"Mon combat, c'est de faire avancer les choses par le droit", Corinne Lepage

Avocate emblématique, ex-ministre de l’Environnement dans les gouvernements d’Alain Juppé, députée européenne puis candidate à l’élection présidentielle, Corinne Lepage a œuvré tout au long de sa carrière à la construction de la notion de « justice climatique ». Interview d’une pionnière. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°6 Octobre 2021)
Corine Lepage, avocate et ancienne ministre de l'Environnement
Corine Lepage, avocate et ancienne ministre de l'Environnement (Crédits : DR)

S'il fallait donner une définition de la notion de justice climatique, laquelle serait-elle ?

C'est une notion désormais assez généralement répandue qui recouvre tous les procès dans le monde qui sont intentés autour du thème du climat. Ces procès peuvent avoir des objets divers. Cela peut être de reprocher à un État de ne pas en faire assez, de reprocher à un État de ne pas avoir pris de mesures de prévention suffisantes en cas de catastrophe climatique, de ne pas avoir mis en place de mesure d'adaptation des règlements climatiques. Ce sont également des procès qui peuvent toucher des entreprises parce qu'elles sont responsables, pour une part, du dérèglement climatique, le tout en s'appuyant sur des rapports. Je songe spécialement à un récent rapport américain qui a calculé ce que les cent premiers pollueurs représentaient. La notion de justice climatique s'étend également à un cas comme le procès Shell, aux Pays Bas, dans lequel on a demandé à l'entreprise en question de baisser carrément ses émissions de gaz à effet de serre. C'est cet ensemble-là. Vous y ajoutez les recours contre des projets qui vont être émetteurs de gaz à effet de serre. C'est par exemple le cas pour l'extension de la piste de l'aéroport Heathrow, en Angleterre. Et vous avez la panoplie de procédures qui sont aujourd'hui considérées comme appartenant à la catégorie « justice climatique ».

Le droit de l'environnement, avant votre action et celle de votre mari Christian Huglo avec qui vous avez co-écrit votre dernier ouvrage Nos batailles pour l'environnement, 50 procès, 50 ans de combat aux éditions Actes Sud, cela n'existait pas ou peu. Comment avez-vous fait concrètement pour faire émerger cette notion-là ?

Dans notre livre, nous distinguons trois époques permettant d'aboutir à la situation que l'on vient de décrire, celle de la justice climatique. Or, dans les premiers temps, il n'y avait rien de prévu à cet effet. C'était essentiellement le droit commun - c'est-à-dire le droit de tous - que l'on appliquait à des situations pour lesquelles celui-ci n'avait pas véritablement été pensé. C'est comme cela que l'on a, très concrètement, commencé. À cette époque, il fallait juste un peu d'imagination. Mais ça, vous savez, c'est le travail de l'avocat ! (rires)

Vous avez été ministre de l'Environnement, candidate à l'élection présidentielle. Et malgré tout, on a le sentiment que c'est par votre métier d'avocate que votre action a été déterminante...

J'ai vraiment fait de la politique durant quinze années de ma vie. J'en fais toujours mais à un autre degré. En la matière, j'ai toujours eu conscience de mes limites. Cela ne signifie pas pour autant que le bilan politique soit limité. J'ai fait des choses en tant que ministre, pour la qualité de l'air, contre les OGM. Mais avec des affaires comme l'Erika et l'Amoco Cadiz, j'ai fait beaucoup plus avancer les choses que je ne l'aurais fait en politique, c'est certain. Je vais vous dire : le droit est une force ! Et la justice climatique, c'est une forme de droit international par degré. Comme un escalier. Chaque décision de justice apporte quelque chose dont les autres décisions pourront se servir par la suite. La matière est donc en perpétuelle extension. Quand on écrit avec Christian que le droit est une force, je le crois profondément. Le droit se renforce, à tel point, d'ailleurs, que le pouvoir politique se sent menacé et songe à en diminuer son influence car tout cela l'inquiète.

J'ai l'impression que les affaires judiciaires qui furent les vôtres s'assimilent à des combats. Des combats au niveau de la légalité, mais également des combats psychologiques. Qu'en dites-vous ?

