Mikhaïl Gorbatchev, figure emblématique et tragique de la fin de l’URSS

OPINION. Son nom restera à jamais associé au démantèlement de l’URSS, qu’il n’a pourtant pas souhaité. Retour sur la vie de Mikhaïl Gorbatchev, l’un des acteurs historiques les plus marquants du XXᵉ siècle. Par Matthew Sussex, Australian National University
Mikhaïl Gorbatchev est mort le 31 août 2022.
Mikhaïl Gorbatchev est mort le 31 août 2022. (Crédits : Sergei Karpukhin)

Peu de dirigeants mondiaux auront joué un rôle historique plus important et, aussi, plus tragique que Mikhaïl Serguéevitch Gorbatchev, décédé ce 30 août à l'âge de 91 ans.

Il y a une sorte de logique dans le fait que le dernier dirigeant de l'URSS ait probablement été le seul à être doté d'une vraie humanité. Et il est assez glaçant de constater que Gorbatchev disparaît à un moment où la répression politique dans sa Russie natale est redevenue étouffante et où le spectre du conflit armé en Europe, qui a longtemps plané sur la région pendant la guerre froide, est devenu réalité.

Durant ses années au pouvoir, Gorbatchev a justement cherché à réduire aussi bien le degré de répression politique que les risques de guerre. Il a contribué à l'ouverture de la société soviétique, encourageant l'espoir de changement et le débat alors que ses prédécesseurs faisaient tout pour étouffer l'un comme l'autre. Il a tenté de revitaliser l'URSS, qu'il voyait rejoindre la « Maison européenne commune » au cours du siècle à venir, dont il annonçait qu'il s'agirait d'un « siècle de paix ».

Les réalisations de Gorbatchev

Parmi les nombreuses réalisations de Gorbatchev, la négociation avec les États-Unis de traités de réduction des armements tient une place à part. Ces pourparlers se déroulèrent lors de plusieurs sommets avec le président américain Ronald Reagan. Quand en octobre 1986, à Reykjavik, il déclara à Reagan que les États-Unis et l'URSS devraient éliminer les armes nucléaires, il a pris de court l'ensemble de l'establishment américain de politique étrangère qui, au départ, ne voyait en lui qu'une version plus jeune des gérontocrates auxquels il avait succédé.

Quelques mois plus tôt, après avoir hésité dans un premier temps, il avait admis la réalité et l'ampleur de la catastrophe de Tchernobyl, tout en étant parfaitement conscient que reconnaître la portée de la tragédie l'affaiblirait tant sur le plan intérieur qu'extérieur. En 1988, il a unilatéralement réduit les forces du Pacte de Varsovie en Europe, sans attendre un accord réciproque avec les pays de l'OTAN.

Au début de son mandat, il a établi une bonne relation personnelle avec la première ministre britannique Margaret Thatcher, qui a confié à la BBC qu'il était un homme avec lequel l'Occident pouvait faire affaire. Il a retiré les forces soviétiques d'Afghanistan en 1988-1989, et a admis que leur présence dans ce pays constituait une violation du droit international.

Il a refusé d'intervenir dans de nombreuses manifestations spontanées visant à renverser les dirigeants communistes en place dans les pays du Pacte de Varsovie, et fait pression sur ceux-ci pour qu'ils n'utilisent pas la force contre leurs propres citoyens.

Surtout, il a été le principal architecte d'un grand projet visant à ranimer l'économie de l'Union soviétique (par la « perestroïka », ou restructuration), sa société (par la « glasnost », c'est-à-dire l'ouverture) et sa politique (« demokratizatsia », démocratisation).

Une carrière linéaire

Son ascension dans les rangs de la « nomenklatura » ne laissait pas nécessairement présager que, une fois parvenu au sommet du pouvoir, défendrait un programme aussi radical. Né en 1931, fils de paysans de Stavropol - une région touchée de manière cataclysmique par la collectivisation forcée de l'agriculture -, le futur premier secrétaire a suivi une voie toute tracée pour devenir influent dans la politique soviétique.

Il rejoint le Komsomol (la ligue de jeunesse du Parti communiste) et est admis à la faculté de droit à l'université d'État de Moscou. Après être devenu premier secrétaire de Stavropol, puis chef de la section régionale du parti, il commence à cultiver une image de réformateur modéré, offrant des primes et des lopins de terre privés aux cultivateurs et éleveurs méritants qui dépassaient les normes de production agricole fixées par les autorités.

Sa carrière politique aurait pu en rester là. Mais comme de nombreux membres de l'élite politique à avoir réussi, il a bénéficié de protections haut placées, en l'occurrence de la part du principal idéologue du PCUS, Mikhaïl Souslov, et du chef du KGB, Iouri Andropov, les deux hommes voyant en lui un jeune responsable à grand potentiel - profil d'autant plus précieux que la direction soviétique apparaissait de plus en plus sclérosée.

