"Facebook files" : le scandale le plus dévastateur de l'histoire de Facebook

La fuite de dizaines de milliers de pages de documents internes, organisée par une ancienne employée, Frances Haugen, révèle une entreprise amorale et cynique, parfaitement consciente de son impact négatif sur la démocratie et même la santé mentale des adolescents, mais qui choisit, "encore et encore, tous les jours" de privilégier sa rentabilité à la sécurité de tous. Des plaintes ont été déposées par la lanceuse d'alerte auprès de l'autorité de contrôle des marchés financiers (SEC).
Sylvain Rolland
(Crédits : DR)

Le temps des tempêtes semble venu pour Facebook. Disons-le tout net : le nouveau scandale qui frappe la sixième capitalisation boursière mondiale de plein fouet, appelé les "Facebook files", est possiblement le plus dévastateur à ce jour pour l'empire des réseaux sociaux de Mark Zuckerberg. Après l'enquête du Wall Street Journal publiée le mois dernier, ces révélations explosives ont été confirmées, dimanche soir, par la lanceuse d'alerte elle-même, Frances Haugen.

Dans une interview donnée à l'émission 60 Minutes (voir plus bas), la data scientist de 37 ans est sortie de son anonymat. En tout, l'ancienne employée -de mi 2019 à mi-2021- a fait fuiter des dizaines de milliers de pages de rapports internes. Non seulement au Wall Street Journal, mais aussi aux régulateurs américains. Signe que les ennuis ne font que commencer pour Facebook, elle a également déposé plainte auprès de la Securities & Exchange Commission (SEC), c'est-à-dire l'autorité de contrôle des marchés financiers, parce que ces documents montrent selon elle que Facebook a menti à ses investisseurs. Les régulateurs ne semblent pas non plus beaucoup apprécier ces révélations : le Sénat américain, déjà très critique envers les GAFA, a auditionné Frances Haugen ce mardi 5 octobre. Et la lanceuse d'alerte sera également reçue par la Commission européenne en novembre.

[La lanceuse d'alerte Frances Haugen a dévoilé son identité et les raisons qui l'ont poussée à faire fuiter des dizaines de milliers de pages de rapports internes accablants, dans l'émission 60 Minutes, diffusée ce dimanche soir sur la chaîne américaine CBS]

"Trahison de la démocratie" et manipulation de l'algorithme pour favoriser la colère des utilisateurs

Les révélations des "Facebook files" sont gravissimes. "La manière dont fonctionne délibérément Facebook aujourd'hui déchire nos sociétés et ne cause rien d'autre que de la violence partout dans le monde", dénonce Frances Haugen dans son interview pour 60 Minutes.

Les documents internes révèlent que Facebook est parfaitement conscient des graves impacts négatifs de ses réseaux sociaux (Facebook et Instagram) et de ses messageries (Messenger et WhatsApp) sur la démocratie partout dans le monde, mais qu'il choisit délibérément de les ignorer, voire prend des décisions qui ont pour conséquence de les amplifier, pour privilégier sa course au profit. Propagation de la haine en ligne, polarisation du discours politique, désinformation, mais aussi impact d'Instagram sur l'estime de soi et la santé mentale des adolescentes : la direction de l'empire aux 2,8 milliards d'utilisateurs actifs par mois, soit 60% de la population mondiale qui a accès à Internet, est régulièrement informée, via de nombreux rapports de ses propres équipes de recherche, sur ces sujets.

Pire : d'après le Wall Street Journal et Frances Haugen, les documents internes révèlent surtout que Facebook fait le minimum pour réduire ces impacts négatifs, notamment la haine en ligne et la désinformation, et qu'il aurait les moyens technologiques de faire beaucoup mieux. Mais il s'y refuse car ses recherches internes ont montré qu'un "changement d'algorithme conduit les utilisateurs à passer moins de temps sur la plateforme, de moins interagir, et donc de moins cliquer sur des publicités", qui est le cœur de son modèle économique.

"Facebook sait que plus les gens sont exposés à des contenus qui déclenchent chez eux de la colère, plus ils passent de temps sur Facebook, plus ils interagissent entre eux, plus ils sont exposés aux publicités, et plus Facebook gagne de l'argent" dénonce Frances Haugen sur la base d'études internes.

Une corrélation déjà établie par des chercheurs extérieurs, qui estiment que ce sont la désinformation et les contenus haineux qui sont les plus "rentables" pour Facebook.