Forcément, quand les procédures durent 10, 12, voire 15 ans, vous êtes en face de gens qui ne tiennent plus en place, qui s'impatientent. C'est tout à fait normal, c'est même très humain. Et puis, soi-même, on est fait de chair et de sang. Chez Christian Huglo comme chez moi, parfois, il y a ce réflexe de dire : « Mais va-t-on un jour en sortir de ces interminables procédures ? ». Dans ce processus-là, il y a également de l'intimidation de la partie adverse, mais on finit par avoir le cuir plus dur avec l'expérience, je dirais. Prenons le cas de l'Amoco Cadiz, qui est un dossier qui est arrivé sur le bureau de Christian Huglo quand j'étais toute jeune avocate, j'avais 25 ans. Ma carrière débutait à peine, je venais de terminer mon stage. Et on s'est quand même pris deux plaintes du bâtonnier. Parce que l'État ne voulait pas de cette procédure. C'est une forme de pression. Évidemment, il n'y a eu aucune sanction au bout car nous n'avions rien fait de mal. Mais quand vous êtes un avocat qui n'a que trois ans de barreau, tout cela est quand même très impressionnant.

Expliquez-moi ce paradoxe. La conscience environnementale est à un niveau jamais atteint jusque-là. Les nouvelles générations y sont sensibles. L'écologie est partout. Pourtant, sur RFI, je vous entendais dire que la situation était souvent plus complexe aujourd'hui dans les tribunaux. Que vous vous retrouviez face à des armées d'excellents confrères dans des combats parfois plus ardus qu'avant...

Les procès qui touchent à l'environnement incluent un volet presque toujours scientifique. Il est donc clair que la complexité de ces sujets aujourd'hui, les débats scientifiques qu'il peut y avoir les concernant ont des répercussions sur le plan juridique. Et puis, il faut reconnaître que les sujets sont plus complexes, plus pointus que par le passé. Cela nécessite d'avoir les bonnes informations et les compétences nécessaires pour bien appréhender le fond des affaires. Souvent, cela implique de pouvoir disposer d'expertises privées, qui ont un coût, et qui posent donc problème pour les particuliers et les associations qui ont du mal à se les offrir. Aussi, il faut être en capacité de maîtriser parfaitement les sujets. Or moi je suis juriste, pas scientifique ! Tout cela demande donc une certaine préparation. Ce qui était simple, il y a trente ans, ne l'est plus. Quelques exemples : par le passé, on donnait la preuve qu'il y avait du perchloréthylène dans un fleuve ? Quand nous réussissions à le prouver, l'usage était prohibé. Désormais, quand vous êtes amené à plaider sur la dangerosité du glyphosate ou du Roundup, on touche à des domaines infiniment plus délicats.

On parle beaucoup de collapsologie (approche à la fois théorique et scientifique expliquant que l'on se rapprocherait d'un grand effondrement de notre civilisation du fait de notre inaction en matière environnementale, ndlr). Qu'en pensez-vous ? Appartenez-vous à ce camp-là ?

Je ne suis pas collapsologue, non ! Même si l'effondrement de la civilisation industrielle telle qu'on la connaît aujourd'hui n'est pas une hypothèse totalement absurde, très franchement, je suis pragmatique. Et ce que je voudrais surtout, c'est que l'on évite la catastrophe ! Catastrophe humaine et sociale qui irait d'ailleurs de pair avec la catastrophe environnementale. Cela implique plusieurs choses : une transformation profonde de notre manière de vivre, faire nôtres des thématiques comme celle de l'adaptation et de la résilience, être également beaucoup plus sobres dans notre vie de tous les jours. C'est absolument essentiel. Et c'est un changement qui est déjà en train de se produire. Vous savez, les comportements changent. Les citoyens ont pris conscience de notre extrême fragilité et de notre dépendance à l'égard de la nature. On s'adapte. On s'adapte d'ailleurs mieux qu'on ne le pense : la preuve avec la crise de la Covid-19 qui nous a forcés, rapidement, collectivement, à tout revoir. Nous nous sommes arrêtés, nous avons modifié nos modes de vies, nos codes sociaux, notre propension au déplacement et aux interactions jusqu'à nous confiner plusieurs fois. On l'a fait parce qu'il fallait le faire. Il faut désormais en tirer les conséquences pour d'autres sujets : le climat, la défense de la biodiversité et la santé environnementale. Tout ça forme un tout. Et ça ne signifie en rien un coup d'arrêt à l'économie, à l'emploi. Simplement une manière différente d'aborder, de front, ces sujets.

