Didier Deschamps à Guy Stéphan : « M’irriter, c’est impossible »

ENTRETIEN - Avant le premier match de préparation à l’Euro 2024, mercredi contre le Luxembourg, le sélectionneur de l’équipe de France répond aux questions ciselées de son adjoint historique.
Solen Cherrier
Didier Deschamps et Guy Stephan, à Paderborn (Allemagne), dans le vestiaire du stade d’entraînement des Bleus pour l’Euro 2024.
Didier Deschamps et Guy Stephan, à Paderborn (Allemagne), dans le vestiaire du stade d’entraînement des Bleus pour l’Euro 2024. (Crédits : latribune.fr)

Depuis 2000, ils ont passé plus de temps ensemble que séparés. Il y a eu l'Euro victorieux, que l'un a disputé en tant que capitaine des Bleus et l'autre en tant qu'adjoint de Roger Lemerre. Puis il y a eu l'Olympique de Marseille de 2009 à 2012. Enfin l'équipe de France depuis douze ans. Neuf titres à la clé.

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À l'Euro 2024 en Allemagne (14 juin-14 juillet), Didier Deschamps, 55 ans, et Guy Stéphan, 67 ans, vivront leur septième grand tournoi en commun. D'où l'idée de demander au Breton de troquer son costume d'adjoint pour celui de journaliste. Appliqué, il a préparé l'entretien. Puis l'a mené avec sérieux, fin avril, dans un grand hôtel monégasque. Le tout entre rires et chambrages. Évidemment, l'interviewé connaissait les questions car les deux hommes ne se cachent rien. Évidemment, l'intervieweur connaissait les réponses car ils se connaissent par cœur.

GUY STÉPHAN - C'est ton sixième Euro. Tu n'en as pas marre ?

DIDIER DESCHAMPS - Non, la passion est toujours là. Autrement, je ne respecterais pas l'équipe de France. J'ai toujours l'envie et l'ambition de tout faire pour aller tout là-haut.

G.S. Si tu devais retenir une image de ces campagnes européennes ?

D.D. Positive ? Parce que les deux derniers Euros...

G.S. Oui, mais il y a 2000 où tu as quelques copains assis autour de toi au milieu du terrain.

D.D. Celle-là, dans ma première vie, oui. Parce que c'est le clap de fin et que c'est très significatif. On était cinq ou six, il y avait d'ailleurs Thierry [Henry]. Ce qu'on s'est dit à ce moment-là... C'était merveilleux, on avait envie de suspendre le temps. [Il s'arrête.] Sélectionneur, j'en ai quand même une : la demi-finale contre l'Allemagne à Marseille en 2016. L'émotion, l'ambiance... On en a payé le prix trois jours après. Au fond, on a joué deux finales : on a gagné la première, pas la seconde.

G.S. Joueur, tu as attendu ton troisième Euro pour le gagner. Attendrais-tu ton troisième en tant que sélectionneur ?

D.D. Je ne sais pas si l'histoire se répétera. L'expérience ne donne pas de garantie, mais elle permet de mieux gérer les situations. Mais l'Euro est d'un niveau très élevé. Huit des dix premiers au classement Fifa y sont, un seul le remportera.

Je fais des longues réponses... Qui amènent à avoir moins de questions

G.S. Depuis 2012, l'équipe de France a remporté des trophées mais elle est aussi aimée du public, ce qui n'a pas toujours été le cas. De quoi es-tu le plus fier ?

D.D. Les deux sont connectés, mais on a tendance à minimiser ce lien qui s'est recréé et qu'on a su entretenir. Je dirais que c'est une fierté tout aussi importante. Ça unit, ça réunit. On n'a, certes, pas la capacité de régler les problèmes du quotidien mais, l'espace d'une compétition, on procure des émotions. On l'a vu au Qatar : les gens étaient limite plus heureux de ce qu'on a fait sans la victoire au bout. Les très nombreux remerciements...

G.S. Je peux témoigner que les gens ne cessent de te remercier. Et ils ne disent pas « c'était bien, le dernier match » mais...

D.D. « Merci pour tout ce que vous avez fait. » Bon, ça fait douze ans, plus dix en tant que joueur... Des moments comme 2022, et c'est valable pour 1998 et 2018, tout le monde se rappelle où il était et avec qui, pas uniquement les fans de foot.

G.S. Question pas très agréable : tu as mieux digéré la défaite de la finale de l'Euro 2016 ou celle du Mondial 2022 ?

D.D.Les deux sont une souffrance. Mais il n'y a pas photo, et tu le sais.

G.S. Ouais...

D.D. En 2016, c'était la première occasion. Et la laisser passer... On ne pouvait pas se projeter deux ans plus tard.

G.S. Ça a été la genèse de 2018...

D.D. Dans l'absolu, le titre de 2018 peut atténuer celui qu'on n'a pas eu en 2022. Mais la bascule a fait mal. Bon, je ne rumine plus. C'est déjà derrière, et le plus important est ce qu'on a devant nous.

G.S. Comment fais-tu pour tout savoir, toi qui te coupes des médias pendant les rassemblements ?

