Regarder l'immigration en face

OPINION-Le maire de Rouen et Premier secrétaire délégué du PS appelle la gauche à se saisir du sujet de l'immigration et de l'intégration en se fondant sur les réalités.
(Crédits : Tom GRIMBERT / Hans Lucas via Reuters Connect)

Ouf. En censurant un tiers de la loi immigration, le Conseil constitutionnel a rétabli le droit et sauvé, en quelque sorte, l'honneur de la République. Il n'empêche, le mal est fait : à reprendre les thèmes de l'extrême-droite comme la préférence nationale, la droite «macrozyste» LREM-LR l'a confortée au cœur du débat politique. Par deux fois, E. Macron fut élu pour faire barrage au parti de la haine ; il en fait finalement le lit.

 Et à gauche ? Nous sommes nombreux, au Parlement comme dans la rue, à nous être élevés contre l'infamie de cette loi. Mais reconnaissons qu'aux yeux de beaucoup de nos concitoyens, la gauche politique a longtemps été perçue comme refusant de traiter le sujet.

Le courage de la gauche, c'est de regarder l'immigration en face

Ce temps est révolu. Maires, élus locaux et nationaux, militants engagés, nous gérons quotidiennement les questions que soulève l'immigration. Le courage de la gauche, c'est de chercher la vérité et de la dire pour en extraire, plus qu'une posture, une vision et des propositions fidèles à nos convictions. Le courage de la gauche, c'est de regarder l'immigration en face.

En commençant par l'implacable : avec le réchauffement climatique, les guerres, les inégalités mondiales qui s'accroissent, nous ne sommes qu'au début de mouvements migratoires appelés à s'amplifier. Si l'écrasante majorité des migrants quittent leur pays pour rejoindre un autre de la même région, une partie prend des risques infinis pour franchir la mer ou la montagne jusqu'à l'Europe, et ces flux vont continuer de croître. Avec plus de 3000 morts par an en Méditerranée, mare nostrum est désormais sepulcretum nostrum : notre plus grand cimetière. C'est indigne des valeurs que nous prétendons défendre. Sans soutien bien plus fort aux pays du Sud (l'aide publique au développement ne représente qu'à peine 0,5% du revenu national brut), rien de tout cela ne changera.

S'il n'y a pas de grand remplacement, il y a bien des ghettos

Sommes-nous pour autant menacés de « submersion » comme l'extrême-droite
cherche à le faire croire ? Non. En 2022 la France comptait 5,3 millions d'étrangers, soit 7,8% de sa population. Ils étaient 6,5% en 1975, soit une augmentation moyenne de moins de 0,4% par an sur cinquante ans. Nous accueillons chaque année environ 200 000 immigrés, soit moins de 0,3% de la population. Non seulement notre pays n'est pas celui qui accueille le plus, mais il ne prend même pas sa part : avec 15% de la population de l'Union européenne, la France a accueilli seulement 4% des Syriens, des Irakiens, et 8% des Afghans venus en Europe.

Souvent le discours de la gauche s'arrête là. Grave erreur. Car s'il n'y a pas de grand remplacement, il y a bien des ghettos. Combien d'immigrés dans les classes de Stanislas ? Faute de réelle volonté politique de mixité, les étrangers se retrouvent trop souvent dans les mêmes quartiers, qui concentrent déjà les plus grandes difficultés : faible accès à l'emploi, aux études, aux stages ; écoles surchargées ; problèmes de sécurité ; stigmatisation. Il n'y a des ghettos de pauvres que parce qu'il y a des ghettos de riches, qui préfèrent contourner les règles plutôt que d'accueillir et prendre leur part de mixité, qui préfèrent payer une amende plutôt que construire des logements sociaux. C'est bien cette concentration des difficultés qui nourrit le ressenti populaire : « je ne reconnais plus mon quartier », « on ne se sent plus chez nous », etc. Sans répartition beaucoup plus territorialisée de l'accueil et du peuplement, aucune politique migratoire ne produira de résultats tangibles.

En France, la plupart des sans-papiers... travaillent

Dire la vérité, c'est aussi reconnaître que nos débats sont trop nationaux. Céder au repli sur soi est facile mais ne résout rien ; passées les promesses, qu'a amélioré Giorgia Meloni en Italie ? Nous avons besoin d'une politique intégrée à la bonne échelle : l'Europe. Non seulement pour lutter avec fermeté contre les filières illégales, les passeurs ; mais aussi pour supprimer le régime absurde de Dublin, mettre en place un mécanisme obligatoire de répartition des demandeurs d'asile, harmoniser la politique des visas, des titres de séjours. Nous avons su bâtir cette solidarité européenne pour le marché intérieur, l'Euro, pourquoi ne saurions-nous pas le faire pour des êtres humains ?

Sortons, enfin, de l'absurdie ! En France, la plupart des sans-papiers... travaillent. Ils sont dans les restaurants, sur les chantiers, dans les grandes entreprises pour faire le ménage, dans les campagnes où sans eux il n'y aurait plus de médecins ni d'aides à domicile. Ils travaillent tôt et dur. Ils ne sont pas des assistés, mais des soutiers. Les régulariser éviterait de gaspiller l'argent public dans les préfectures, les mairies, les tribunaux, les centres de rétention administrative... Régulariser par le travail relève du bon sens. La loi du 19 décembre aurait dû faciliter cela, elle n'a en réalité accouché que d'un mécanisme bureaucratique qui générera toujours plus de paperasse sans rien simplifier.

