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Carlos Moreno : "Une proximité heureuse pour une urbanité vivante"

Expert des villes et des territoires de demain, Carlos Moreno est professeur associé à l’IAE de Paris-Université Panthéon Sorbonne, cofondateur et directeur scientifique de la chaire ETI « Entrepreneuriat, Territoire, Innovation », spécialisé dans l’étude des systèmes complexes et dans le développement des processus d’innovation. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Droit de cité, de la « ville-monde » à la « ville du quart d’heure », paru en novembre 2020 aux Éditions de l’Observatoire. (Ce texte inédit a été publié dans T La Revue de La Tribune - N°3 Février 2021)
(Crédits : Sylvain Leurent)

Nous voici depuis plus d'un an, après l'apparition du coronavirus, brutalement plongés dans la plus grande crise sanitaire de l'histoire moderne. De restriction en restriction, partout dans le monde, elle nous frappe au cœur de nos vies, la vie urbaine. Avec une issue encore incertaine, c'est un grand défi pour l'humanité qui est venu s'ajouter à cet autre qui hante nos vies également, le changement climatique. Voilà deux menaces qui sont bien présentes, qui se croisent, et qui, sans doute, sont aussi liées, dans ce monde de l'anthropocène. En effet, quand l'hyperactivité humaine se fait au détriment de nos ressources, de la nature, de la biodiversité, du sol que nous arpentons, de l'air que nous respirons, de l'eau que nous buvons, de notre qualité de vie, c'est notre propre vie et même à terme notre survie en tant que civilisation qui est en jeu.

Paradoxalement, cette pandémie mondiale est aussi révélatrice d'un fait majeur de ce siècle, le rôle de nos villes. Peu importe leur taille, petites, moyennes, grandes, métropoles, mégalopoles, partout où le monde urbain est mis sous cloche, partiellement ou totalement, la vie se fragilise, l'économie s'écroule, les relations sociales s'évanouissent, voire se tendent. Certains pensent que cette crise sonnera la fin des villes. Bien au contraire, ce bouleversement, nous rend évidentes la force des villes, l'expression de leur puissance. La phrase prémonitoire de Wellington Webb, ancien maire de Denver et ancien président de l'association des maires des USA, lancée en 2007, se confirme jour après jour dans ces temps de crise : « Le xixe siècle a été celui des Empires, le xxe celui des États-nations et le xxie est celui des villes. » Mais cette crise confirme aussi cette fragilité dont le penseur universel quasi centenaire Edgar Morin nous parle, analysant la complexité de nos vies, « La ville est en moi et je suis dans la ville », car les villes, dans toutes leurs expressions de la réalité urbaine, sont aussi porteuses de nos propres vulnérabilités et elles nous renvoient à nos propres dysfonctionnements. Dans un monde où la vie est fondée sur les interdépendances, nous n'avons jamais assisté à une telle démonstration des principes-clés de la complexité. Cette axiomatique, que nous répétons sans cesse depuis tant d'années, s'avère parfaitement illustrée : nous vivons dans des « villes vivantes », qui sont à la fois imparfaites, incomplètes et fragiles.

Vivre autrement

Nous vivons dans des villes fortement segmentées, socialement fracturées, économiquement inégales, spatialement repliées sur des modes de vie dépassés. Avec la Covid-19, face à ces difficultés criantes, pour la première fois, réfléchir et agir sur la santé des citoyens demande non seulement de penser aux soins médicaux, mais avant tout à offrir dans la durée un autre rythme de vie et une autre approche des interactions sociales. Cette pandémie oblige à ce que nous avons tant repoussé : vivre autrement, changer de mode de vie pour mettre au cœur d'autres rapports entre l'espace et le temps dans nos vies au quotidien. C'est la raison qui a rendu si populaire notre proposition de la ville des proximités, la « ville du quart d'heure ». Nous touchons le cœur de la problématique : face à la double crise actuelle - climatique et sanitaire - aller vers un changement radical de nos modes de vie, ici et maintenant. Nous nous interrogeons sur nos mobilités, sur la raison d'être de nos déplacements dont les temps de parcours ont déjà contribué non seulement à une grave détérioration de la qualité de vie, mais qui sont devenus une menace pour notre santé.

Cette question-clé revient sans cesse : dans quelle ville voulons-nous vivre ? Avec la ville du quart d'heure, je soutiens qu'il est temps de passer à un urbanisme par les usages, à celui de l'aménagement de la vie urbaine.

Partout nos villes sont les plus grandes concentrations d'activité humaine, mais elles sont encore guidées par le paradigme de l'ère du béton, du pétrole, rendant nos villes irrespirables par le triple effet des émissions produites par les bâtiments, les réseaux de chauffage et de refroidissement et les transports à essence.

Avec la ville des proximités, la ville du quart d'heure, nous voulons décloisonner la ville, la rendre polycentrique, multiservicielle, faire qu'elle devienne un vaste réseau de lieux pour la rendre vivante en tout lieu et moment pour que le temps utile soit un temps de vie.

C'est une autre manière de vivre dans la ville, dans toute la ville : de se la réapproprier, de retrouver ses ressources, l'espace public, de vivre, de consommer, de travailler, d'être en ville. C'est repenser la manière de la parcourir de l'explorer, de la découvrir.

