Pour une Commission géopolitique et une Afrique ambitieuse

OPINION. Dans ce contexte de crise, le continent africain s'impose dans le renouveau géopolitique de l'Europe. (*) Par Ghazi Ben Ahmed, Président du Mediterranean Development Initiative
(Crédits : DR)

La Commission Ursula von der Leyen est entrée en fonction, le 1er décembre 2019 avec pour objectif de faire entrer l'Europe dans l'ère de la géopolitique. Une « Commission géopolitique » qui intègre l'Europe dans un monde sans cesse en évolution, qui devrait faire de celle-ci « le premier continent climatiquement neutre d'ici 2050 », mais également une puissance leader dans le numérique. Toutefois, faire évoluer le statut de l'Union Européenne « from payer to player » suppose aussi de mieux relier les politiques internes et externes.

Dans ce contexte, le continent africain s'impose également dans ce renouveau géopolitique. Car c'est en Afrique que le destin de l'Europe se joue à court et moyen terme. L'horizon européen ne peut plus se limiter au voisinage immédiat. On ne peut plus réfléchir, que l'on soit en Europe ou au Sud de la Méditerranée, sans intégrer dans ses prospectives politiques et économique l'émergence de l'Afrique, dont la population va doubler d'ici 2050. L'UE devra montrer que cette fois-ci, elle a la volonté et la capacité de passer des mots à une action significative, malgré (ou grâce à) la crise sans précédent de la Covid-19 qui l'a ébranlée.

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La Covid-19 en Afrique, une crise sanitaire et économique de plus

La poudrière qu'est aujourd'hui le voisinage sud de l'Europe, et la dégradation de la situation en Libye, qui «menace d'exploser en une conflagration régionale aux conséquences imprévisibles pour l'aire méditerranéenne», illustre l'urgence d'une stratégie européenne cohérente. L'Europe, qui a étalé ses divisions - notamment entre la France et l'Italie - porte une lourde responsabilité dans la crise libyenne, et doit pour cela redresser la barre avant que cela ne soit trop tard. Il y a donc un enjeu vital à ce que la Commission reprenne la main en Libye au plus tôt, pour instaurer un leadership interne et une crédibilité externe, et parvenir à anticiper sur les prochaines crises qui frapperont le continent de façon existentielle.

Un rapport sénatorial français publié en 2018 estimait à 25% la part de l'économie de la migration dans le PIB libyen. Le pays est devenu le principal terminal de départ des migrants africains vers l'Europe, qu'ils viennent du Maghreb, d'Afrique de l'Ouest ou d'Afrique de l'Est. Une migration de masse semble inéluctable si rien n'est entrepris. Son ampleur et ses conditions constituent l'un des plus grands défis du XXIe siècle. Le professeur d'études africaines à l'université Duke (États-Unis) Stephen Smith n'hésite pas à écrire : « La jeune Afrique va se ruer sur le Vieux Continent, cela est inscrit dans l'ordre des choses », et il cite « la pauvreté persistante, les luttes politiques et les conflits armés en Afrique, les enjeux économiques, la montée des extrémismes religieux, les défis sanitaires, éducationnels et environnementaux ». L'Union européenne compte aujourd'hui 510 millions d'habitants « vieillissants » ; l'Afrique 1,25 milliard, dont quarante pour cent ont moins de quinze ans. En 2050, 450 millions d'Européens feront face à 2,5 milliards d'Africains.

Accélérer le passage au numérique

Face à ce développement démographique important, le numérique est un enjeu central pour le développement futur de l'EuroMed/Afrique.

Poussé par le « e-governement » (état civil en ligne, coffre-fort numérique, nouveaux services électronique de fiscalité, ...), e-commerce, les réseaux mobiles et de codes, le numérique ouvre en effet une nouvelle ère pour le continent africain, avec le potentiel de devenir une terre d'innovation avec des modèles qui lui sont propres. De plus, selon un rapport McKinsey, d'ici 2025, la contribution de numérique au PIB africain, serait de 300 milliards de dollars dont 75 milliards réalisés chaque année par le commerce en ligne.

