Les Vosges du Nord, berceau des créations Lalique

La cristallerie continue de faire fructifier l’héritage de l’artiste français René Lalique (1860-1945), précurseur de l’Art nouveau.
De gauche à droite : mise en pot ; coupe du verre chaud ; taille. Il faut quatorze ans pour former un maître verrier.
De gauche à droite : mise en pot ; coupe du verre chaud ; taille. Il faut quatorze ans pour former un maître verrier. (Crédits : © KARINE FABY)

Un ouvrier à carrure d'haltérophile soulève délicatement un grand vase Languedoc. Les dernières touches de finition apportées au cristal exigent une dextérité particulière. L'aspect satiné et repoli du cristal requiert un savoir-faire que les ouvriers de Lalique sont les seuls à maîtriser. En cas d'erreur, ce serait la casse. Porté à bout de bras, ce vase pèse 14 kilos. Il faut trois heures et demie pour polir, l'une après l'autre, chacune de ses facettes.

Bienvenue à Wingen-sur-Moder (Bas-Rhin). Ce village alsacien au cœur du parc naturel des Vosges du Nord, réserve de biosphère, est le fief de l'unique usine Lalique depuis précisément cent deux ans. Précurseur de l'art nouveau, René Lalique (1860-1945) s'est installé en Alsace en octobre 1922 après avoir révolutionné la bijouterie française avec ses pendentifs de « Femme Libellule ». En pleine épopée verrière, et armé de son brevet pour le moulage du verre appliqué aux flacons de parfum, l'artiste entrepreneur fit construire cette usine dont les grandes baies vitrées laissaient passer la lumière du jour. Un atout garant, aujourd'hui encore, de conditions du travail idéales. La gravure, la taille et le polissage y sont toujours effectués à la main.

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Quand la société Lalique s'est trouvée en vente en 2008, après une quinzaine d'années de vicissitudes dans le giron du groupe Pochet, le financier suisse Silvio Denz, collectionneur des flacons de parfum de René Lalique, a saisi l'occasion de « faire de [sa] passion une profession ». Après 45 millions d'euros d'investissements, la maison Lalique a repris son envol. Ses produits s'exportent dans 80 pays. Les effectifs à Wingen-sur-Moder (300 salariés) ont augmenté de 50 %. Le carnet de commandes est plein, six mois à l'avance. « Le vrai capital de cette entreprise, ce sont ses salariés, indique Silvio Denz. Il faut quatorze ans pour former un maître verrier. » Les ateliers comptent déjà sept artisans meilleurs ouvriers de France et ne compte pas s'arrêter là.

Pierre Pigeard, 45 ans, est l'un de ces « MOF ». Tailleur-retoucheur, il rectifie en moins de cinq minutes, à l'aide d'une roue en diamant et d'un rouleau de bande abrasive, les ailes déployées d'une chouette en cristal. « La finition consiste à sculpter la matière, à faire apparaître un décor floral ou animalier, des mains ou des cheveux », explique ce virtuose du « verre froid ». Le travail peut prendre des proportions spectaculaires : la manufacture Lalique ne fabrique pas seulement des vases et des bijoux, mais aussi des éléments massifs de design d'intérieur. Pour la table Cactus (144 kilos de cristal), la sculpture de chaque jambe - la table en compte huit - requiert huit à dix semaines de travail du verre froid.

Les ouvriers en short et sans gants. À faire frémir l'inspection du travail !

La production en amont est encore plus spectaculaire. Il règne une température caniculaire dans la « halle aux fours ». Cet atelier est consacré à la production du verre chaud : on y mélange le sable, la soude, le potassium et le plomb nécessaires à la fabrication du cristal. Ici, le cueilleur (celui qui cueille le verre chaud dans le four à 1 400 °C), le détacheur, le porteur à l'arche et le souffleur répètent les gestes ancestraux de la verrerie. Leur organisation s'apparente à un ballet.

Le visiteur est saisi par la chaleur, mais aussi par l'absence d'équipements de protection individuelle : une trentaine d'ouvriers travaillent en short et sans gants. À faire frémir l'inspection du travail ! « Nous n'avons jamais eu à déplorer de brûlure et nous avons très peu de coupures », corrige Daniel Port, le directeur de la manufacture.

Plus loin, dans une autre aile du bâtiment, l'atelier de cire perdue n'entrouvre ses grilles qu'avec parcimonie. Quatre artisans travaillent ici, tenus à la confidentialité. « Nous réalisons de très petites séries en collaboration avec des artistes extérieurs ou leurs ayants droit, explique son responsable, Gilles Waltrigny.

 Sur-mesure

Les photos des pièces ne doivent pas apparaître sur les réseaux sociaux avant d'être présentées sur le marché de l'art. » La série en cours depuis 2023 reproduit des œuvres du surréaliste belge René Magritte. La technique de la cire perdue est réservée à ces très petites séries. Elle requiert un procédé encore plus complexe que le moule en fonte utilisé par ailleurs. Chaque pièce nécessite deux négatifs en silicone et en plâtre réfractaire. Cette méthode, que René Lalique appliquait déjà dans les années 1920 pour ses pièces de grande taille, peut nécessiter jusqu'à deux ans de mise au point pour une seule œuvre. « Le cristal porté à 900°C est refroidi par paliers pour éviter qu'il ne se brise, explique Gilles Waltrigny. On y met tout notre savoir-faire. C'est une remise en question permanente. » À la sortie du four, une vingtaine de jours sont encore nécessaires pour les finitions.

Le prix du sur-mesure ? Quarante-deux mille euros pour le « Bain de cristal », qui représente une girafe dans un verre. L'œuvre surréaliste, inspirée par une gouache de Magritte, a illustré un recueil de poèmes de Paul Éluard. Délicate et fragile, elle ne mesure qu'une cinquantaine de centimètres et vient d'être réalisée en série limitée à 50 exemplaires.

Avec les artistes contemporains Damien Hirst et Anish Kapoor, qui ont ouvert la voie des nouvelles collaborations, Lalique ne s'est plus contenté de reproduire les œuvres Art nouveau de son fondateur. Qui seront les prochains artistes invités ? Les prototypes en cristal dorment dans l'atelier de Gilles Waltrigny, au secret.

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Commentaire 1
à écrit le 26/02/2024 à 10:18
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"on y mélange le sable, la soude, le potassium et le plomb nécessaires à la fabrication du cristal" à part le sable, le reste n'est pas mis sous forme 'pure' (plomb métal, potassium métal qui réagit avec l'eau en s'enflammant (dégage H2), même si là ...

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