Quel rôle pour la science dans l'établissement du lien causalité ? L'exemple des pesticides

OPINION. Alors que la Commission Européenne a renouvelé l'autorisation du glyphosate pour une durée de 10 ans à compter du 15 décembre 2023, le Fonds d'indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) à récemment reconnu l'existence d'un lien possible entre une exposition prénatale au glyphosate et la maladie d'un adolescent. Par Me Sylvie Gallage-Alwis, avocat associée et Me Elias Boukachabine, avocat (*).
Sylvie Gallage-Alwis et Elias Boukachabine
Sylvie Gallage-Alwis et Elias Boukachabine (Crédits : DR)

La décision du FIVP favorable aux victimes d'exposition aux pesticides

Par une décision inédite du 10 mars 2022, rendue publique le 9 octobre 2023, le FIVP - instance ad hoc créé en 2020 et composée de chercheurs, médecins d'université et spécialistes de la question des pesticides - a reconnu un possible lien de causalité entre l'exposition prénatale au glyphosate et la malformation congénitale dont souffre un adolescent depuis sa naissance, sur avis favorable de la Commission d'indemnisation des enfants victimes d'une exposition prénatale aux pesticides (CIEVEP).

En 2017, la famille d'un adolescent atteint d'une atrésie de l'œsophage a assigné la société Novajardin, propriétaire de la marque Glyper, et la société Bayer-Monsanto, fournisseur de la substance active, le Glyphosate, à des fins de condamnation au titre de la responsabilité de ces sociétés dans le développement de la maladie du jeune homme.

L'objectif de sa famille est de faire reconnaître le fait que la malformation dont souffre l'adolescent lui ayant valu plus de 50 opérations médicales depuis sa naissance serait due à l'utilisation par sa mère du désherbant Glyper, un générique du Roundup contenant du glyphosate lorsque celle-ci était sans le savoir enceinte d'un mois.

Bien que l'affaire soit toujours en attente de jugement par le Tribunal Judiciaire de Vienne (Isère), le FIVP a rendu une décision reconnaissant les effets néfastes du glyphosate et octroyant une indemnisation à hauteur de 36.000 euros à l'adolescent qui a vocation à être versée par la société MSA (Mutualité sociale agricole), la sécurité sociale des agriculteurs.

Une quasi-présomption de lien de causalité entre une exposition au glyphosate et la maladie de la victime

Comme cela est clairement rappelé dans l'avis de la CIEVEP, son objectif était de se prononcer « sur la possibilité de lien de causalité entre la pathologie de l'enfant et l'exposition aux pesticides durant la période prénatale du fait de l'activité professionnelle de la maman ».

Or, la CIEVEP indique dans son avis qu'elle « retient la caractérisation de la maladie » en expliquant que « [d]evant la profession exercée par la maman, la commission considère que l'exposition professionnelle aux pesticides, bien que limitée est plausible et retient la possibilité de lien de causalité entre la pathologie de l'enfant et l'exposition aux pesticides durant la période prénatale ».

Afin de rendre cette décision confirmant le lien de causalité entre l'exposition au glyphosate et la pathologie développée par l'adolescent, la CIEVEP indique avoir pris en considération l'ensemble des éléments médico-administratifs, les données scientifiques disponibles ainsi que l'exposition professionnelle de la mère de l'enfant au glyphosate.

Manifestement, la CIEVEP a pris la décision de se placer du côté des victimes potentielles de l'exposition aux pesticides compte tenu du fait que d'un côté, il est allégué d'un lien de causalité seulement « plausible » et d'un autre côté, il est octroyé d'importants dommages-intérêts sur la base de la possibilité de l'existence de ce lien de causalité.

La décision de la CIEVEP est donc favorable aux victimes puisqu'elle instaure une quasi-présomption de lien de causalité entre une maladie et l'exposition au glyphosate alors même qu'elle reconnaît que l'exposition était « limitée ». Le défaut de certitude n'empêche donc pas l'octroi de dommages-intérêts aux demandeurs potentiels, ce qui ressemble fortement à une inversion de la charge de la preuve.

Un renouvellement de l'autorisation du glyphosate par la Commission européenne malgré la médiation opportune de la décision du FIVP

Bien que la décision du FIVP ait été rendue le 10 mars 2022, celle-ci a été rendue publique le 9 octobre 2023 dans le contexte particulier des discussions à l'échelle européenne relatives au renouvellement de l'autorisation du glyphosate par la Commission européenne.

