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Téléphériques : la mobilité urbaine de demain ?

Plusieurs projets et chantiers de téléphériques urbains émergent ces dernières années, voire ces derniers mois en France. Pourquoi cet essor soudain ? Sont-ils si nouveaux que certains le laissent penser ? La France est-elle pionnière en la matière ? Décryptage. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°3 Février 2021)
Ligne 5 du téléphérique de la ville de La Paz en Bolivie
Ligne 5 du téléphérique de la ville de La Paz en Bolivie (Crédits : Holgs)

Est-ce que les grandes métropoles urbaines vont prendre, dans les années à venir, des allures de station de ski ? La remarque mérite un temps de réflexion au regard des multiples projets de téléphériques urbains qui poussent comme des champignons dans toute la France ces derniers temps. Brest a ainsi été la première ville française à se doter d'une telle infrastructure, en 2016, avec des cabines dressées à une cinquantaine de mètres de hauteur. S'il peut se revendiquer être le seul téléphérique urbain encore en service aujourd'hui dans l'Hexagone, celui-ci est à l'arrêt depuis plusieurs mois en raison d'indices de dégradation inquiétants et sans qu'une date de remise en marche ne soit connue. Néanmoins, ses déboires ne freinent pas l'ambition d'autres collectivités en la matière. La région Île-de-France vient de débloquer 125 millions d'euros pour son « Câble A », devant relier en 17 minutes Créteil à Villeneuve-Saint-Georges. La Réunion, Ajaccio et Grenoble ont également déterminé des tracés et doivent désormais passer à la mise en chantier. Dans la catégorie des grandes villes, Bordeaux et Lyon réfléchissent ouvertement à un tel projet. « Pour ces nouvelles municipalités (désormais écologistes, ndlr), il y a l'idée de marquer son territoire et son mandat avec un mode de transport qui illustre, en tout cas c'est ce qu'on veut faire croire, une nouvelle époque, par rapport aux tramways qui datent des années 1920 ou encore des métros qui ont émergé en 1970. De plus, ce sont des modes de transports vertueux sur le plan environnemental, avec une faible emprise au sol et un fonctionnement totalement électrique », tente de justifier Pierre-Yves Péguy, le directeur du Laboratoire Aménagement Économie Transports (LAET). Celui de Toulouse est dans les cartons depuis des d'années et a monopolisé un temps toutes les municipalités du xxie siècle sans exception. Cette longue réflexion va ainsi permettre à la quatrième ville de France d'avoir un transport collectif et aérien dès l'été prochain, avec un enjeu simple. Il s'agit de survoler la Garonne, pour effectuer en 10 minutes de téléphérique un trajet habituellement réalisé en 40 minutes avec la voiture. Surnommé Ceinture Sud, ce projet permettra de relier l'université Paul Sabatier à l'Oncopole (établissement de soins et de recherche spécialisé dans le cancer), en passant par le CHU de Toulouse-Rangueil. Désormais, grâce à sa connexion au réseau métro de la ville accompagnée de nouvelles lignes de bus spécialement créées, les élus espèrent désengorger un Sud-Est toulousain victime de son développement économique et démographique. « À terme, le téléphérique de Toulouse pourrait faire l'objet d'extensions pour assurer des correspondances avec la ligne A et la future 3e ligne de métro à la station Montaudran », a même expliqué récemment Jean-Michel Lattes, l'adjoint à la mairie de la Ville rose en charge des Mobilités et président de Tisséo, l'autorité régulatrice des transports en commun sur l'agglomération.

Une technologie (déjà) ancienne

Le « faible » coût de l'opération confiée à Poma, à savoir 82 millions d'euros sans oublier les deux millions annuels pour la maintenance, ne peut qu'encourager le développement de ce mode de transport innovant. Pour autant, il n'est pas si nouveau (monde) que cela.

« Le transport par câble est vieux comme Hérode. Nous avons retrouvé des traces de telles infrastructures, en Pologne, datant des XVIe et XVIIe siècles. Et même en France, nous pouvions répertorier déjà une centaine d'appareils de la sorte en fonctionnement au début du xxe siècle, avec son apogée aux Jeux olympiques d'hiver de Chamonix, en 1924, qui ont vraiment illustré pleinement l'usage du transport par câble », raconte Jean Souchal, le président du directoire de Poma, société française fondée en 1936, qui est aujourd'hui un des leaders mondiaux du transport par câble.

Malgré la présence de ce champion dans l'Hexagone, près de trois quarts de son chiffre d'affaires sont réalisés à l'export, preuve que le concept plaît à l'étranger pour un usage urbain, en plus de celui dédié aux stations de ski. « Même si cet usage est assez récent, l'Algérie figure comme le premier pays dans le monde en matière de transport de personnes par câble en milieu urbain. Une douzaine de lignes y existent déjà », poursuit le dirigeant. Après une première inauguration en 1956, ce sont aujourd'hui onze lignes exactement qui sont exploitées et de nouvelles sont déjà en préparation, gérées par l'Entreprise de transport algérien par câble, une joint-venture fondée en 2014 entre les pouvoirs locaux et Poma. Tout comme Medellin, en Colombie, qui fait office de modèle à suivre sur le sujet. « Les villes et les pays d'Amérique du Sud doivent faire face à des pentes très raides quand il est question d'aménagement du territoire. Le téléphérique s'est donc avéré être le moyen de transport le plus efficace pour connecter des quartiers défavorisés au réseau de métro dans cette ville de quatre millions de personnes, afin de redonner vie à de nombreux quartiers qui semblaient coupés du monde », explique Jean Souchal. D'autres villes pourraient être mises en avant pour leur usage du téléphérique urbain et les bienfaits sociaux générés comme La Paz, en Bolivie, ou encore New York, aux États-Unis. « En Amérique du Sud, les États sont aussi moins riches qu'en Europe. Selon des chiffres de 2019 de la Banque mondiale, le produit intérieur brut par habitant en parité de pouvoir d'achat est de 13 550 dollars en Colombie, contre 41 680 en France. Il est donc plus compliqué de boucler le financement d'un tramway ou d'un métro plutôt que d'un téléphérique, moins onéreux. Développer ce moyen de transport est aussi un choix économique », nuance le chercheur Pierre-Yves Péguy.

