Informatique quantique : « La France ne peut pas rater cette révolution technologique » Paula Forteza (députée LREM)

Début avril, le Premier ministre, Édouard Philippe, a confié une mission sur les technologies quantiques à la députée LREM Paula Forteza, spécialiste du numérique. Son rapport, fruit de quatre mois d’auditions, sortira mi-novembre. En exclusivité, l’élue en dévoile les contours à La Tribune.
Selon Paula Forteza, le quantique va poser des questions cruciales de cybersécurité.
Selon Paula Forteza, le quantique va poser des questions cruciales de cybersécurité. (Crédits : Antoine Lamielle)

LA TRIBUNE - Votre rapport sur l'informatique quantique a-t-il vocation à orienter, comme l'a fait le rapport Villani sur l'IA, la future stratégie de la France en la matière ?

PAULA FORTEZA - Oui, le « rapport Forteza » sera bien la première pierre de la stratégie française sur l'informatique quantique, car il s'agit d'une révolution technologique que notre pays ne peut rater. La France dispose d'une excellente recherche, mais aussi d'acteurs industriels en pointe comme Atos. J'ai travaillé avec Iordanis Kerenidis, chercheur en algorithmique de renommée mondiale, et Jean-Paul Herteman, l'ex-PDG de Safran, pour concilier l'approche de la recherche, celle de l'industrie et celle du politique. Nous avons mené 50 auditions avec tous les acteurs du quantique en France. La Commission européenne et des entreprises internationales comme D-Wave ont aussi été entendues.

Pourquoi le quantique devient-il un enjeu stratégique pour la France ?

Comme l'intelligence artificielle, l'informatique quantique va marquer l'entrée dans une nouvelle ère du numérique. Cette révolution, c'est la démultiplication des capacités de calcul, le fait de pouvoir réaliser, en même temps, un très grand nombre de calculs impossibles à réaliser avec un ordinateur classique. Le quantique est un game changer pour de nombreux secteurs, de la logistique à l'optimisation des processus industriels, en passant par la santé et les intelligences artificielles qui vont être capables de traiter beaucoup plus de données, et donc devenir plus performantes. Aujourd'hui, la technologie en est encore à ses balbutiements. Mais son développement va très vite. Le quantique pose aussi des questions cruciales de cybersécurité, car le chiffrement actuel, pilier de l'économie numérique, serait vulnérable à un ordinateur quantique, ce qui impose d'investir dans de nouvelles méthodes comme la cryptographie post-quantique. Bref, devenir leader dans l'informatique quantique, c'est maîtriser sa souveraineté.

Lire aussi : Qui gagnera la bataille de l'ordinateur quantique ?

Que manque-t-il à la France pour devenir un leader mondial ?

Bien qu'excellente, notre recherche est trop déconnectée du monde de l'industrie, contrairement aux États-Unis et au Canada, où les passerelles sont beaucoup plus faciles. La loi Pacte a un peu simplifié ces allers-retours, mais il faudra certainement aller plus loin. Le quantique est un domaine très complexe, qui mêle plusieurs savoir-faire à la croisée de l'informatique, de l'ingénierie et de la physique. Il y a donc un enjeu de formation et d'accès à la connaissance, afin que les chercheurs prennent conscience des enjeux industriels pouvant être résolus grâce au quantique, et que les industriels se rendent compte de son opportunité économique pour rester innovants et trouver des relais de croissance.

L'écosystème du quantique en France reste donc à créer ?

Absolument. Je dirais qu'il y a actuellement une centaine de personnes en France qui savent vraiment de quoi elles parlent en matière de quantique, dont la moitié sont des chercheurs. Non seulement c'est peu, mais en plus les chercheurs, les industriels et les entrepreneurs se comprennent mal. Il faut donc que l'État affirme que le quantique est un enjeu stratégique afin de créer une dynamique. Aux États-Unis, le quantique est défini comme une technologie duale, c'est-à-dire à usage civil et militaire, ce qui lui permet de bénéficier d'investissements colossaux.

Lire aussi : L'écosystème français de l'informatique quantique : ses atouts, ses faiblesses

Pourquoi les chercheurs et les industriels se comprennent-ils mal ?

Les personnes qui viennent de la recherche fondamentale alertent sur le fait qu'on n'arrive pas encore à stabiliser le qubit assez longtemps pour qu'un ordinateur quantique soit plus puissant qu'un ordinateur classique. Ils estiment donc que l'argent dépensé pour des applications concrètes et industrielles est de l'argent gâché tant qu'on n'a pas créé le « qubit parfait », sans bruit, sans erreur. À l'inverse, la vision du monde de l'entreprise est de dire qu'il faut réfléchir en amont sur les cas d'usages. Les industriels veulent que la recherche parte des besoins identifiés, pour que la technologie soit utile et applicable le plus rapidement possible. Pour eux, tester des choses, même si le qubit n'est pas encore parfait, permet d'apprendre, de développer des compétences et de préparer le jour où le « vrai » ordinateur quantique arrivera.

Ces visions sont-elles conciliables ?