La révolution numérique en est à ses débuts en Afrique, et constitue un important levier de développement, qui doit encore évoluer. Pour cela, il faudra investir encore plus dans les ressources humaines afin de massifier les systèmes éducatifs en intégrant le coding et les TIC et surtout de trouver des solutions qui sont typiquement africaines. Car, «s'il faut globaliser l'innovation africaine, il s'agit aussi d'africaniser l'innovation globale pour insuffler une vision du numérique davantage inclusive, durable, créative et utile.» (*)

Il faudra, de plus, mettre l'innovation au cœur de toutes les initiatives des Etats africains et des bailleurs de fonds. Les négociations en cours du cadre financier pluriannuel de l'UE pour la période 2021-2027 vont être un étalon de la volonté géopolitique de l'Europe de faire de l'Afrique son futur. Car « construire ensemble un espace de paix, de sécurité et de prospérité partagée » nécessite de la part de l'UE et ses états membres d'avoir une vraie vision à moyen/long terme pour l'EuroMed/Afrique, et ne pas simplement motiver « les partenariats plus étroits et des investissements accrus dans le voisinage de l'Europe et au-delà » (**) par les seuls arguments qu'ils « facilitent la création de débouchés économiques, la gestion de la migration régulière et la lutte contre les filières clandestines. » (**)

La nouvelle commission a présenté sa feuille de route pour un partenariat avec l'Afrique qui repose sur cinq domaines clés : la transition verte ; la transformation numérique; la croissance durable et les emplois; la paix et la gouvernance; et la migration et la mobilité. En s'appuyant sur cette feuille de route, l'Europe entamera des discussions avec les partenaires africains en vue d'élaborer une nouvelle stratégie commune qui sera approuvée lors du sommet Union européenne-Union africaine d'octobre 2020.

Le savoir-faire nordique pour une « Afrique ambitieuse »

De toute évidence, la technologie crée un nouveau rapport à l'Afrique qui nécessite, toutefois, d'une part, un engagement clair de la nouvelle Commission pour cultiver cette « effervescence numérique » prometteuse, mais aussi un emballement des entrepreneurs européens qui irait dans le sens d'une stratégie commune de coopération et de partenariat pour une nouvelle génération d'innovateurs en Afrique.

A l'instar, de l'initiative nordique « Ambitious Africa » menée par le génie créateur finlandais, Peter Versterbacka, le père du jeu vidéo Angry Birds, le fondateur de la grande messe des startups Slush et le parrain du projet audacieux du tunnel reliant la Finlande à l'Estonie. Afrique Ambitieuse qui sera lancée officiellement le 26 mai, est née de la prise de conscience que les principaux atouts nordiques de l'éducation, de l'entrepreneuriat et du divertissement pouvaient être mis à profit pour accroître le bien-être et le bonheur dans le monde en général et en Afrique en particulier. Sur la base de cette Initiative Afrique Ambitieuse, les pays nordiques engageront des discussions avec des partenaires africains pour apporter des solutions pragmatiques et disruptives aux défis auxquels le continent est confronté, avec le soutien des autorités nordiques et de la Commission européenne.

L'Afrique ambitieuse, c'est aussi la jeunesse « aux commandes ». Des jeunes à la tête du changement. Des jeunes qui travaillent ensemble pour un avenir meilleur. Quand la solution vient du continent, on commence à croire en soi et on peut avancer. Nous avons besoin de la capacité des entrepreneurs locaux à cibler la non-consommation, à identifier les besoins non comblés, que les consommateurs potentiels ont du mal à satisfaire, et de développer des solutions et des « business models » permettant d'y répondre, avec le soutien des principaux acteurs africains et nordiques.