En effet, la mère de l'adolescent a indiqué que son objectif était d'alerter les instances européennes à l'heure du débat relatif à une nouvelle autorisation du glyphosate au sein des Etats membres pour les dix prochaines années. De plus, l'adolescent lui-même a eu l'occasion d'interpeler le Président Macron via les réseaux sociaux en lui demandant de s'opposer à cette nouvelle homologation.

Force est de constater que l'initiative de la famille, et de celles de nombreuses associations à l'échelle européenne, aura échoué puisque lors de deux votes successifs des 13 octobre 2023 et 16 novembre 2023 au sein du Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l'alimentation animale (SCoPAFF), les États membres n'ont pas atteint la majorité qualifiée requise pour renouveler ou rejeter l'approbation du glyphosate.

Dès lors, la Commission européenne a décidé de renouveler l'approbation du glyphosate pour une période de 10 ans en se fondant notamment sur l'évaluation effectuée par l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) sur l'incidence du glyphosate sur la santé humaine, les animaux et l'environnement n'ayant pas démontré l'existence de sujets de préoccupation majeurs empêchant le renouvèlement de l'approbation de ce produit.

Contrairement à l'OMS qui considère le glyphosate comme un cancérigène probable depuis 2015, les agences sanitaires européennes telles que l'EFSA et l'Agence européenne des produits chimiques (ECHA) ne reconnaissent pas cette prétendue nocivité pour la santé humaine, justifiant ainsi le renouvellement de l'approbation de ce produit.

La décision du FIVP et le renouvellement de l'autorisation du glyphosate annonciateurs de l'essor de ce type de contentieux

La décision du FIVP s'inscrit dans un courant juridique et législatif de plus en plus favorable à la reconnaissance et à la prise en charge des maladies et malformations dont souffrent les individus et travailleurs exposés aux pesticides et notamment au glyphosate.

A l'échelle française, il ressort notamment du Décret n° 2012-665 du 4 mai 2012 que la maladie de Parkinson peut être reconnue comme maladie professionnelle chez les agriculteurs exposés de manière prolongée aux pesticides.

Plus récemment, par un Jugement n°16/00439 du 7 novembre 2022, le Tribunal Judiciaire de Lyon a condamné définitivement la société Monsanto à indemniser un agriculteur français pour l'intoxication et les séquelles postérieures dont il avait souffert après avoir inhalé les vapeurs d'un herbicide commercialisé par cette société et retiré depuis du marché français, du fait de ses effets cancérogènes.

La judiciarisation grandissante de ces affaires liée aux avancées de la recherche scientifique sur la question de l'incidence des pesticides sur la santé laisse entrevoir une multiplication de ce type de contentieux à l'avenir, alors même que les avis des différentes agences et autorités scientifiques sur la dangerosité des pesticides diffèrent.

En 2022, l'association Phyto-Victimes - Association d'aide aux professionnels victimes de pesticides - indique avoir reçu plus de 600 dossiers de demandes d'indemnisation, ce qui démontre le potentiel très important des contentieux liés à l'exposition aux pesticides.

Par ailleurs, il convient de rappeler que la société Monsanto a déjà fait l'objet d'une condamnation significative par la justice américaine dans l'affaire Dewayne Johnson v. Monsanto Co en 2018. Le géant Américain de l'agrochimie avait été condamné en première instance au versement de près de 290 millions de dollars au titre de dommages et intérêts punitifs et compensatoires à un jardinier en raison d'un cancer du système lymphatique développé après l'usage du Roundup.

Compte tenu d'un côté de l'avis du FIVP et d'une partie de la communauté scientifique sur le lien de causalité entre l'exposition aux pesticides et certaines maladies, et d'un autre côté le renouvellement de l'autorisation du glyphosate pour une période de 10 ans, le contentieux de l'exposition aux pesticides a donc un avenir radieux. D'autant plus que certains pesticides contiendraient des PFAS dont l'interdiction globale est actuellement discutée à l'échelle européenne.

Les PFAS, prochaines sources de contentieux liés aux pesticides

Dans un rapport publié en novembre 2023, l'association française Générations Futures alerte sur la présence importante de per- et polyfluoroalkylées, autrement appelés PFAS, qui sont une large famille de plus de 4.000 composés chimiques aux propriétés diverses utilisées dans de nombreux domaines industriels et produits de la vie courante, faisant actuellement l'objet d'un projet d'interdiction global devant être soumis aux Etats Membres par la Commission européenne d'ici 2025.