La ville du quart d'heure, c'est retrouver la proximité, son quartier, mais aussi d'autres quartiers voisins et des ressources que souvent nous ignorons. C'est quitter la mobilité subie pour aller vers la mobilité choisie. Les équipements déjà existants se verront changer de fonctions, d'usagers, de clientèles selon le jour et l'heure. C'est par cette vie de proximités, que nous pourrons reprendre du temps pour nous, pour notre famille, nos proches, nos voisins, nos amis, et nous occuper des plus fragiles.

Pour une ville vivante...

La ville du quart d'heure, c'est donc quoi concrètement ? C'est la ville des proximités où l'on trouve tout ce dont on a besoin à moins de 15 minutes de chez soi. Nous voulons que la vie soit présente partout dans la ville et pas uniquement à certaines heures et dans certains lieux, dans les rues, places, jardins, parcs, squares, berges, boulevards, mais aussi ses murs, aires de jeux, lieux de culture, kiosques à musique, etc.

Comment gagner du temps ? Il s'agit d'œuvrer pour faciliter l'accès en proximité à six fonctions sociales essentielles, qui nous rendent heureux de vivre dans la ville : habiter dignement, travailler dans des conditions correctes, s'approvisionner, le bien-être, l'éducation et les loisirs avec des ressources et des services toujours plus proches de chez soi.

Alors dans la ville du quart d'heure nous pouvons donc manger, faire nos courses, nous soigner, nous divertir, nous dépenser, mais aussi œuvrer pour changer notre manière de travailler, pour pouvoir le faire de plus en plus autrement, au plus près de notre domicile, en changeant le rythme de vie. Oui, à pied ou à vélo, avec une mobilité bas-carbone. Les temps de la Covid-19 nous ont montré que nous pouvons aussi télétravailler, chez nous, ou encore mieux, près de chez nous, aller moins au bureau, diminuer nos jours ou nous heures de présence. Nous allons vers une nouvelle révolution urbaine, celle du travail et la ville du quart d'heure sera un accélérateur. Les tours et bâtiments de bureau sont condamnés à laisser la place à un autre siècle, celui du travail décentralisé et des bâtiments multifonctions. Du co-working au corp-working, une autre ère s'ouvre pour l'immobilier de bureaux, qui a longuement façonné nos villes.

... et écologique

La ville du quart d'heure, c'est aussi faciliter et encourager le maintien et l'installation de commerces et services de proximité. C'est mieux pour la vie économique et social que faire nos achats par Internet. Les rues sont ainsi plus fréquentées, rendues piétonnes, plus vivantes et paisibles. Pour que tout soit proche, nous transformons des endroits déjà existants en lieux multi-usages. Oui, chaque mètre carré déjà construit doit servir à pouvoir faire des choses très différentes. Utiliser plus et mieux tout ce qui a déjà été construit, c'est une règle d'or de la ville du quart d'heure. Les écoles et les collèges peuvent ouvrir le week-end.

La ville du quart d'heure répond aux contraintes de la crise sanitaire de la Covid-19 : vivre dans la ville en diminuant les risques de massification en particulier dans les transports, éviter aussi le retour à la voiture individuelle, terreau de propagation virale par la pollution de l'air, tout en développant l'intensité du lien social.

La ville de proximité, est une manière concrète de créer une ville humaine et écologique : moins de déplacements, plus de gens qui se disent bonjour, on prend plus soin de la nature. On développe l'amour des lieux pour que chacun de nous fasse attention aux endroits que nous fréquentons. La ville du quart d'heure valorise les services de proximité, invite à fréquenter des espaces publics partagés où l'on a un brassage de gens différents, une mixité intergénérationnelle. C'est aussi connaître les personnes qui vivent autour de soi. Peut-être que mon voisin est professeur de mandarin ? Et si je l'avais su, ça m'aurait évité de me rendre à 40 minutes à l'autre bout de la ville pour suivre mes cours.

Avec cette ville des proximités, la ville du quart d'heure c'est aussi l'occasion de montrer, qu'une ville ne s'anime pas par ses voitures, mais bien par ses habitants. Tandis que nos voitures sont immobilisées, c'est à pied que les voisins se croisent et se découvrent. Vous imaginez le temps gagné en termes de déplacements, si un espace vert, une crèche, une école et un coiffeur se trouvaient proches de chez vous ? Un boulanger, un vendeur de légumes, une épicerie, un boucher et un poissonnier pourraient vous éviter l'hypermarché en voiture et vous offrir des produits sains en circuit court avec moins d'intermédiaires.

Oui, dans la ville du quart d'heure nous vivons plus directement la possibilité de rencontrer l'autre, pour aller dans le sens du respect mutuel, de nous parler, de faire connaissance, de sortir de l'anonymat. Se dire bonjour est aussi entamer un dialogue qui permet à chacun de sortir de son propre isolement. C'est également de l'entraide, redécouvrir les gens avec une couleur, religion, culture, différentes. Avec cette autre manière de vivre dans la ville c'est construire au quotidien une nouvelle culture urbaine, une nouvelle urbanité de la proximité pour recréer du lien social.

C'est tout cela la ville du quart d'heure, la ville à l'échelle humaine, avec l'humain au bout de la rue !

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°3 - Rêvons nos villes - Février 2021 - Découvrez la version papier

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