Une société qui ne sait plus donner sa chance ni sa place à ses propres enfants

Reste l'éléphant dans la pièce. Le sujet dont beaucoup font le reproche à la gauche de ne pas oser l'aborder : immigration, islam, terrorisme. Là encore, rétablissons les faits : les musulmans représentent moins de 10% de notre population, et cette proportion n'est pas en train d'exploser. Dans leur immense majorité, ils vivent leur foi dans le respect de la laïcité, des règles de notre République. Sur les 184 individus impliqués dans 101 projets d'attentats terroristes aboutis, échoués ou déjoués en France entre 2014 et 2020, 78% étaient Français, 22% seulement étrangers. Oui, il existe une idéologie terroriste islamiste, qui nous menace de façon extrêmement grave. Oui, nous devons la combattre sans complaisance, en se dotant des moyens nécessaires pour le renseignement, la police, la justice, en étant intransigeants sur la laïcité et la lutte contre la radicalisation, en agissant aussi sur le contrôle migratoire européen. Mais faire croire que l'immigration serait la cause principale du terrorisme, et plus largement de la délinquance en France, ne résiste pas à l'épreuve des faits.

Accuser l'étranger de tous les maux est une recette politique éculée. Mais le sujet est moins le fantasme d'un grand remplacement que la réalité du grand déclassement. Déclassement de ces quartiers populaires, premières victimes des violences urbaines de juin dernier, où les services publics disparaissent (40% n'ont plus de crèche) ; où les familles monoparentales sont devenues la norme ; où le chômage des moins de 25 ans reste stratosphérique. Déclassement de ces jeunes qui parce qu'ils habitent là galèrent pour tout : emploi, formation, stage... Pourtant Français depuis plusieurs générations, ils ne se vivent plus complètement comme tels, ou moins que leurs grands-parents. C'est le mal, profond, d'une société qui ne sait plus donner sa chance ni sa place à ses propres enfants.

Le pire, à gauche, serait de faire l'autruche

Voilà où réside la clé, plus que dans une illusoire fermeture des frontières nationales : l'intégration exigeante, des primo-arrivants comme des jeunes descendants d'immigrés. Elle implique d'engager réellement la France contre le séparatisme social, en étant beaucoup plus fermes sur la mixité de peuplement et de logement ; en renforçant massivement l'école publique, l'apprentissage du français et de nos valeurs républicaines ; en accélérant la rénovation urbaine ; en soutenant les services publics, les associations, les entreprises qui dans les quartiers donnent accès à l'éducation, la formation, l'emploi et l'entreprenariat, la culture, le sport...

L'histoire de France nous enseigne combien notre pays puise sa force dans le mélange. L'immigration mérite mieux que des postures. Mais quand la droite fait le coucou en s'installant dans le lit idéologique du RN, le pire à gauche serait de faire l'autruche. A nous de tenir bon sur nos valeurs, tout en affrontant lucidement la réalité du terrain. A nous d'empêcher qu'ils effacent, des frontons de notre République, le beau mot de Fraternité.

* co-signataires :

Les 14 premiers signataires :

  • Nicolas Mayer-Rossignol, Maire de Rouen
  • Nathalie Appéré, Maire de Rennes
  • Luc Carvounas, Maire d'Alfortville
  • Michaël Delafosse, Maire de Montpellier
  • Carole Delga, Présidente de la Région Occitanie
  • Dieynaba Diop, Conseillère régionale Île de France, Porte-parole du Parti Socialiste
  • Lamia El Aaraje, Adjointe à la Maire de Paris, Première secrétaire du Parti socialiste de Paris
  • Martine Froger, Députée de l'Ariège
  • Anne Hidalgo, Maire de Paris
  • Patrick Kanner, Sénateur du Nord et Président du groupe Socialiste au Sénat
  • Chloé Ridel, Porte-parole du Parti socialiste
  • Johanna Rolland, Maire de Nantes
  • Laurence Rossignol, Sénatrice du Val de Marne
  • Hervé Saulignac, Député de l'Ardèche
  • Sébastien Vincini, Président du Département de Haute-Garonne

Les autres signataires :

  • Christian Assaf, Président du groupe Socialiste de la Région Occitanie, Vice-Président de la Métropole de Montpellier
  • David Assouline, Ex-Sénateur de Paris
  • Joël Aviragnet, Député de Haute-Garonne
  • Olivier Bianchi, Maire de Clermont-Ferrand
  • Kamel Chibli, Vice-Président de la Région Occitanie
  • Marie-Pierre De La Gontrie, Sénatrice de Paris
  • Claire Fita, Vice-Présidente de la Région Occitanie
  • Jean-Marc Germain, Vice-président du groupe socialiste à la Région Île-de-France
  • Pierre Jouvet, Maire de Saint-Vallier
  • Patrick Kanner, Sénateur du Nord et Président du groupe Socialiste au Sénat
  • Mathieu Klein, Maire de Nancy
  • Didier Marie, Sénateur de Seine-Maritime
  • Laurent Panifous, Député de l'Ariège
  • Dominique Potier, Député de Meurthe-et-Moselle
  • Laurence Rouede, Vice-Présidente de la Région Nouvelle-Aquitaine
  • Gabrielle Siry, Adjointe au Maire du 18ème arrondissement de Paris
  • Cédric Van Styvendael, Maire de Villeurbanne

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