Venise  : comment le port espère renouer le dialogue avec la ville

Souvent tancé à cause des bateaux de croisière qui traversent la lagune, le port de Venise est devenu malgré lui le symbole du tourisme de masse qui sature les villes européennes. Une perception partiellement déconnectée de la réalité selon Pino Musolino, président depuis un an de l'autorité portuaire, mais qui impose une redéfinition des politiques urbaines comme du rôle du port.
(Crédits : Fabrizio Bensch)

La Tribune : D'icône des villes d'art, Venise est désormais devenue l'icône des excès du tourisme, notamment maritime... Comment l'autorité portuaire aborde-t-elle ce problème ?

Pino Musolino : Je pense qu'il faut séparer la réalité de la démagogie. Il est vrai qu'aujourd'hui une partie de la population de Venise voit les croisières comme un problème : avant d'être président de l'autorité portuaire, je suis un citoyen, bien conscient de cette tension. Il faut aussi admettre que pendant des années le port s'est enfermé dans un forme d'arrogance. Mais si des solutions doivent certes être trouvées, elles doivent l'être sur le fondement de données scientifiques.

A quelles données faites-vous référence ?

Plusieurs recherches, notamment de l'Université de Padoue, ont montré qu'en raison de la structure de la côte, ainsi que des mesures prises par l'autorité portuaire (vitesse autorisée, remorqueurs disponibles, etc.), il est impossible qu'un bateau de croisière heurte les habitations de la lagune.

Quant à la pollution, Venise est plutôt considérée comme un modèle par les autres ports, puisque depuis 2007 nous avons mis en place un accord volontaire avec les compagnies maritimes qui leur impose d'utiliser des carburants au contenu maximum de soufre de 0,1%. Le standard international est de 3,5% ! Nous nous situons au même niveau que certaines rares zones protégées dites « ECA » (Emission Control Area). Et cela avec 17 ans d'avance, puisque l'Organisation maritime internationale (IMO) n'imposera des standards plus élevés (0,5%) qu'en 2020. Aujourd'hui, 40 compagnies ont adhéré à notre accord, dont toutes celles qui déjà font escale à Venise. A partir de cette année, les remorqueurs seront aussi concernés. Et sur 99 contrôles effectués par le ministère des Transports en 2017, une seule violation a été détectée.

Selon les tests effectués par l'agence régionale pour la prévention et la protection environnementales en ville, d'ailleurs, le port dans son ensemble n'est responsable que de 8% de la pollution urbaine pendant la haute saison des croisières, et de 2% en basse saison, contre 17% pour les transports publics. L'association environnementaliste allemande Nabu a récemment avancé des données différentes mais, malgré mes demandes, elle ne nous a pas fourni de précisions sur la méthodologie suivie.

Reste la question de la pollution visuelle...

Là dessus, aussi, il faut être précis : en une journée de pointe, entre quatre et cinq navires de croisière traversent la lagune au maximum, et chacun occupe l'espace visuel environ trois secondes... Il me semble qu'un panneau publicitaire sur le Palais des Doges est bien plus polluant visuellement, d'autant plus qu'il y reste pendant plusieurs mois. La question de la pollution visuelle est par ailleurs très subjective : personnellement, dans ce passage de bateaux, je vois plus une conjugaison de la tradition avec la modernité.

Ne serait-il toutefois pas mieux d'interdire à ces bateaux de passer devant la ville ?

En 2017, l'ancien gouvernement a approuvé un plan en ce sens. Il impliquerait que les plus grands bateaux n'aient à l'avenir accès qu'au seul port industriel, et qu'un canal spécifique soit creusé pour les bateaux intermédiaires -qui de toute façon sont destinées à disparaître pour des raisons commerciales. Seuls les bateaux les plus petits continueraient donc de passer devant la ville. Il s'agit d'une proposition que nous avons élaborée sur la base d'une analyse scientifique et d'une comparaison des coûts et des bénéfices. Nous attendons maintenant l'avis du nouveau gouvernement.

Mais que rapportent vraiment ces croisières ?

Il n'y a pas de modèles économico-mathématiques véritablement fiables pour mesurer les effets de la présence d'un port sur l'économie locale. Mais selon une étude de l'Université Ca' Foscari, les croisières -qui représentent 15%-20% des navires transitant par le port- contribueraient pour 3,26% au PIB et pour 4,11% à l'emploi de Venise. Les postes de 4.500 personnes sont étroitement liés aux croisières. Ce ne sont pas des chiffres anodins pour une ville qui depuis les années 1970 a perdu deux tiers de ses habitants (elle en compte aujourd'hui 55.000, NDLR), essentiellement à cause de l'absence de travail !

J'ajoute que les croisières contribuent faiblement à la saturation touristique de Venise. Des 28 millions de touristes qui arrivent en ville chaque année, 1,7 million y viennent par bateau, à savoir environ 6%. Ce ne sont d'ailleurs pas eux les plus gênants. A la différence de nombreux visiteurs qui dépensent très peu sur place, les croisiéristes non seulement paient des taxes portuaires qui profitent à la ville mais ils dépensent aussi en moyenne entre 200 et 300 euros pendant leur visite.