Le tournant de 2009

Outre-Atlantique, dans l'Hexagone, de telles histoires mêlant intérêt social et besoin en mobilité relèvent encore d'un objectif à atteindre car pendant des dizaines d'années l'implantation des téléphériques en milieu urbain a été empêchée par des mesures juridiques. Depuis une loi de 1941, le survol des habitations par des petites cabines était interdit, ce qui revenait à dire qu'il fallait exproprier pour dresser un transport par câble dans les villes. Trop compliqué. Mais un texte de loi de 2009, issu du Grenelle de l'Environnement change la donne, en favorisant ce mode de transport disruptif et écologiquement propre. En complément de cette première brique législative, une ordonnance de novembre 2016 voit le jour et lève toutes les difficultés liées au survol des habitations. L'ordonnance instaure alors des servitudes d'utilité publique de libre survol, de passage et d'implantation des dispositifs de sécurité. Ce qui permet désormais aux collectivités locales d'envisager sereinement l'implantation d'un téléphérique sur le territoire. Seulement, ce n'est pas le seul fait qui permet d'expliquer l'intérêt soudain des décideurs en France, en Europe et dans le monde pour cette infrastructure. « Les constructeurs ont aussi fait preuve d'une meilleure communication auprès des pouvoirs publics locaux en démontrant que leur technologie de transport par câble pouvait répondre aux enjeux de mobilité en pleine mutation sur leurs territoires, en zone urbaine. Une telle approche est une nécessité pour les acteurs de ce marché car les espaces montagnards ne sont plus suffisants pour assurer le développement économique de ces entreprises, où la demande des stations de ski se situe davantage sur du renouvellement de cabines et des aménagements de faible capacité. Les constructeurs sont donc dans l'obligation de se diversifier », analyse Pierre-Yves Péguy. Pour preuve, Eiffage, Poma et la RATP ont dévoilé en 2018 une alliance sur ce mode de transport après un travail de R&D de plus de trois années. L'objectif ? Devenir les leaders de la mobilité écologique et connectée ainsi que les partenaires des villes intelligentes.

« Afin de démontrer notre sérieux sur le sujet, nous avons dû retravailler notre image, trop associée à la montagne et donc aux loisirs. Pourtant, cette technologie n'a pas à rougir et peut même être plus efficace que certains systèmes plus classiques. Mais il est vrai que cet usage urbain du transport par câble n'était pas du tout imaginé au départ. Néanmoins, l'utilisation du câble pour le ski et son développement restent très importants pour les constructeurs. Dans les pays asiatiques, comme la Chine, ou les pays de l'ancienne union soviétique, la demande est encore présente. Quant à la partie urbaine, elle n'est qu'au début d'une grande aventure », estime le patron de Poma, Jean Souchal.

Des flux insuffisants ?

Si pour l'entreprise qui a réalisé 456 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2019 cette activité nouvelle ne représente qu'à peine un tiers de son activité pour le moment, celle-ci pourrait devenir « un pilier fort dans les 15 à 20 années à venir ». Le besoin de diversification des constructeurs pourrait donc coïncider idéalement avec la volonté des collectivités locales d'innover sur le plan des mobilités, sous certaines réserves. « À titre d'exemple, la métropole de Lyon regroupe 57 communes qui génèrent quatre millions de déplacements quotidiens, selon une étude de 2015, dont 762 000 sont réalisés en transports collectifs. Ce n'est pas avec les quelques milliers de voyageurs quotidiens d'un téléphérique que nous allons gérer ces flux. Alors cela serait une erreur de penser solutionner tous les soucis de mobilité dans les villes avec uniquement cette technologie et tout miser sur elle », met en garde le directeur du LAET. De par sa conception, un téléphérique ne peut transporter qu'au maximum plusieurs dizaines de personnes par cabine. À titre d'exemple, la quinzaine de cabines du téléphérique urbain de Toulouse auront une capacité de 34 places, qui alimentera un dispositif permettant d'envoyer jusqu'à une cabine toutes les 1 minute 30 secondes. Ainsi, l'infrastructure offrira une capacité de 1 500 voyageurs par heure et par sens. « Toute l'approche des transports en commun réside dans la capacité d'une infrastructure à absorber les flux. Pour s'y adapter, nous pouvons jouer sur la vitesse et la capacité des cabines, tout en installant des équipements évolutifs pour s'adapter dans le temps en cas de besoin. Mais l'avantage numéro un du téléphérique est d'aller là où les autres ne vont pas. À l'avenir, la priorité sera d'améliorer la qualité de service », rétorque Jean Souchal tout en admettant que le téléphérique doit être un équipement complémentaire dans un réseau et non la clé de voûte de celui-ci. Reste à savoir maintenant quelle sera l'approche des collectivités locales vis-à-vis de ce mode de transport, qui déterminera grandement son avenir et son acceptabilité sociétale.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°3 - Rêvons nos villes - Février 2021 - Découvrez la version papier

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