Le "cocorico" français aura été de courte durée. En 2020, pour la première fois de son histoire, la France dépassait d'un cheveu l'Allemagne dans la course aux levées de fonds des startups en Europe (5,39 milliards d'euros contre 5,24 milliards d'euros). De quoi devenir officiellement, à la grande satisfaction du gouvernement, le "premier écosystème d'innovation de l'Union européenne", une distinction un peu rapide étant donné qu'il faut pour cela ignorer que le Royaume-Uni, largement leader avec 12,71 milliards d'euros-, est un pays européen même s'il est sorti de l'UE. Pour le secrétaire d'Etat à la Transition numérique, Cédric O, doubler l'Allemagne en 2020 révélait que le retard français sur son voisin d'Outre-Rhin avait enfin été comblé grâce à la maturité de la French Tech, et que l'Hexagone était désormais de fait un pays leader en Europe dans la tech.
Patatras ! Six mois plus tard, retour à la case départ. Le baromètre du capital-risque publié ce mercredi 1er septembre par le cabinet de conseil EY est formel : malgré un premier semestre 2021 de tous les records pour la France -5,14 milliards d'euros en six mois, +90% sur un an-, l'Hexagone se fait distancer, très nettement, non seulement par le Royaume-Uni (16,44 milliards d'euros levés en six mois, +243% sur un an), mais aussi, à nouveau, par l'Allemagne (7,83 milliards d'euros, +298%). Quand la France réalise un excellent semestre et s'approche en six mois du montant total levé en 2020, ses deux voisins font encore mieux. "Le soleil est au beau fixe sur la French Tech mais force est de constater qu'il brille encore plus fort chez nos voisins", résume élégamment Franck Sebag, associé chez EY et auteur du rapport.
Un Covid-19 en trompe-l'œil
Pourquoi les performances françaises, déjà très honorables, sont-elles à ce point en-deçà de celles de ses voisins ? Interrogé par La Tribune, l'auteur Franck Sebag y voit une conséquence de la crise économique due à la Covid-19, qui a frappé plus durement en 2020 la tech au Royaume-Uni et en Allemagne qu'en France, ce qui a permis à l'Hexagone de doubler son voisin d'Outre-Rhin.
"Aucun pays européen n'a mis en place autant d'amortisseurs de crise que la France en 2020. Cela a permis aux startups françaises de lever un petit peu plus d'argent en 2020 qu'en 2019, malgré la crise, alors que l'Allemagne a vécu une chute de 14% qui lui a fait perdre sa place de numéro 2 derrière le Royaume-Uni. Au premier semestre 2021, la reprise a été très forte partout. Mais elle l'a été encore plus en Allemagne et au Royaume-Uni, où l'effet rattrapage de l'année Covid a été logiquement plus marqué", explique l'analyste.
Dans le détail, l'Allemagne bat la France sur quasiment tous les plans : le pays d'Angela Merkel totalise 3,39 milliards d'euros levés en venture capital (opérations de moins de 100 millions d'euros) et 4,44 milliards d'euros en growth equity (les montants au-delà), contre 3,10 milliards d'euros en venture capital et 2,04 milliards d'euros en growth equity pour la France. Le Royaume-Uni, lui, ne joue décidément pas dans la même cour. Avec 6,80 milliards d'euros en venture capital et 9,64 milliards en growth equity, les startups britanniques ont levé trois fois plus d'argent que les françaises et plus de deux fois plus que les allemandes, en partie grâce au dynamisme de leurs fintech qui ont accumulé les tours de table conséquents.
La France paie encore son retard à l'allumage sur les méga-levées
Si l'Hexagone a enfin réussi, depuis l'an dernier, à casser le dernier verrou du financement de ses startups, à savoir multiplier les méga-levées de plus de 100 millions d'euros (9 au premier semestre), le retard est encore réel sur ce segment vis-à-vis des écosystèmes plus matures. L'Allemagne a ainsi réalisé 16 méga-levées, et le Royaume-Uni en comptabilise 34 sur le semestre.