La modification de l'algorithme -qui décide ce qui apparaît sur votre fil d'actualités- décidée à l'occasion de l'élection présidentielle de 2020 aux Etats-Unis est, selon la lanceuse d'alerte, une preuve éclatante du manque d'éthique de Facebook. Traumatisé par le fiasco de l'élection de 2016 -qui a entraîné le scandale Cambridge Analytica- "Facebook a compris le danger des élections de 2020 et a activé les systèmes de sécurité pour réduire la désinformation", explique Frances Haugen. Problème : "beaucoup de ces changements n'étaient que temporairesIls ont fait marche arrière en éteignant ces mécanismes de sécurité dès que l'élection a été terminée, et c'est une trahison de la démocratie pour moi", déplore la lanceuse d'alerte.

La data scientist regrette aussi la fermeture, après la victoire de Joe Biden, de la division Civic Integrity, dans laquelle elle travaillait et dont la mission était de contrôler la désinformation liée aux élections. Deux décisions qu'elle estime lourdes de conséquences, d'autant plus qu'un autre rapport interne montrerait que l'insurrection du Capitole du 6 janvier 2021, qui a causé quatre morts, a été activement préparée sur Facebook.

Lire aussi 8 mnTwitter, Google, Facebook : comment le business des réseaux sociaux favorise la polémique dans le débat public

Conflit d'intérêt entre le modèle économique de Facebook et la bonne marche du monde

En creux, les "Facebook files" révèlent le conflit d'intérêt entre, d'un côté, le modèle économique de Facebook basé sur l'engagement des utilisateurs et la publicité ciblée, et, de l'autre, rien de moins que la bonne marche du monde. Et ce n'est pas une exagération. Ici, un rapport détaillant le rôle de Facebook dans l'organisation de la répression des Ouïghours. Là, son rôle dans la répression en Birmanie suite au coup d'Etat militaire. Une autre étude montre que 13,5% des adolescentes américaines déclarent qu'Instagram amplifie les pensées de suicide, et que 17% d'entre elles pensent qu'il amplifie les désordres alimentaires.

Autre exemple parlant : ce rapport qui explique que le changement global d'algorithme mis en place en 2018 a poussé le personnel politique en Europe à accentuer les différences idéologiques entre les partis et à radicaliser leurs positions pour gagner la bataille de l'attention sur les réseaux sociaux. Autrement dit, l'algorithme de Facebook, qui vise "simplement" à favoriser l'engagement des utilisateurs, aboutit en bout de chaîne à la polarisation du débat politique autour des idées les plus extrêmes, et, in fine, au délitement du tissu social dans les démocraties occidentales.

Ce changement d'algorithme de 2018 fait d'ailleurs l'objet de plusieurs publications alarmistes des chercheurs de Facebook. L'une d'entre elles indique que, si le but officiel était d'améliorer les interactions entre les utilisateurs, les résultats montrent qu'il s'est passé exactement l'inverse. Les fichiers indiquent aussi que Facebook est à la fois le problème et la solution : lui seul dispose d'une compréhension aussi approfondie des dysfonctionnements de ses réseaux sociaux, et lui seul dispose des moyens technologiques pour les réduire beaucoup plus drastiquement. Mais "il choisit de ne pas le faire", dénonce France Haugen, qui a décidé de "leaker" ces documents pour "tout montrer" afin que "personne ne doute que c'est la réalité de ce qu'il se passe chez Facebook".

"Tous les jours il y avait un conflit d'intérêt entre ce qui est bon pour le public et ce qui est bon pour Facebook. Et tous les jours, Facebook choisissait d'optimiser ce qui était bon pour lui, pour gagner toujours plus d'argent".

Des impacts de long terme pour Facebook ?

Pour Nick Clegg, le directeur des affaires publiques de Facebook, Facebook permet "au meilleur et au pire de l'humanité d'être visibles sur nos plateformes, notre travail est de limiter le pire et d'amplifier le meilleur", a-t-il déclaré sur CNN. Dans sa réponse au Wall Street Journal, le réseau social cherche à se déresponsabiliser. "Si des études avaient montré qu'il existe un remède miracle pour régler ces problèmes très complexes, alors l'industrie de la tech, les Etats et la société les auraient appliqué depuis longtemps".

