Revue

Restaurer l'initiative des territoires

L'épidémie du Covid-19 a aussi eu pour effet de mettre en lumière les inégalités territoriales françaises, notamment entre le monde urbain et le monde rural, ainsi que le manque d’efficacité des lois de décentralisation. Censées conférer davantage de compétences aux communautés territoriales, elles leur accordent en réalité des pouvoirs limités. Il est donc temps de cesser de privilégier les grandes métropoles tout en donnant aux responsables locaux, et en particulier les maires, les moyens financiers de mener à bien une vraie politique décentralisée. Et revigorer ainsi les fameux « territoires oubliés de la République ». [Article issu de la « T » la revue de La Tribune – N°1 Octobre 2020]
(Crédits : Istock)

Le « nouveau chemin » voulu par le président de la République passerait donc par la consécration des territoires. Le Premier ministre, par ailleurs élu rural (à Prades, sous-préfecture des Pyrénées orientales, 6000 habitants), en a fait la démonstration lors de sa déclaration de politique générale (le 15 juillet) ... (1)

Suffit-il d'afficher un bel accent chantant et rocailleux, voire radical-socialiste, au parfum de terroir pour convaincre de la prééminence concrète du territoire, même s'il octroie spontanément à son porteur une cote de popularité de 56% (2). Avec une promesse de 100 milliards à la clé, mazette, quand on en cherchait désespérément 10 il y a dix-huit mois après la crise des gilets jaunes !

Territoire, décrit à l'origine par la géographie, confondu depuis toujours avec région, province ou comté, synonyme d'espace dont la constance se repère à ses limites ou ses frontières, physiques ou « culturelles » (3). Le géographe Claude Raffestin donne en 1980 du territoire une vision politique et humaine, l'espace d'existence d'un homme, d'un être ou d'un groupe, et lui confère alors un fort statut symbolique, du parc naturel aux territoires perdus de la République, des « petites cités de caractères » aux communautés d'agglomérations.

« La France, ça n'est pas que 13 métropoles ! », s'insurge Erik Orsenna (4). Effectivement, elles ne comptent guère que le tiers de la population.

«Reverrons-nous de mon petit village fumer la cheminée ... et  le clocher de la force tranquille » (6), s'interroge Jean Pierre Rioux, avec Joachim du Bellay.

« Territoires, la campagne ? Un fantasme pour les néo ruraux, une source de malentendus et de conflits » estime le sociologue Jean Viard. « Mais alors, comment réconcilier monde urbain et monde rural ? En cessant de ne considérer que le premier et en menant une «vraie politique» à l'égard du second  ...  il y a urgence. Le monde rural et périurbain commence à «crier» son oubli » (5).

Entre le Petibonum d'Astérix et le Grand-Paris d'on ne sait qui, il y a des campagnes, des marches et des limagnes, il y a des villes moyennes ou grandes et des petites sous-préfectures, des lotissements et des banlieues, des zones industrielles ou commerciales, des tours et des pavillons : autant de territoires qu'on ne saurait réconcilier sans en reconnaître leur spécificité et leur capacité, dans le respect des règles de la République, de s'emparer des leviers de leur propre destin.

Les « gilets jaunes » auraient pu alerter les dirigeants sur l'extrême sentiment d'abandon et la colère enkystée ressentis par une grande partie de la population. Le « Grand Débat » qui en a suivi laissait poindre un espoir, une forme d'écoute. Où sont passés les milliers de doléances exprimées en conscience par nos concitoyens, véritable bien patrimonial collectif, qui, disponibles, pourraient servir de socle à des réponses locales pertinentes, si le « pouvoir » en avait lui-même conscience et s'il acceptait d'en déléguer le traitement ?

La prégnance de « la diagonale du vide », repérée au cœur du XIXe siècle, commentée par Hervé le Bras et Emmanuel Todd au temps du tout-mobilité reste particulièrement vive à l'époque du tout-digital. Ecoles, hôpitaux, transports, services publics et sociaux inaccessibles et désincarnés témoignent, entre autres, des fractures de la société. En 2021, le « désert numérique » handicape le développement local. Mais en voit-on l'urgence depuis la vue arborée d'un grand bureau de la rue de Varenne à Paris ?

De nombreux exemples sont révélateurs. Ainsi le groupe Nexton consulting, jeune entreprise de conseil en expertise digitale forte de près de 300 consultants, repère en 2019 un site propice dans une petite commune corrézienne de quelques 400 âmes, au cœur des Monédières, en Corrèze. Inaccessible ! Il y installe trente collaborateurs, des services centraux des relations humaines et des consultants, tous jeunes bac + beaucoup, plus heureux les uns que les autres de venir s'installer ici, au milieu de nulle part. Encore fallait-il que le fondateur soit « du pays », qu'un préfet sérieusement impliqué et des communautés territoriales mobilisées s'y intéressent, s'y investissent, et engagent leurs responsabilités.

L'irruption du Covid, et le désordre qui s'ensuit, est instructive. L'avènement contraint du télétravail, imaginé depuis les débuts de la « télématique » au siècle dernier, devenu « obligatoire » au regard des circonstances et possible grâce à la disponibilité des outils numériques - téléconférences et travail collaboratif -, change la donne. La qualité de la production, la réalité de la mission, l'efficacité de la concentration sur l'ouvrage, la valeur du temps retrouvé, disponible pour une vie personnelle et familiale préservée du stress, encouragent l'exercice. Elles n'interdisent   heureusement pas la relation directe, la rencontre au bistrot du coin, les échanges physiques nécessaire au sentiment d'appartenance. Puissent-elles ne pas encourager la distanciation « industrieuse » ! La machine à café doit rester un instrument indispensable à la vie sociale.