Justement... Le 26 mai 2021 est une date à marquer d'une pierre blanche. On a assisté à la fois à la fronde des actionnaires d'ExxonMobil et à la condamnation de Shell aux Pays Bas. Racontez-nous...

On sait que les deux leviers que sont la justice climatique d'une part et la pression financière d'autre part sont, actuellement, les plus efficaces pour réorienter le modèle économique. Voilà en effet plusieurs années que les ONG ont ciblé les majors du pétrole, premiers pollueurs de la planète, pour essayer de changer leur stratégie. En particulier l'ONG Carbon Tracker, spécialisée dans la dépréciation des actifs liés au dérèglement climatique, est parvenue à faire prendre en compte celui-ci parmi les risques financiers majeurs. C'est dans ce contexte que la décision hollandaise prend toute son importance. La deuxième digue qui a sauté est effectivement celle du droit, avec l'arrêt historique rendu par le tribunal de district de La Haye ce 26 mai 2021. C'est la toute première fois qu'une action prospère au point d'obtenir directement une décision de justice, ordonnant la réduction des émissions de gaz à effet de serre d'une entreprise, conçue comme une obligation de résultat. La demande portait sur la reconnaissance que le volume annuel global des émissions de CO2 dans l'atmosphère, dues aux activités commerciales des produits énergétiques vendus par Royal Dutch Shell (RDS) et les sociétés entités juridiques formant le groupe Shell constitue un acte illicite envers l'association. Elle demandait également que la société réduise le volume de ses émissions directement et indirectement d'au moins 45 % par rapport au niveau de 2019 au plus tard pour la fin de l'année 2030, ou a minima à 35 %.

Voilà un discours qui porte. Pourtant, vous avez progressivement délaissé vos ambitions présidentielles pour revenir pleinement au droit ainsi qu'au secteur associatif. Pourquoi ce choix ?

Moi, j'ai fait un choix de vie. Je suis toujours impliquée dans la politique. Je travaille ardemment à la constitution d'un pôle écologique différent de celui d'EELV. Mais pour autant, ma vie aujourd'hui c'est le droit. C'est plus exactement de changer les choses par le droit ! Cela se concrétise par un certain nombre d'associations dont je m'occupe : j'en préside quand même quatre, c'est pas mal, non ? Je vais vous dire, le travail, il est à faire dans la société civile...

Cela vous semble donc plus efficace d'œuvrer dans la société civile, dans le privé, plutôt qu'en politique ?

Il faut choisir ses combats ! Le mien, c'est de faire changer les choses par le droit. On peut le contester mais cela me semble être aujourd'hui la manière la plus efficace d'agir. Cela ne m'empêche pas d'essayer de faire un certain nombre de choses sur le plan politique. Mais différemment. Je n'ai plus la capacité ni l'énergie de me lancer en politique pour être candidate à une élection présidentielle. Il en faut beaucoup ! Mais surtout : ça gâcherait ce que je fais par ailleurs. Et ce serait incompatible avec mes engagements associatifs.

La politique telle qu'on l'envisage aujourd'hui serait-elle devenue moins séduisante ?

Peut-être... Je ne veux plus en être personnellement. Du combat présidentiel, j'entends... Et puis, je trouve que le renouvellement du personnel politique, c'est pas mal aussi ! C'est un choix que j'ai fait. Vu ce qu'il se passe, je ne le regrette pas : je trouve que la difficulté des sujets mérite vraiment autre chose que la manière dont on est en train de les traiter. J'ai soutenu Emmanuel Macron au départ mais je m'en suis très vite séparée. Dès la fin 2017, j'ai signé ce livre au titre prémonitoire : À bout de confiance (éditions Autrement). On est dans une situation extrêmement grave sur le plan social, économique et culturel. Certains voudraient voir notre modèle français s'effondrer. Et puis la frontière entre le réel et le virtuel est de plus en plus ténue. Ça, c'est extrêmement grave. La politique a changé : à force de dire ce que l'on ne fait pas et faire ce que l'on ne dit pas, on ne sait plus où l'on en est. On se perd complètement.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°6 - PLANETE MON AMOUR - Réparons les dégâts ! Octobre  2021 - Découvrez la version papier

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