaniste et celui des Jésuites. L'école de Jules Ferry aimait les récitations exactes des tables, des règles de grammaire avec leurs exceptions, des dates et de l'altitude des montagnes...
Désormais, nous préférons les compétences et la créativité à la mémoire
"Désormais, nous préférons les compétences et la créativité à la mémoire" (Crédits : DR)

Depuis Rabelais et Montaigne, chaque nouvelle vague pédagogique s'est moquée des têtes trop pleines pour être bien faites. Cependant, au-delà des clichés, le rôle attribué à la mémoire pouvait s'expliquer par des raisons pratiques et culturelles. Les raisons pratiques d'abord : il faut apprendre par coeur quand les livres sont rares et précieux, quand les documents et les images sont inaccessibles, quand le manuel scolaire résume ce que chacun doit savoir. Dans Les Immémoriaux, Victor Segalen parle de ces Maoris capables de réciter la totalité des mythes et des généalogies, enfermés dans leur mémoire, puisqu'il n'y a pas de supports écrits, de bibliothèques, capables de les matérialiser. Des raisons culturelles ensuite et surtout : longtemps, l'éducation a eu pour objectif de transmettre des héritages entre les générations afin qu'elles se reproduisent à l'identique. Il faut que les jeunes deviennent comme les adultes qui les ont formés. Le rôle de la mémoire est d'autant plus essentiel que bien des connaissances, à commencer par celle des livres saints, ont un caractère sacré. La mémoire n'est donc pas seulement un outil, elle est une vertu, une mémoire collective et une fidélité.

Point n'est besoin de regarder loin de soi pour s'apercevoir que le rôle de la mémoire n'est plus aussi essentiel : alors que je connaissais quelques dizaines de numéros de téléphone par coeur, aujourd'hui mon téléphone s'en souvient pour moi. À l'école, tous les documents sont a priori accessibles par la grâce d'Internet et du stockage infini des informations et des connaissances. Pourquoi apprendre par coeur ce qu'un clic me donne si facilement ? Du point de vue culturel, nous savons désormais que, s'il faut toujours introduire les enfants et les jeunes dans un monde déjà là, il faut aussi les rendre capables d'agir dans un monde que nous anticipons mal. Il faut les préparer à l'imprévisible, et l'exercice de la mémoire perd ainsi sa position centrale ; nous préférons les compétences et la créativité à la mémoire.

Apprendre peu de choses, mais des choses « difficiles »

Les critiques adressées à cette mutation éducative et culturelle radicale ne procèdent pas toujours d'un simple réflexe conservateur. Le fait que l'information soit toujours disponible ne dit pas comment nous y repérer si nous n'avons pas mémorisé les règles élémentaires de l'organisation des savoirs, de la causalité et de la chronologie. Alors que les écrans proposent des informations et des faits coprésents, induisant un univers de corrélations infinies (les choses sont liées parce qu'elles sont là ensemble), la mémoire fait le tri et fixe des récits et des causalités serrés.

Ainsi, du point de vue cognitif, dans le monde des écrans, il n'est pas absurde de croire aux complots et aux fake news puisque les écrans mettent à plat ce que la mémoire trie, hiérarchise et ordonne. Du point de vue culturel, l'effacement de la mémoire collective, récit organisé et appris structurant les mémoires individuelles, peut finir par dissoudre tout lien social et tout sens du commun, notamment quand les mémoires singulières semblent plus légitimes et plus crédibles que l'histoire collective.

Réhabiliter le rôle de la mémoire, ce n'est certainement pas revenir au par coeur et aux textes sacrés. Quand tout est disponible, il n'est plus nécessaire de tout apprendre ; il est indispensable d'apprendre peu de choses, mais des choses « difficiles », c'est-à-dire des savoirs exigeants sur le plan cognitif, des savoirs reposant sur le travail de la mémoire, des compétences qui permettent de s'orienter dans un monde où les outils de l'information et de la communication pourraient se substituer à notre mémoire commune et à celle de chacun de nous.

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Commentaire 1
à écrit le 24/04/2018 à 7:47
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Il faut appliquer les 2 principes du discours de la méthode, l'analyse et la synthèse. Nous privilégions l'analyse et nous négligeons la synthèse.

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