Comment expliquez-vous alors le ras-le-bol de la population vis-à-vis de cette activité du port ?

Historiquement, les ports se sont développés dans les villes et pour les villes. Ils bénéficiaient aux habitants, qui y étaient d'ailleurs fortement attachés. Mais avec la deuxième révolution industrielle, ils ont souvent été déplacés en dehors des villes, et sont ainsi sortis du champ visuel du citoyen moyen. C'est aussi le cas du port de Venise qui, originairement situé face à la place San Marco, a été déplacé à deux reprises. Une première fois en 1846 à la Marittima, où il ne reste aujourd'hui que le port touristique, et une deuxième fois en 1917, lorsqu'est né le port Marghera : un complexe industriel qui a soutenu le développement de l'Italie pendant toute la première moitié du XXe siècle.

Ainsi, comme on le dit en italien, situés loin des yeux, les ports se sont aussi éloignés des cœurs. Progressivement, seules leurs externalités négatives ont été perçues. Pourtant, ils apportent encore aujourd'hui énormément de richesse.

Il y a pourtant le problème de l'excès du tourisme qui exaspère les habitants...

Oui, mais n'oublions pas qu'à l'origine de la transformation de l'économie vénitienne et de l'explosion du tourisme il y a eu le manque d'emplois, dû à la crise industrielle des années 1980-1990, qui a poussé deux tiers de la population à quitter la ville pour chercher du travail ailleurs, et ceux qui restaient à mettre à profit les places vacantes. Dans les années 1970, amener du tourisme à Venise n'était encore qu'un objectif ! Le tourisme a donc sauvé économiquement Venise. Le problème est qu'il s'est développé de manière incontrôlée, bien au-delà des seuils qui il y a moins de deux décennies étaient considérés comme soutenables. Cela a davantage à voir avec les politiques d'urbanisme qu'avec l'activité du port. Aujourd'hui, la seule manière d'arrêter le cercle vicieux de la mono-culture touristique est donc justement de recréer des emplois, tout en repensant l'ensemble du système de développement de la ville.

Au-delà des croisières, que fait le port ?

Dans sa globalité, le complexe portuaire de Venise (composé de quatre ports en réalité) compte 1.034 entreprises et 16.000 employés. Jusqu'aux années 1970-1980, l'activité pétrochimique y était prépondérante. Mais la crise des années 1980-1990 a radicalement changé la donne. Aujourd'hui, seulement un tiers de l'activité est industrielle : les deux autres tiers portent, respectivement, sur les services et la logistique. Les mesures adoptées par l'autorité portuaire, soutenues par des politiques nationales, on permis d'en assurer la résilience. Depuis les années 2000, d'ailleurs, nous remettons aussi l'accent sur la recherche et l'innovation.

Vous avez pris vos fonctions il y a peu plus qu'un an... Comment imaginez-vous le port du futur ?

L'objectif de fond est celui d'une plus grande ouverture sur la ville, et aussi d'une plus grande humilité. La séparation entre ports et villes ne peut plus continuer, et les ports doivent aujourd'hui prendre de nouvelles responsabilités. Afin de concrétiser notre rôle d'acteur du territoire et propagateur de nouvelles idées, nous avons, par exemple, décidé en partenariat avec le port de Rotterdam de prendre un stand à la prochaine Biennale d'architecture. Et afin de développer davantage d'espaces pour les habitants, nous avons signé un accord avec le Réseau des chemins de fer italien (Rete ferroviairie italiane, RFI) qui aboutira à l'élimination d'un tiers des rails du chemin de fer dans le port. Pour la même raison, nous avons aussi fermé deux hôtels, à la place desquels devrait être érigé un musée consacré à la culture maritime portuaire. Mais je veux aussi encourager les activités de recherche et développement. Pendant les prochaines cinq années, nous allons ainsi financer à hauteur de 700.000 euros un programme de l'Université Ca' Foscari, consacré à la formation des managers du futur.

Propos recueillis par Giulietta Gamberini

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Commentaires 4
à écrit le 21/06/2018 à 12:08
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"il est impossible qu'un bateau de croisière heurte les habitations de la lagune." on disait la mème chose pour le Titanic. Les bateaux de croisières n'ont rien à faire dans la lagune

à écrit le 19/06/2018 à 8:50
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Pour l'essentiel les habitants désertent Venise en raison du tourisme de masse, il faudra bien un jour mettre un péage et le réguler pour y retrouver une certaine tranquillité et entretenir cette ville.

à écrit le 18/06/2018 à 13:39
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II faut être cohérent. Si vous dénoncez l'impact de ces paquebots géants, il ne faut pas hurler de joie quand nos chantiers navals décrochent des contrats pour en construire ! Il n'y a pas que Venise qui est ravagée par un tourisme de masse imbécile...

à écrit le 18/06/2018 à 10:44
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Venise ne peut se passer des bateaux de croisières qui amènent beaucoup de touristes

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