Chaque fois, c'est la même mécanique qui se met en place, la même histoire qui se reproduit. À Bélâbre, village de 960 âmes dans l'Indre, des militants d'extrême droite
tentent d'empêcher le projet d'installation d'un centre d'accueil de demandeurs d'asile
(Cada), face à une maire esseulée. Il ne s'agit là que d'une réplique de ce qui s'était passé à l'automne 2022 à Callac, ce village des Côtes-d'Armor qui a dû abandonner le projet d'installation d'un centre similaire en raison d'une opposition structurée et très efficace des sphères identitaires. Puis c'est à Saint-Brevin-les-Pins, commune de bord de mer en Loire-Atlantique, que des militants d'extrême droite ont intimidé la population et menacé des élus locaux - le maire a vu sa voiture brûler devant son domicile avant de démissionner -, mais cette fois le Cada a bien fini par ouvrir.
Cette « méthode Callac », du nom de ce village traditionnellement de gauche devenu malgré lui l'emblème d'une guerre civilisationnelle, est autopsiée dans l'étude « De Callac à Crépol : les campagnes au cœur des batailles identitaires », menée par Raphaël Llorca, essayiste et expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, et Laurence de Nervaux, directrice du think tank Destin commun. Une méthode qui repose sur la stratégie de la métonymie, une figure de style qui consiste à montrer une partie pour
le tout. Ainsi, à coups de tractage sur les marchés, de pétitions en ligne, de menaces de mort visant élus et habitants, des militants d'extrême droite sont parvenus à faire reculer un exécutif local dépassé. Le tout relayé par des médias comme le site Breizh-Info, animé par un militant d'extrême droite, ou l'hebdomadaire ultra-conservateur Valeurs actuelles, qui a mis le clocher de l'église de Callac en une, mais pas seulement. Le Figaro en a fait des récits, et les caméras de BFMTV ont aussi débarqué dans les ruelles du village. C'était le but des identitaires : nationaliser le débat local, avec, par exemple la venue de Guillaume Peltier, vice-président du parti d'Éric Zemmour, Reconquête, au cœur de la mobilisation contre le projet. Ainsi, en quelques semaines, ce qui était au départ un comité local de trois personnes hostiles au projet a fini par mobiliser des signataires, de Nice à la Belgique en passant par la Suisse, pour mieux créer l'illusion d'une opposition massive face à laquelle les défenseurs du centre apparaissent inaudibles. Le rapport pointe en effet l'impréparation des projets à Callac comme à Saint-Brevin, la faiblesse de la communication de leurs défenseurs et l'abandon des élus locaux par les pouvoirs publics.
« On constate un abaissement du seuil de tolérance à la violence » (Laurence de Nervaux, directrice de Destin commun)
Les identitaires, qui parlent de Callac comme d'un « laboratoire de la mobilisation anti-immigrationniste », en ont fait un trophée et comptent bien dupliquer ce modèle. Un site, Partoutcallac.fr, avait été mis en ligne en mars 2023 (il a été fermé depuis), mettant à disposition un manuel pour reproduire le schéma dans d'autres villages qui seraient concernés par l'accueil de migrants. « C'est un mélange entre stratégie numérique et agit-prop de terrain qui consiste à neutraliser les partisans du projet, à angoisser les ambivalents et à surchauffer les opposants », développe Raphaël Llorca. À travers ces exemples de centres pour migrants qui s'installent au milieu de bourgs ruraux, l'extrême droite veut voir la traduction concrète de son fameux concept de « grand remplacement ».
Pour analyser le rapport des habitants des campagnes à la violence, le think tank Destin commun s'est appuyé sur des groupes de parole répartis en quatre « familles de valeurs » : les Stabilisateurs, les Attentistes, les Laissés-pour-compte et les Identitaires. Loin du schéma imposé par les sphères identitaires, l'étude révèle que les positions des habitants ne sont en réalité pas aussi binaires et polarisées. Ces derniers sont plutôt partagés entre empathie et questionnements sincères, comme « pourquoi ici ? », avec cette idée que ces centres constituent un « déplacement de la misère ». Les habitants ont aussi parfois le sentiment d'être mis devant le fait accompli, ce qu'eux-mêmes résument comme l'idée d'un « 49.3 municipal », une perte de souveraineté locale. La famille des Laissés-pour-compte y voit aussi « une concurrence des publics » se sentant « soudainement mis en concurrence (de moyen, d'attention) avec des étrangers ».
84 % disent ressentir de plus en plus de violenceLes Français et la violence*
87 % disent se sentir en sécurité là où ils habitent
94 % de ceux qui vivent en milieu rural disent se sentir en sécurité
*Enquête menée par Ipsos en février 2024 auprès de 4000 personnes
Les sondés oscillent entre la crainte d'un déclassement et une empathie envers ces migrants qui va jusqu'à l'identification : « Ça me fait peur. Parce que... on peut malheureusement devenir migrants, nous aussi », dit Oriane, 42 ans, des Laissés-pour-compte. Mais plus que le projet en lui-même, c'est tout ce qu'il génère qui finit par refroidir la population : « Ce que les habitants des communes rurales valorisent le plus, c'est la tranquillité. Le projet de centre d'accueil de migrants devient alors l'élément perturbateur qui occasionne les violences », note Laurence de Nervaux.