Je pense que oui et c'est le but du rapport. Mais c'est complexe. Doit-on se positionner de bout en bout de la chaîne ou seulement sur certaines couches logicielles stratégiques, dans l'espoir de créer une brique technologique indispensable pour tout le monde ? Un positionnement plutôt vertical me paraît plus pertinent, même s'il faut aussi se poser la question des risques en termes de souveraineté si on ne maîtrise pas toute la chaîne. Cette approche permettrait aussi de faire des économies d'échelle.

Comme pour l'IA, enrayer la fuite des cerveaux est crucial...

C'est urgent. Il faut créer les conditions pour retenir nos mathématiciens qui partent aux États-Unis ou au Canada car ils y sont mieux payés et entourés d'un écosystème riche de laboratoires et d'entreprises. Retenir les talents sera un axe fort de mon rapport, avec beaucoup de recommandations. Il faut financer des thèses, s'appuyer sur des Moocs pour diffuser le savoir, développer la formation en continu dans les entreprises.

À combien estimez-vous l'investissement public nécessaire pour faire de la France une nation en pointe ?

C'est en cours de discussion à Bercy. Le rapport va proposer une enveloppe ambitieuse et surtout alerter sur l'urgence du sujet. L'annonce récente de Google ayant assuré officiellement avoir atteint l'étape clé de la suprématie quantique, c'est-à-dire le moment où un ordinateur quantique dépasse en performance un ordinateur classique, devrait un peu nous bousculer. En tout cas, je l'espère.

Lire aussi : Google affirme avoir atteint la suprématie quantique mais IBM conteste toujours l'exploit

Comment la stratégie française peut-elle s'articuler avec l'Europe ?

L'Europe affiche deux grandes ambitions : la construction d'un ordinateur quantique européen, et celle d'une infrastructure de communication quantique européenne, le fameux « Internet quantique ». La stratégie française devra être complémentaire, venir en soutien de cet effort.

Peu d'entreprises du CAC 40 ont identifié le quantique comme un sujet stratégique...

Le niveau de maturité de la société et des entreprises sur le quantique est très bas. Ça bouillonne, ça émerge, mais peu de personnes comprennent vraiment ce qui se joue. Certains secteurs, comme la santé, la logistique, les transports ou la finance, s'y intéressent pour des enjeux d'optimisation. Mais pour l'instant, le quantique reste dans les bureaux de la R&D et de la prospective, le sujet n'atteint pas encore la direction générale et opérationnelle, contrairement à l'IA. À part Atos, les quelques entreprises qui font du quantique en France incubent en réalité des thésards. Il faut faire mieux comprendre les enjeux du quantique aux entreprises.

Lire aussi : Le pari fou du fonds français Quantonation, l'un des spécialistes mondiaux du quantique

Propos recueillis par Sylvain Rolland et François Manens.

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ENCADRÉ

Les principaux pays en lice

  • États-Unis : le géant veut garder sa couronne

- Stratégie dès 2015, en avance dans la construction de l'ordinateur

- Technologie duale, financements pour un usage civil et militaire

- Entreprises en pointe :

Google, IBM, Microsoft, Rigetti, Intel, IonQ, Honeywell...

  • Chine : le plus secret des leaders

- Plan d'investissement sur cinq ans de 10 milliards de dollars

- Leader sur les communications quantiques

- Entreprises en pointe :

Baidu, Alibaba, Huawei

  • Canada : à la pointe de la recherche

- 1 milliard de dollars d'argent public investi sur la décennie

- Incubateur de référence : le Creative Destruction Lab

- Excellence de l'articulation public-privé

- Entreprises en pointe :

D-Wave, 1QBit, Xanadu, Quantum Benchmark...

  • Royaume-Uni : le pionnier européen

- Stratégie nationale dès 2013

- 273 millions de livres investies, 80 millions supplémentaires en 2019

  • France : des locomotives performantes

- Deux projets d'ordinateurs lancés par le CEA et Pasqal

- Un fonds d'investissement spécialisé : Quantonation

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Commentaires 5
à écrit le 15/11/2019 à 21:06
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Et ca y est ! C reparti pour un tour ... On a raté Internet, on a raté le cloud, on est en train de rater l'intelligence artificielle, et ... on nous ressort toujours les même discours lénifiants ... On va rater le quantique pour les même raisons q...

à écrit le 07/11/2019 à 18:54
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Si le troisième commentaire est mon troll personnel, virez mon commentaire de suite svp ! C'est le moment de changer de stratégie oui...

à écrit le 07/11/2019 à 16:58
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Le titre dit, la députée dit, mais dans les faits ..... Ayant été dans les télécoms, incapable de voir la perspective, incapable de savoir miser sur des technos, alors la logique voudrait que l'on se dise, attendons de voir. La suprématie quant...

à écrit le 07/11/2019 à 11:10
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Arrêtez de nous faire croire que la France est un pays souverain pour avoir l'honneur d''entrer dans une" compétition"!

à écrit le 07/11/2019 à 8:46
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Nos actionnaires milliardaires ayant préféré investir en masse dans les paradis fiscaux européens n'ont absolument pas voulu générer une filière technologique de pointe, c'est trop cher ! Les mot des LREM, une fois de plus, ne suffiront pas à com...

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