Mais les "Facebook files" suggèrent qu'il y a une marge entre le remède miracle et ce que fait réellement Facebook. Une étude interne montre ainsi que seulement 3% à 5% des contenus haineux postés sur la plateforme sont modérés, ce qui a poussé les chercheurs en interne à réclamer de nouvelles règles pour pouvoir traiter des contenus qui posent problème mais qui ne tombent pas sous le coup des conditions d'utilisation. Par ailleurs, une autre étude montre que seulement 0,6% des messages violents ou incitant à la violence sont supprimés.

L'impact des Facebook Files pourrait donc se révéler bien plus dévastateur pour Facebook que Cambridge Analytica en 2018. Déjà dans le viseur des régulateurs pour ses pratiques en matière de publicité, de gestion des données personnelles et d'impact sur la démocratie, le réseau social entre décidément dans une période de grosses turbulences. L'aile gauche des démocrates réclame son démantèlement, et des propositions de régulation voient le jour des deux côtés de l'Atlantique pour mieux encadrer son modèle économique, la publicité ciblée, péché originel source de tous les dysfonctionnements de l'entreprise.

Sylvain Rolland

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Commentaires 13
à écrit le 08/10/2021 à 13:04
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Cette affaire va faire pssst...comme il se doit.

à écrit le 07/10/2021 à 10:02
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Les parents complices : Neuf ans et 9 mois, c'est l'âge moyen d'acquisition du premier téléphone portable. Aujourd'hui, près d'un enfant sur huit entre 7 et 10 ans est déjà équipé, deux enfants sur 3 dans la tranche d'âge 11 - 14 ans. Plusieurs r...

à écrit le 06/10/2021 à 14:01
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Ce fut l’un des derniers coups de griffe distribués par Umberto Eco, peu avant sa mort. En juin 2015, l’auteur du Nom de la rose se lâchait à propos des réseaux sociaux lors d’une rencontre avec la presse, à Turin : « Les réseaux sociaux donnent la p...

le 06/10/2021 à 19:44
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Je partage tout à fait ce point de vue sur les fléaux sociaux. C'est malheureusement aussi le levier des extrémistes qui sont bien plus dangereux et plus nonbreux que les imbéciles (même si il y a un certain recouvrement de ces 2 populations) .

le 07/10/2021 à 8:45
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La presse ne donnait la parole qu'aux imbéciles de la classe dirigeante internet donne la parole aux imbéciles du monde, malgré tout la parole reste mieux représentée avec internet.

le 08/10/2021 à 5:09
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Ouaip, suffit de voir dans toutes les villes du monde ces generations de zombies le blaze sur leur ecran, se faisant bousculer sans broncher. Demain sera du Orwell puissance 10.

à écrit le 06/10/2021 à 10:13
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"Le commerce est l'école de la tromperie" Nicolas Machiavel (1469-1527) Ca fait belle lurette que la société marchande nous exploite, jusqu'à menacer l'existence même de l'humanité ce serait bien de ne pas se concentrer que sur les GAFAM qui n'en son...

à écrit le 06/10/2021 à 9:11
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Tout ce qui jouent les intermédiaires ont la "néfaste attitude"!

à écrit le 06/10/2021 à 8:54
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Bienvenue dans les coulisses du monde des bisous ours «  t est mon ami de 10000kms.. » Facebook pour les immatures et attardés …. Ça fait 15 ans que je n utilise plus aucune messagerie de ce genre ça ne me apporte rien . Que du blabla de la mise ...

à écrit le 06/10/2021 à 5:09
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Ca me fait rire, cette affaire, les gens s'imaginaient quoi ? Que leurs publications sur Internet n'étaient pas utilisées pour faire de l'argent ? Mais Facebook est là pour faire du profit, pas pour jouer les chevaliers blancs

à écrit le 05/10/2021 à 22:46
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Ce problème date de + de 20 ans ce n’est pas nouveau , rendre les populations bêtes est le désir de tous les dictateurs dit démocrate y compris lr monde de la Tech ancêtre , de l’IA…

à écrit le 05/10/2021 à 22:22
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Un agent dormant francais, Frances ! viens de se réveiller pour venger l'affaire des sous marins... C'est bien, on attend la suite, c'est insuffisant ! Quoi ? on peut rêver non ?

à écrit le 05/10/2021 à 21:57
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Mentir à ses investisseurs: un crime sévèrement puni aux USA Mais planquer des dollars dans des paradis offshore, pas de souci?

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