Les stratégies « pull », décrites par le professeur Clayton M. Christensen de la Harvard Business School, et initiées par les innovateurs créateurs de marchés ont permis aux tigres asiatiques (Corée du Sud, Singapour, Hong Kong et Taiwan) de sortir de la pauvreté. « Les entreprises locales leaders dans ces pays se sont systématiquement concentrées sur les faibles coûts plutôt que sur les marges élevées, et sur la création de marchés en ciblant la non-consommation. »

En Afrique, « un trop grand nombre d'entrepreneurs en devenir est pris au piège de l'hypothèse erronée selon laquelle ils doivent attendre que les agences de développement et d'autres réalisent les investissements initiaux dans les infrastructures et l'éducation. »

Un plus grand activisme, public et privé, dans le numérique à l'échelle de l'Europe en direction de l'Afrique, couplé à une stratégie en ilots afin de consolider le développement de certains pays, qui se répercutera ensuite sur leur sous-région, est nécessaire. Ainsi, en Afrique du nord, la priorité sera de consolider la transition démocratique et la relance économique de la Tunisie, qui ensuite contribuera à la stabilité de ses voisins. Cela pousserait la Tunisie à cesser toute tergiversation et à faire des choix fondamentaux : ceux de la compétitivité, de l'innovation et de l'économie de marché, et donc d'une dose certaine de libéralisme et de contestabilité du marché.

De même, les pénuries d'électricité devraient être une incitation à l'innovation, et non une mise en garde pour les investisseurs. Ainsi, en Afrique de l'ouest, des innovateurs ivoiriens proposent des solutions pour résoudre les problématiques liées au manque d'accès à l'électricité. Grâce à l'usage de la Li-fi et l'énergie solaire, plusieurs zones africaines rurales ont accès à un éclairage économique et durable utilisant l'énergie solaire et à une connexion Internet haut débit.

Le développement de l'Afrique et la création de prospérité ne se fera pas avec les recettes classiques des bailleurs de fonds, la tâche est trop immense et le processus trop long. Cette tâche repose plutôt sur la créativité et le dynamisme de nombreux innovateurs qui voient des opportunités dans les difficultés de leur quotidien. Les nordiques et d'autres peuvent accompagner ce mouvement par un transfert de technologie et un partage de savoir-faire.

La Commission Juncker a consacré l'essentiel de son action à la gestion de problèmes exigeant une réaction immédiate, comme la crise grecque, le terrorisme, le Brexit ou la crise des réfugiés. L'ampleur de ces crises a fait perdre beaucoup de temps et d'énergie à une Europe prisonnière de ses divisions et submergée par les circonstances internationales.

La nouvelle Présidente de la commission européenne, Ursula von der Leyen, risque de subir les mêmes conséquences avec la gestion de la Covid-19. Elle devra afficher clairement sa détermination et ses ambitions, comme lors de son discours devant le Parlement européen : « We have the duty to act and the power to lead ». Saura-t-elle convaincre les états membres d'embrasser le potentiel africain dans une approche Euro-Africaine intégrée et coopérative ?

Avec la Présidence allemande qui commence le 1er juillet, la priorité sera certainement la capacité de l'UE à gérer et à sortir de la crise. L'enthousiasme numérique de Ursulua von der Leyen risque fort de pâtir de l'absence de vision commune des Etats membres, d'une trop faible conscience de la révolution numérique en cours et d'un manque de clairvoyance sur l'importance à venir de l'Afrique dans ce domaine.

Lire aussi : Afrique-Europe : l'union du maniaco-dépressif avec la perverse narcissique ?

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(*) Gilles Babinet co-founder d'Africa4Tech
(**) Livre blanc sur l'avenir de l'Europe, Réflexions et scénarios pour l'EU-27 à l'horizon 2025, Scénario no 5 : Faire beaucoup plus ensemble.

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Commentaire 1
à écrit le 09/06/2020 à 10:56
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Les jeunes Africains ne vont pas se ruer au vieux continent, car ils ont d’énormes potentiels chez eux , les jeunes vont faire des études hors Afrique , pour apporter des réformes en Afrique qui est sous pression de leurs dirigeants gloutons depuis...

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