Se positionnant comme un adversaire déterminé de la corruption, Gorbatchev est promu au Comité central du Parti, puis au Politburo, le principal organe de décision de l'URSS. En 1982, à la mort du secrétaire général du PCUS Léonid Brejnev, en poste depuis 1964, Andropov prend les rênes et offre à Gorbatchev un contrôle croissant sur l'économie. Ce dernier devient dans les faits la deuxième personnalité la plus puissante de la scène politique soviétique, et s'empare du poste de secrétaire général en 1985, à la suite du décès d'Andropov un an plus tôt, suivi de celui de son successeur Konstantin Tchernenko.

L'homme de l'effondrement

Bien que Gorbatchev ait été vénéré à l'Ouest comme l'homme qui a mis fin à la guerre froide, il a été presque tout aussi vilipendé dans son pays, vu par bon nombre de ses concitoyens comme un dirigeant stupide qui a provoqué ce qu'il n'avait même pas prévu : l'effondrement de l'URSS. L'Europe et les États-Unis se souviendront surtout de lui comme d'un grand artisan de la paix ; pour les Russes, il aura personnifié l'instabilité et le déclin.

Lorsque les dominos communistes d'Europe de l'Est sont tombés en 1989, avec pour point culminant la chute du mur de Berlin en novembre et la défection d'une grande partie de la main-d'œuvre de Berlin-Est vers l'Ouest pratiquement du jour au lendemain, l'URSS a perdu son empire. Elle était également en train de perdre son idée nationale unificatrice.

La principale raison en est que les réformes sociales de Gorbatchev ont été couronnées de succès tandis que ses réformes économiques, elles, se sont soldées par un échec cuisant. La perestroïka n'a fait que révéler la profonde inefficacité et la corruption galopante de l'économie planifiée soviétique. Le « programme d'accélération économique » initial a abouti à l'élaboration du fameux « plan de 500 jours » destiné à transformer en un an et demi une économie planifiée en économie de marché. Pour faire passer ses réformes, Gorbatchev s'est appuyé sur un groupe de jeunes technocrates, alors même que de nombreux membres de la vieille garde restaient à des postes de direction.

Les campagnes de lutte contre l'alcoolisme qu'il a lancées lui valurent le sobriquet méprisant de « Secrétaire aux eaux minérales », et les goûts dispendieux de sa femme Raïssa en matière de vêtements occidentaux suscitèrent la colère populaire. Le fossé entre les performances économiques de l'État et la capacité du peuple à les critiquer se creuse.

Gorbatchev se rend compte un peu trop tard que l'Union est en train de craquer. En 1990, année où il reçoit le prix Nobel de la paix, il envoie l'armée réprimer les troubles à Bakou et ordonne un blocus de la Lituanie qui vient de voter pour son indépendance.

Le putsch et l'effacement

Alors que Gorbatchev a de plus en plus de mal à maintenir l'URSS en vie, la vieille garde soviétique lance un coup d'État en août 1991, et l'assigne en résidence surveillée dans sa villa de Foros, une station balnéaire de la mer Noire. Boris Eltsine, le président de la Fédération de Russie, devient alors le visage de la résistance, imitant Lénine en montant sur un char et exigeant la libération de Gorbatchev ainsi que des élections libres et équitables. L'armée russe refuse de tirer sur la foule des manifestants ; le coup d'État échoue.

Gorbatchev rentre à Moscou politiquement très affaibli. Il démissionne dès le 24 août de son poste de secrétaire général du PCUS, puis, le 25 décembre, de son poste de président (créé en 1990), devenu caduc après que les parties constitutives de l'URSS ont négocié la fin du traité de l'Union et le début de leur propre souveraineté. En tant que président de la Russie, principale composante de l'Union soviétique, Eltsine héritera du siège de l'URSS au Conseil de sécurité des Nations unies et, un peu plus tard, de la totalité de son arsenal nucléaire.

Gorbatchev se présente à l'élection présidentielle russe de 1996, mais n'obtiendra que 0,5 % des suffrages. Il écrira des livres et des Mémoires. Dans les dernières années de sa vie, alors qu'il se faisait de moins en moins présent dans la vie publique, il en est venu à exprimer ses regrets sur la façon dont l'histoire s'était déroulée. Au départ, il a loué la capacité de Vladimir Poutine (devenu président en 2000) à unir la Russie, mais, comme l'a révélé en 2022 le journaliste russe Alexeï Venediktov, il a été amèrement déçu par le fait que Poutine avait détruit tout ce qu'il avait tenté de créer.

En fin de compte, la tragédie de Gorbatchev aura résidé dans sa foi injustifiée dans l'économie soviétique et dans le fait qu'il a pris le désir d'autodétermination nationale de la population de l'URSS pour une manifestation de volonté de revitaliser l'idée soviétique.

Pourtant, sa foi dans un progrès éclairé et sa volonté de prendre des risques pour y parvenir contrastent fortement avec la caricature à laquelle ressemble la Russie d'aujourd'hui. L'humanisme cher à Gorbatchev, aussi imparfait fût-il, n'a pas sa place dans la Russie de Vladimir Poutine.

À l'instar d'autres réformateurs tragiques de l'histoire, le principal héritage de Gorbatchev est donc de nous rappeler ce qui aurait pu être, plutôt que ce qui s'est produit.

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Par Matthew Sussex, Fellow, Strategic and Defence Studies Centre, Australian National University

La version originale de cet article a été publiée en anglais.

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