Pour que les agriculteurs cessent d’être de « parfaits inconnus »

OPINION. La philosophe Gabrielle Halpern déplore la méconnaissance du travail de la terre, l'instrumentalisation des enjeux agricoles et la réduction du sujet à sa catégorie statistique. Or, le lien qui unit la société et les gens qui la nourrissent dépasse toutes ces dimensions. Affaibli, il doit être renouvelé.
« En réalité, la crise que nous traversons n'est pas seulement économique, financière, sociale, écologique, institutionnelle, territoriale ou politique », estime la philosophe Gabrielle Halpern.
« En réalité, la crise que nous traversons n'est pas seulement économique, financière, sociale, écologique, institutionnelle, territoriale ou politique », estime la philosophe Gabrielle Halpern. (Crédits : Frédérique Touitou)

« Il est tout de même bizarre que ces hommes qui se sont donné du mal pour fabriquer la nourriture que tu manges, les vêtements que tu portes ou la maison que tu habites, toutes ces choses essentielles pour ta vie, soient tous de parfaits inconnus », écrivait l'auteur japonais Genzaburô Yoshino dans le livre Et vous, comment vivrez-vous ?, publié en 1937. Depuis cette année, la situation s'est-elle vraiment améliorée ? Il semblerait au contraire que ce contact perdu dans la chaîne de valeur perdure et que les blocages actuels des agriculteurs en colère en soient l'un des tristes symptômes.

En réalité, la crise que nous traversons n'est pas seulement économique, financière, sociale, écologique, institutionnelle, territoriale ou politique ; ce que nous vivons, c'est avant tout une crise de notre rapport à la réalité, comme si les liens avaient été rompus entre la nature et la société, entre les agriculteurs et les consommateurs. Combien d'enfants pensent-ils que les carottes râpées poussent dans les placards ? Il suffit de se rendre au Salon de l'agriculture pour le constater chaque année : si ce salon annuel n'existait pas, beaucoup de gens n'auraient pas vu une vraie vache de leur vie. « Comment donner un sens à sa vie si on ne prête pas attention à son alimentation ? C'est le départ de tout », pour reprendre les mots de Guillaume Gomez, ambassadeur de France pour la gastronomie, l'alimentation et les arts culinaires (1).

Le marketing politique autour du « pouvoir d'achat » a imposé dans les esprits qu'il fallait sans cesse tirer les prix vers le bas

Alors que la guerre en Ukraine avait déjà commencé à mettre sous le feu des projecteurs la question géopolitique essentielle de la souveraineté alimentaire, l'agriculture n'a malheureusement pas été l'objet d'une véritable attention politique. Pire, par populisme, le marketing politique autour du « pouvoir d'achat » a imposé dans les esprits qu'il fallait sans cesse tirer les prix vers le bas, créant ainsi l'illusion que les choses, les objets, les aliments, - le travail tout simplement -, n'avait pas de valeur. Au contraire, le véritable courage politique exigerait de redonner au travail la valeur qu'il mérite et permettre à tout un chacun de pouvoir en vivre dignement.

L'erreur est d'avoir considéré l'agriculture comme un secteur comme un autre en difficulté, alors qu'elle ne constitue pas un « secteur ». La faute est d'avoir appréhendé les agriculteurs comme une catégorie socio-professionnelle comme une autre, alors que le corps citoyen ne saurait se laisser découper ainsi en morceaux sans que cela ne crée d'absurdes frontières, de stupides injonctions contradictoires et de terribles fractures. Cette logique catégorielle était le meilleur moyen de faire émerger un « eux », comme si l'agriculture n'était le problème que de ceux qui la font et n'était pas également la responsabilité de tous les autres citoyens.

L'agriculture doit devenir un véritable point de repère pour notre pays

En réalité, le drame est que l'agriculture n'a pas été l'objet d'une juste considération civique. Car oui, nous avons oublié que cette question relève du contrat social et que nous tombons dans un piège, lorsque les membres de ce contrat social se méconnaissent, voire s'ignorent, et que certains deviennent de parfaits inconnus pour les autres. L'agriculture ne peut pas être un sujet dont on parle une fois par an lorsqu'a lieu le Salon de l'agriculture ! Il est temps de prendre conscience que cette question, qui embrasse des enjeux économiques, territoriaux, démographiques, écologiques, énergétiques, alimentaires, sanitaires, éducatifs, touristiques, culturels et sociaux, doit revenir au cœur du débat public et faire l'objet d'une grande politique publique.

Il ne faut pas seulement recréer des ponts entre la société et l'agriculture, il faut que l'agriculture devienne un véritable point de repère pour notre pays (2). Elle est déjà en train de prendre ce chemin, en hybridant ses modèles économiques, ses compétences et ses métiers, en devenant un creuset de solutions concrètes en matière énergétique, climatique et écologique, ainsi qu'une source d'inspiration en matière d'innovation sociale, au travers de ses coopératives (3). Lentement mais sûrement, l'agriculture s'ancre dans la Cité : pour redonner de la force à notre contrat social, il faudra qu'il s'inscrive dans un nouveau « contrat naturel » pour contredire 87 ans plus tard Genzaburo Yoshino...

 (1) Gabrielle Halpern et Guillaume Gomez, Philosopher et cuisiner : un mélange exquis - Le Chef et la Philosophe, Editions de l'Aube, 2022.

(2) Gabrielle Halpern, « Quand le monde agricole sera hybride », note de prospective publiée par la Fondation Jean Jaurès.

(3) Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Eloge de l'hybridation, Le Pommier, 2020

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Commentaires 7
à écrit le 27/01/2024 à 8:03
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Ben leur travail de la terre est une catastrophe d'abord et avant tout, si vous expliquer exactement ce que font les agriculteurs à leurs terres vous allez d'abord et avant tout les faire rejeter encore plus par la population c'est normal. Sans menso...

le 27/01/2024 à 12:27
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@dossier 51 : Leur travail est une catastrophe ? Mais il vous nourrit ! C'est vous les véritables pollueurs, qui en bénéficiez , sans rien dire, lâchement et avec une bonne conscience écœurante...

le 27/01/2024 à 18:18
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Par ailleurs sache que mes commentaires disparaissent au bout de quelques semaines donc ne te fatigue pas, ne me fatigue pas stp, merci, pas à moi.

à écrit le 27/01/2024 à 7:57
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Tout cela n'est que trop vrai ! A l'autre extrémité est l'I.A. dont on nous assomme la pensée comme si l'artificiel pouvait suffire à l'humanité.!!

à écrit le 26/01/2024 à 16:15
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Les philosophes des salons de la Rive Gauche s'y mettent aussi : la révolution est en marche ! Et l'Ukraine, dans tout ça ? tout le monde s'en fiche ?

le 27/01/2024 à 8:10
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Je ne pense pas que les philosophes soient dans un oubli de l'Ukraine mais plutôt dans un constat qui traverse tous les pays du monde. La mondialisation de la production agricole amène à appauvrir des sols et rendre la vie plus difficile pour ceux qu...

à écrit le 26/01/2024 à 14:23
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c est bien joli comme texte mais au final il va falloir expliquer a Mme Michu qu elle devra payer plus pour sa nourriture et donc depenser moins ailleurs. bye bye les fringues achetee sur shein, les vacances en croatie ou le nouvel iphone. C est pas...

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