D.D.Je ne sais pas tout mais l'essentiel. Entre les rassemblements, je me tiens au courant.

Durant les compétitions ou quand je suis en stage, je ne lis et n'écoute rien. Je fais mes confs [conférences de presse]. Ma sérénité est très importante. Les joueurs le savent, je n'ai pas besoin d'être présent pour savoir ce qui se passe.

G.S. J'acquiesce.

D.D. Guy a aussi un bon réseau. En les cumulant, on ne passe pas à côté de beaucoup de choses. On parle beaucoup. Guy reste très connecté. Pas comme les jeunes, à sa manière. Mais il sait que je ne veux pas savoir, sauf s'il y a quelque chose de... Parfois, une phrase suffit pour résumer certaines situations. Quant à ce qui se dit ou s'écrit sur mon rôle de sélectionneur, que je suis une pipe, que j'aurais dû faire jouer Untel : pas de problème. Il y a une ligne à ne pas franchir : l'homme.

G.S. Un article qui t'aurait irrité avant ne t'irrite plus du tout aujourd'hui. Qu'est-ce qui t'a fait évoluer ?

D.D. Un mélange de choses. Déjà, il y a eu un événement : ce qui s'est passé en 2016 avant l'Euro a eu un impact sur ma vie privée [sa maison avait été taguée, quelques jours après que Karim Benzema, non sélectionné, avait déclaré qu'il avait « cédé à une partie raciste de la France »]. L'expérience permet aussi de relativiser. Je te connais, tu penses que, par moments, je relativise trop. M'irriter, c'est impossible.

G.S.Ce qui était pourtant le cas au début de ta carrière de sélectionneur.

D.D.Oui. Une virgule, un mot... Je réagissais à chaud et ce n'est pas bon. Je me suis aussi rendu compte que ça ne menait à rien de « régler ses comptes ». Je prends beaucoup plus de recul et de distance. Quand je vais en conf, je fais en sorte d'être normal et détendu. Je suis préparé à toutes les questions. Je sais qu'il peut y en avoir une plus sensible, et qu'elle peut être posée en blanc, jaune, gris... Je n'en dis jamais plus qu'à ma première réponse. Je ne perdrai jamais mon calme. Cela étant, si une personne n'a pas les arguments ou ne maîtrise pas trop le sujet, ça tourne à vide. Je pars aussi du principe que si j'ai envie de dire quelque chose, j'y arriverai même si on ne me pose pas la question. C'est pour ça que je fais des longues réponses... Qui amènent à avoir moins de questions ! On me colle la fameuse étiquette de « langue de bois » alors que je réponds toujours. Mais comme la personne qui me pose la question n'a pas forcément la réponse qu'elle attendait, elle n'en tient pas compte.

G.S. Aujourd'hui, on a un groupe plus jeune que lors de la période 2018-2021 et j'ai aussi remarqué une évolution dans tes relations avec les joueurs. Tu confirmes ?

D.D. Oui, parce que cette nouvelle génération a des besoins affectifs plus importants.

G.S. Tu parles de reconnaissance ?

D.D. D'échanges. Pas forcément avec des entretiens formels, même si je consacre beaucoup de temps à essayer de voir tout le monde. On ne doit perdre personne. Garder le lien entre les rassemblements. Quand ils sont blessés, s'ils se marient, leur anniversaire... Ils savent que je suis disponible. Mais si je suis plus démonstratif, c'est parce que je m'interdisais de l'être avant. À tort, peut-être. Je n'ai pas eu à me forcer : je suis davantage moi-même aujourd'hui qu'il y a quelques années, où je me mettais des restrictions. Il y avait aussi moins de demandes. Or c'est à moi de m'adapter aux joueurs, pas l'inverse. Mais ce relationnel est essentiel, tu le sais : ça ne fait pas gagner les matchs, mais ça peut les faire perdre.

G.S.Est-ce que la sérénité liée au fait d'avoir gagné des trophées a une influence ?

D.D.Peut-être. Ce qu'on a vécu vient cimenter tout ça. Sans qu'il y ait de passe-droit pour ceux qui sont là depuis le départ, comme ça a pu être interprété au dernier Euro. Il y a une relation humaine, forcément, et il y a l'aspect sportif. Dans nos nombreux échanges, on peut parler de tout. Cette relation de confiance est essentielle. Les joueurs savent très bien que ce qu'ils me disent restera entre nous.

Je suis davantage moi-même aujourd'hui qu'il y a quelques années, où je me mettais des restrictions

G.S. Qu'est ce qui t'a donné envie d'entraîner ? Ta période nantaise ? Italienne ?

D.D. Chacune a été importante dans ma construction. Je me suis nourri de Nantes, de Marseille, de l'Italie... Sans copier mais en adaptant. Je suis multiculturel. Ça a été un trésor important quand j'ai basculé. Aimé [Jacquet] me voyait passer entraîneur. Pas moi, et ce jusqu'au dernier moment de ma carrière de joueur. Quand j'ai pris la décision d'arrêter, je n'avais pas passé mes diplômes. Certaines personnes, dont Aimé, m'avaient dit de transmettre, mais je n'étais pas du tout là-dedans. Je voulais d'abord souffler et m'octroyer une vie familiale différente. Sont alors venues les propositions de Monaco et d'ailleurs...