Et encore une fois, aucune startup hexagonale n'accroche le top 10 européen. Le plus gros tour de table français du semestre est à mettre au crédit de la licorne du marketing ContentSquare, qui a levé 408 millions d'euros en mai. Loin du top 10 européen, marqué par quatre levées de plus d'1 milliard d'euros (2,4 milliards d'euros pour la cleantech suédoise Northvolt, 1,4 milliard pour la fintech suédoise Klarna, 1,3 milliard pour le spécialiste britannique des satellites Oneweb, et 1,1 milliard pour le britannique Cinch, dans le domaine des transports). Au total, le Royaume-Uni et l'Allemagne placent trois de leurs pépites dans le top 10, contre deux pour la Suède (aux deux premières places) et deux pour les Pays-Bas.
"Cela progresse tellement vite que le nouveau maître-étalon ce sont les levées à 1 milliard d'euros, note Franck Sebag. Au Royaume-Uni, en Allemagne et dans certains autres pays comme la Suède, les Pays-Bas ou la Suisse, on dépasse fréquemment les 500 millions d'euros, alors qu'en France on y est pas encore. C'est mécanique : plus le terreau de scaleups est important [startups matures et en hypercroissance, Ndlr], plus il y a de très grosses levées ensuite. La France paie encore son retard à l'allumage par rapport au Royaume-Uni et à l'Allemagne, qui ont développé leur secteur technologique avant nous".
Le point positif pour la France est que la dynamique d'innovation y est très forte. 416 startups françaises ont levé des fonds au premier semestre 2021, soit moitié moins qu'au Royaume-Uni (861), mais largement plus qu'en Allemagne (313). Et surtout, comme ailleurs, l'argent coule à flots pour financer l'innovation. Autrement dit : si l'Hexagone est en retard sur les méga-levées, son tissu de startups est potentiellement plus solide que celui de l'Allemagne, et elle créé des scaleups à un rythme plus soutenu qu'Outre-Rhin.
Reste le sujet les sorties et de la captation de la valeur par les Américains -et désormais les Asiatiques), qui "leadent" la plupart des méga-levées françaises, ce qui pousse certaines des plus belles pépites françaises à passer sous pavillon étranger. Dataiku, spécialiste de la data né en France, toujours présent dans l'Hexagone mais passé sous pavillon américain pour devenir un leader mondial, vient ainsi de lever 400 millions de dollars en août, mais ce montant ne pourra être imputé à la France. Pareil pour le champion de la téléphonie d'entreprises Aircall, qui a réussi une méga-levée de 120 millions de dollars en juin... mais dont le siège social est désormais basé à New York.
"Dans certains secteurs, les entrepreneurs français pensent toujours qu'il faut aller s'installer aux Etats-Unis pour réussir au niveau mondial et c'est parce qu'il y a toujours un vrai problème pour les sorties, déplore Franck Sebag. Faire en sorte que les plus belles startups françaises restent françaises est un grand défi. Pour cela la seule solution que je vois est une vraie Europe de la tech", plaide-t-il.
Explosion de la tech partout dans le monde post-Covid
Car la tech n'a pas seulement le vent en poupe en France, en Allemagne et au Royaume-Uni. Près de 250 milliards d'euros ont été levés au premier semestre dans le monde, soit 100 milliards de plus qu'au second semestre 2020, selon le site Crunchbase. L'Europe pèse près de 50 milliards d'euros de ce total sur la période, soit un cinquième des montants levés dans le monde. Et dans ces 50 milliards, près de 30 milliards viennent du trio Royaume-Uni, Allemagne et France.
"Même le Royaume-Uni est un nain dans la tectonique géante des plaques de la tech mondiale. Il faut donc changer la manière dont on pense. Il y a le bloc américain, le bloc chinois et il faudrait que l'Europe soit elle-aussi un bloc pour créer des vrais géants mondiaux européens de la tech", estime l'analyste.
Car l'attrait des investisseurs pour la tech n'est pas seulement conjoncturel. Certes, l'argent coule à flots partout dans le monde grâce à l'assouplissement de la politique monétaire des banques centrales depuis 2008, et encore plus pour amortir le choc de la crise sanitaire. "En 2020, la masse monétaire en circulation a augmenté de 80 % au sein de l'OCDE alors que l'activité macroéconomique mondiale était quasiment à l'arrêt. Et en 2021, le robinet de l'argent n'a pas été coupé", remarque Franck Sebag.
Mais surtout, il s'opère depuis la crise du Covid-19 un véritable changement de paradigme, durable, au profit de la tech. La crise sanitaire a renforcé la tendance de fond de la transformation numérique, tous les usages -particuliers comme professionnels et industriels- changent, et tout indique que ce n'est que le début.
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