Selon Génération Futures, 12 % de l'ensemble des substances synthétiques autorisées à l'échelle européenne pour être utilisées dans les pesticides contiendraient des PFAS. L'association Générations Futures explique même que les ventes des 30 pesticides contenant des PFAS autorisés en France auraient plus que triplé entre 2008 et 2021 en France, passant de 701 tonnes par an en 2008 à plus de 2.300 tonnes par en en 2021.

Compte tenu de l'interdiction globale voulue de l'ensemble des PFAS par la Commission européenne en raison de leur dangerosité pour l'homme, les animaux et la nature, et au vu de l'utilisation massive des PFAS dans les pesticides autorisés en France et en Europe, nul doute que de nombreux contentieux individuels et collectifs devraient voir le jour dans les mois et années à venir.

En France, les contentieux relatifs aux PFAS ont déjà commencé et devraient continuer d'émerger. En effet, en septembre 2023 une trentaine de maire d'une zone géographique située au Sud de Lyon - la Vallée de la Chimie - a décidé de déposer une plainte collective en raison du taux anormalement élevé de PFAS identifié dans certaines villes de la région.

Dès le 25 mai 2023, des riverains et associations de la Vallée de la Chimie avaient saisi la justice sur référé pénal environnemental - procédure ayant pour objectif de faire cesser rapidement une atteinte à l'environnement - dirigé contre l'industriel Arkema France, groupe chimique français accusé d'utiliser et de rejeter des PFAS.

Si le juge des libertés et de la détention du Tribunal Judiciaire de Lyon, saisi par le Procureur de la République de Lyon en octobre 2023, a finalement rejeté le référé pénal environnemental dans une décision du 16 novembre 2023, un appel serait déjà prévu par les associations, syndicats et victimes individuelles.

L'objectif de ces maires, associations, syndicats et victimes individuelles est de demander à la justice française de condamner les acteurs privés responsables de la pollution et de leur exposition aux PFAS à les dédommager pour l'ensemble des préjudices collectifs et individuels subis.

Si la décision du FIVP relative au glyphosate, tout comme l'interdiction globale des PFAS voulue par la Commission européenne, illustrent un phénomène de prise de conscience des autorités législatives et judicaires en ce qui concerne les pesticides et autres substances chimiques potentiellement nocives, force est de constater que cette prise de conscience est fragilisée par l'absence de consensus scientifique

Or, malgré l'absence de consensus scientifique sur les dangers potentiels du glyphosate et d'autres pesticides contenant des PFAS, il y a fort à parier que les Tribunaux français saisis de demandes indemnitaires liés à des expositions à ces substances légales et autorisées feront peser malgré tout la responsabilité sur les sociétés et acteurs privés.

Tout comme l'amiante à l'époque, il semblerait que les évolutions scientifiques actuelles relatives à l'utilisation passée de produits autorisés feront peser toute responsabilité collective sur les utilisateurs privés de ces substances légales plutôt que sur les autorités compétentes les ayant autorisés.

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(*) Sylvie Gallage-Alwis est associée au sein du bureau de Paris du cabinet Signature Litigation. Elle est spécialisée dans tous les litiges impliquant les fabricants de produits (contentieux commercial, de conformité produits, sécurité produits, environnement ; contentieux contre les consommateurs, ONGs, autorités, fournisseurs / distributeurs, concurrents). Elle est Avocat à la Cour et Solicitor in England & Wales.

Elias Boukachabine est avocat au sein du bureau de Paris du cabinet Signature Litigation. Après plusieurs années en arbitrage international, il a décidé de se concentrer sur le contentieux commercial à enjeux internationaux et pour la plupart impliquant plusieurs juridictions dans le monde. C'est notamment dans ce cadre qu'il traite de contentieux relatifs à l'utilisation, l'exposition et la pollution liées aux substances chimiques ou potentiellement dangereuses. Il est Avocat à la Cour et Attorney-at-Law (Californie).

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Commentaire 1
à écrit le 15/12/2023 à 10:31
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Merci infiniment, tellement d'éléments importants dits et non dits également, suggérés en sachant lire entre les lignes. Mais encore une fois, la compromission politico-financière étant tellement importante, tellement nuisible que ce sont les juges q...

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