G.S. Tu as connu l'Italie à une période où il y avait un jeu plutôt défensif alors que toi, avec l'équipe de France, tu proposes un jeu audacieux ; il n'y a qu'à voir le nombre de buts marqués en 2018 et 2022...

D.D. Je n'ai jamais pensé à ça. Ma ligne de conduite a toujours été d'aligner l'équipe la plus dangereuse possible pour l'adversaire. Après, c'est un rapport de force. Je ne pense pas qu'un numéro 10 ou un attaquant va faire une équipe plus créative qu'un défenseur... Il faut surtout s'adapter et tirer le maximum de ses joueurs.

G.S. En Italie, il y a cette rigueur, au sens positif du terme...

Aimé Jacquet me voyait passer entraîneur. Pas moi, et ce jusqu'au dernier moment de ma carrière

D.D. La culture du travail. Compétition, compétition, compétition. Là-bas, je me suis senti comme un poisson dans l'eau parce que j'avais tout ce qu'il fallait. Ce qui n'empêche pas l'esprit familial. Plus globalement, je me suis nourri des entraîneurs, des sélectionneurs...

G.S. En mal aussi ? Je ne vais pas le nommer, mais je sais qu'il y en a un...

D.D. C'est aussi le paradoxe : pour moi, ça pouvait être des choses aberrantes et contre-productives, et ça n'a pas empêché d'avoir des résultats. Tu as beau être le meilleur entraîneur, si tu n'as pas les joueurs... Le mérite leur revient ; la responsabilité de la défaite, c'est la mienne.

G.S. Celle-là, j'ai hésité, parce que je n'aime pas cette expression, mais je te la pose quand même : « fidèle adjoint », tu trouves que ça me va bien ?

D.D. [Il explose de rire.] Oh ! Magnifique !

G.S. Fidèle, ça ne me déplaît pas, mais c'est réducteur.

D.D. C'est surtout un pléonasme. L'adjoint est fidèle, même si certains veulent piquer la place de l'entraîneur principal. Et c'est minimaliste. Le critère numéro un, c'est la compétence. J'en ai besoin autour de moi. On a une relation privilégiée, où on peut tout se dire et on n'a même pas besoin de parler pour se comprendre. Au fil du temps, j'ai entendu différents qualificatifs. Dernièrement, il y en a un qui m'a écorché l'oreille : assistant. Ça, c'est encore plus réducteur. Je ne sais pas si c'est mieux, j'ai aussi entendu numéro un bis.

G.S. C'est Pape Diouf à Marseille qui avait dit ça.

D.D.L'important, c'est que je sais que tu es bien à ta place et que tu as su t'adapter à moi.

G.S.Quelle question n'as-tu jamais osé me poser ?

D.D. Étant donné notre relation de confiance, de respect, de proximité, d'estime, comment peux-tu imaginer que je puisse publiquement te poser une question que je n'aurais pas osé te poser en privé ?

G.S. Bien répondu. Si elle existait, tu me l'aurais déjà posée.

D.D. Oui, mais je peux me l'interdire si j'estime que c'est déplacé ou que ça ne me regarde pas. Pour ce qui est du football, on se pose les mêmes questions et on a parfois des réponses différentes. Moi, je ne veux pas de béni-oui-oui.

G.S. Et si tu dois ressortir un moment à nous deux, ce serait lequel ?

D.D. Il y en a tellement. Je vais prendre un souvenir qui englobe plus de monde que juste nous deux. Une photo. On est en famille, toi et moi, sur une pelouse en Russie. Et il pleuvait.

G.S. Il pleuvait de bonheur...

D.D. Voilà. Parce qu'il n'y a rien au-dessus et que nos très proches sont là.

G.S. Sinon, tu n'en as pas marre de me raser le crâne le matin des matchs ?

D.D. Ah non ! C'est un rituel. Un devoir et même un privilège de prendre la place de madame. Je ne pense pas me reconvertir en coiffeur, mais il n'y a jamais eu de coupure. Nickel.

9 titres ensemble

Euro (2000), Mondial (2018) et Ligue des nations (2021) avec l'équipe de France. Ligue 1 (2010), Coupe de la Ligue (2010, 2011, 2012), et Trophée des champions (2010, 2011) avec l'OM.

65,3%

Le ratio de victoires de Didier Deschamps depuis qu'il a pris les commandes des Bleus en 2012 (98 victoires en 150 matchs).

1

Le 3 juin 2022, pour la réception du Danemark en Ligue des nations, Guy Stéphan a dirigé la sélection en l'absence du sélectionneur, endeuillé.

Solen Cherrier

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Commentaire 1
à écrit le 02/06/2024 à 9:58
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C'est la sagesse de ceux qui ont réussi seuls. Quant on n'est pas un fils de et qu'on est arrivé tout en haut on a toujours une bien meilleure saveur de la vie. Parce que les footballeurs j'en entend et li énormément de remarques stupides alors que c...

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