Les témoignages de ces résidents de communes de moins de 15000 habitants traduisent un grand paradoxe : les personnes y vivent plus qu'ailleurs avec ce sentiment de peur, alors même que c'est là où les faits de violences sont à leur plus bas niveau, les actes de délinquance reposant sur 1 % des communes du territoire national. Plus que d'une réalité, il s'agit avant tout de perceptions, le fameux « sentiment d'insécurité » balayé autrefois par Lionel Jospin. Ce que les auteurs du rapport résument à travers le concept de « charge mentale de la violence », une omniprésence de la violence dans les têtes, mais pas dans les faits.
« Dans cette France paisible, d'un coup, le narratif des identitaires prend chair » (Raphaël Llorca, essayiste)
Ce paradoxe s'étend à toute la France. Aussi peu perceptible que cela puisse paraître, les sociétés se dirigent vers davantage de pacification, avec une diminution de la violence physique et des homicides. Malgré tout, 84 % des Français disent ressentir de plus en plus de violence entre les individus. « On constate une évolution de la perception de la violence et du périmètre de ce qu'on va considérer comme violent, détaille Laurence de Nervaux. Il y a un abaissement du seuil de tolérance, notamment concernant les violences sexuelles et sexistes ou les violences faites aux enfants. »
Cette perception biaisée s'explique aussi par une absence totale de hiérarchisation des formes de violence. Les groupes de parole évoquent « des violences » au pluriel, mettant sur un même plan les microagressions du quotidien et les attentats terroristes. « C'est un phénomène de floculation - un processus où des particules en suspension dans une solution fusionnent et forment un agrégat - qui donne une impression de violence généralisée, sans différence de nature et de degré, dépeint Laurence de Nervaux. La notion de "décivilisation" est l'exemple parfait de cette déhiérarchisation, car elle est très généralisante, les réalités mises derrière sont diverses. C'est un imaginaire unifiant qui donne une réponse unique. » Dans les verbatim des sondés, le terme « ça » revient dans l'expression « ça me fait peur » sans que rien de spécifique soit désigné.
Premier responsable de cette mise en abyme de la violence, l'audiovisuel, qu'il s'agisse de jeux vidéo comme GTA, du cinéma ou de séries Netflix comme La Casa de Papel, qui font « l'apologie du gangster » et participent à « l'esthétisation de la violence », ou encore l'émission Faites entrer l'accusé, qui « alimente la confusion entre fiction et réalité ». Deuxième coupable, les médias qui « installent une psychose », comme le dit Luc, 42 ans, des Attentistes. C'est la famille des Laissés-pour-compte qui se montre le plus sensible à la critique envers les médias, qui créeraient « une société qui a peur ». Cette catégorie, avec celle des Identitaires, développe « un rapport pathologique aux médias, entre addiction et overdose ». Plusieurs participants reconnaissent que « la consommation intensive de chaînes d'information en continu est néfaste pour leur santé psychique ».
Raphaël Llorca, essayiste, Laurence de Nervaux, directrice de Destin commun (© LTD / MATHIEU DELMESTRE, MARGARET FOX PHOTOGRAPHY)
« Les "ingénieurs du chaos" cherchent à faire entrer les campagnes dans la bataille identitaire », lit-on à la fin du rapport. Après Callac, Saint-Brevin, et aujourd'hui Bélâbre, quel sera le prochain village pris comme symbole d'une guerre identitaire ? « L'extrême droite place l'ancrage dans la ruralité au cœur de sa stratégie, avec les municipales de 2026 en ligne de mire, souligne Laurence de Nervaux. Les choses ne vont pas s'arrêter là » « Quand on arrive à susciter le sentiment de l'importation de violence généralisée dans cette France paisible, loin du chaos du monde, on finit par se dire qu'on n'est plus à l'abri nulle part, souligne Raphaël Llorca. D'un coup, le narratif des identitaires prend chair. » Et c'est l'une des principales conclusions de cette étude : « En politique comme en psychanalyse, c'est la réalité (subjective) qui domine le réel (objectif). » L'affrontement identitaire passe aussi par la bataille des imaginaires.
- Groupes de discussion menés en janvier 2024 sur des panels représentatifs de la - Recherche documentaire sur les épisodes de Callac et de Saint-Brevin. - Quatre entretiens individuels menés avec des acteurs impliqués dans les projets de Callac et de Saint-Brevin.Méthodologie de l'étude
population française, avec quatre des six groupes de la typologie de Destin commun
(établis en fonction d'une soixantaine d'indicateurs) : les Stabilisateurs, les Attentistes, les Laissés-pour-compte et les Identitaires. Tous les participants résident dans des communes rurales de moins de 15000 habitants.
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