La période aura fait naître, après des vacances obligées à la ferme ou chez les cousins gascons, des envies d'exode et révéler des intentions ou des vocations sérieuses au dépaysement. Certaines s'éroderont, mais reste là une belle occasion de revigorer efficacement ces fameux territoires oubliés de la République.

L'épisode endémique aura également permis d'observer le subtil tango gouvernemental dans le grand feuilleton des masques. Un pas en avant, deux en arrière. Inutiles quand on n'en avait pas, encouragés quand on pouvait s'en fabriquer grâce aux patrons publiés dans les quotidiens régionaux, réservés quand on en a retrouvés aux personnes à risques et devenus obligatoires en aout, à la discrétion des exécutifs locaux, dès lors qu'ils le jugent nécessaires et lorsque le respect de la distanciation « sociale » devenait impossible. Ainsi, entre la directive jacobine centralisée de mars,  incertaine et mal observée, et la recommandation d'aout, on aura peut être compris la valeur du bon sens - et de l'initiative - local, éventuellement estampillé par des préfets en charge représentants d'un Etat enfin volontairement délégataire, confiant et respectueux de ses « administrés ».

Fallait-il enfin décréter aveuglément la pêche à la ligne interdite partout ?

« La République est une, mais la France est plurielle. Les enjeux, les besoins, les contraintes, les atouts sont différents d'un territoire à l'autre (7) », constate Bruno Cavagné, qui propose un « pacte girondin : décentraliser pour relancer l'initiative locale. »

Décentraliser. Depuis 40 ans, et Gaston Deferre, de réforme en réforme, d'intercommunalités en régionalisation, chaque exécutif promet la décentralisation, et les cartes de France de se multiplier, parfois plus teintées d'intentions politiques que de réalités sociale, culturelle ou économique. La carte des « régions » d'Intermarché, comme celles de nombreuses autres entreprises déployées sur le territoire, clairement inspirées par le « terrain » pour améliorer l'efficacité de leurs réseaux industriels et commerciaux, n'est pas moins pertinente.

Le « terrain » : les maires - les conseillers départementaux et régionaux - de nos 36000 communes le parcourent tous les jours. Ca n'est pas pour rien que le maire reste la personnalité politique préférée des français, et que le taux d'abstention aux élections s'effrite à mesure que le candidat s'éloigne de la vie quotidienne des citoyens. « Le maire incarne une fonction de représentation et de pilotage du territoire - un rôle qui n'a pas changé durant un siècle. Mais à présent, le notable respecté tend à devenir une tête de Turc ... (8) ». «Comment l'Etat peut-il demander aux élus de faire de plus en plus en donnant de moins en moins ? (4)».

Les mots ont leur importance. Les dirigeants promettent de s' « appuyer sur les maires », quand il vaudrait mieux, en confiance, leur déléguer réellement la décision. Les lois de décentralisation confèrent aux communautés territoriales des « compétences », concept vague et peu opérationnel, alors qu'il vaudrait mieux leur reconnaître des responsabilités, en leur accordant le pouvoir et les moyens, en particulier la dépense publique, nécessaires à leur accomplissement. Pour ce faire il convient que ceux-là acceptent ces responsabilités, sans incriminer « là-haut » à la première difficulté. Il faut aussi que « là-haut » accepte de lâcher prise, de partager sans réserve une partie de son pouvoir, en réhabilitant le principe de subsidiarité qui suggère de ne recourir à un niveau plus large que lorsque la tâche est impossible à tel échelon donné. Ainsi pourrait-on soutenir le développement d'entreprises locales, et mettre l'emploi à l'abri des conclusions d'un comptable de Milwaukee. Ainsi favoriserait-on les échanges d'expériences. Ainsi le déploiement des transitions environnementale, écologique et énergétique se ferait au bon niveau, chacun s'emparant de ce qui lui incombe clairement. Le verdissement constaté lors du dernier scrutin municipal permettrait même d'en rêver, pour autant qu'il ne brouille pas le paysage par quelques chamailleries trop idéologiques. On pourrait même espérer « en finir vraiment avec le millefeuille indigeste des territoires (9) », enchevêtrement touffu quasi-kafkaïen incompréhensible au commun des citoyens - également électeurs - avec lesquels il faut restaurer le lien direct. Un poil de rééducation sera sans doute bienvenu !

Territoires, décentralisation, on en a trop parlé.

Il est temps de s'y mettre, messieurs les dirigeants !

On ne plante pas de clous sans disposer d'un marteau adapté (10) !

  • Le Figaro, 16 juillet, Jean Castex, la relance par les territoires
  • 2. Enquête Harris Interactive-Epoka , 30 juillet 2020
  • 3. Claude Raffestin  , Pour une géographie du pouvoir, Paris, Librairies techniques, 1980.
  • 4. Erik Orsenna, L'initiative des territoires, colloque, Le Lonzac, 22 septembre 2018
  • 5. Le Figaro, 9 avril 2020, entretien
  • 6. Jean Pierre Rioux, Nos villages au cœur de l'histoire des Français, Taillandier, 2019
  • 7. Bruno Cavagné, Nos territoires brulent, Cherche midi, 2019
  • 8. Jean Viard, Ces Maires qui changent la France, Zadig n° 5, Mars 2020
  • 9. Eric Giuily et Olivier Regis, Pour en finir vraiment avec le millefeuille territorial, L'Archipel, 2015
  • 10. Maxime héritée du CPE, Centre de perfectionnement des entreprises, en son temps proche de François Michelin

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