Gouvernance d’Internet : "On pourrait passer à côté d’une occasion historique"

Après deux ans de débats parfois houleux, la tutelle des Etats-Unis sur l’Icann, l’organisation qui gère la gouvernance technique d’Internet, devrait prendre fin le 1er octobre. Un processus réclamé par 150 pays et validé par Barack Obama lui-même. Mais les Républicains américains, en pleine campagne électorale, bloquent dans la dernière ligne droite, craignant de perdre une partie de leur souveraineté sur l’Internet mondial. Mathieu Weill, le directeur de l'Afnic, a participé à l'élaboration de la nouvelle Icann. Il décrypte pour La Tribune les enjeux de cette transition historique.
Sylvain Rolland
"Les Etats-Unis, sous la pression de leurs entreprises qui souhaitent se développer partout dans le monde et ne veulent pas soutenir un navire qui prend l'eau, ont décidé d'accompagner un changement perçu comme inévitable, tout en protégeant leurs intérêts au passage", explique Mathieu Weill.

Les Etats-Unis sont-ils capables de renoncer à leur rôle de gendarme du Net, et ainsi perdre un peu d'influence sur le web mondial ? C'est tout l'enjeu du processus actuel de transition, qui, après deux ans de négociations et de nombreux rebondissements, devrait aboutir le 1er octobre prochain sur un changement de gouvernance de l'Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), l'organisation qui gère la gouvernance technique de l'Internet mondial.

Mais en étant le seul organisme à pouvoir attribuer, entre autres, les noms de domaine (.com, .org etc), l'Icann assume de fait les fonctions de régulateur technique d'Internet. Ce qui rend sa réforme très politique, comme l'a montré le récent scandale autour du .vin ou .wine, qui a fait bondir la France.

Depuis 1998, l'Icann est basée en Californie et vit sous la tutelle du secrétariat d'Etat américain au Commerce, qui dispose d'une pression financière et peut donc peser sur ses décisions. Mais 150 pays, dont la Russie, la France, le Brésil, la Chine ou l'Allemagne, ont fait pression pour que les Etats-Unis ne renouvellent pas leur contrat avec l'Icann, qui expire le 1er octobre. En mars 2014, Barack Obama a enfin cédé, annonçant que les Etats-Unis renonceraient à leur tutelle à la fin du contrat. Pendant deux ans, l'ensemble des acteurs (Etats, entreprises du Net, société civile), ont donc travaillé à l'élaboration d'un texte définissant la nouvelle Icann. Ce fut houleux, entre changement de Pdg, lobbying intense des géants du Net menés par Facebook et Google, et pression des Etats. Finalement, les négociations ont abouti à un texte de compromis, qui a été validé par tous les acteurs, y compris Barack Obama. Ce texte prévoit la création d'une organisation internationale, plus indépendante, plus collégiale et plus horizontale, tout en ménageant les intérêts américains.

Blocage des Républicains

Problème : les Etats-Unis sont actuellement engagés dans une campagne électorale. Et le processus de transition est bloqué par les Républicains, majoritaires au Congrès. Si aucun accord n'est trouvé d'ici au 30 septembre à 23h59, le changement de gouvernance de l'Internet mondial pourrait encore être repoussé, voire carrément annulé si Donald Trump l'emporte en novembre...

Mathieu Weill, le président de l'Association française pour le nommage Internet en coopération (Afnic, membre de l'Icann, qui gère le .fr et les autres extensions des noms de domaine en France), a été aux premières loges des négociations. Ce Français a co-présidé le groupe de travail chargé de la rédaction du nouveau texte. Il explique à La Tribune les enjeux de la passation de pouvoir, les conséquences en cas d'échec du processus de transition, et raconte les négociations, vu de l'intérieur.

LA TRIBUNE - Pourquoi la situation est-elle actuellement bloquée du côté du Congrès américain ? Pensez-vous que la nouvelle Icann va effectivement voir le jour, comme prévu, le 1er octobre ?

MATHIEU WEILL - Pour l'instant, c'est du 50-50. La transition est juridiquement bloquée par une loi de finances qui interdit au gouvernement américain d'abandonner le contrat actuel entre les Etats-Unis et l'IcannLe Congrès doit donc voter une nouvelle loi, mais la campagne électorale américaine attire les projecteurs sur cette question avant tout technique, et la recouvre d'enjeux politiques. Au nom de la défense de la souveraineté des Etats-Unis, une grande partie des Républicains, qui sont majoritaires au Congrès, font barrage et bloquent le processus. Les démocrates, eux, soutiennent la transition, mais certains commencent aussi à craindre que l'opinion interprète leur volonté de faciliter la transition comme un acte de faiblesse. On est donc très loin du fond, qui est la gestion technique de l'infrastructure mondiale qu'est Internet. Désormais, le dossier est totalement politique.

Quels sont les scénarii possibles ?

Si un accord est trouvé, même à 23h59 le 30 septembre - ce qui est fort possible ! -, la transition pourra s'effectuer. Sinon, le contrat actuel sera automatiquement prolongé, peut-être pour trois mois, six mois, voire un an, comme l'a annoncé le département du Commerce dans une lettre datée du 16 août. Evidemment, si les Républicains gagnent en novembre, on peut dire adieu à un changement de gouvernance de l'Icann. A cause de la campagne électorale, on pourrait donc passer à côté d'une occasion historique de créer une nouvelle organisation plus multipartite, qui mettrait fin à la position de « gendarme du Net » des Etats-Unis. L'ironie de l'histoire, et les démocrates américains l'ont bien compris, c'est que la nouvelle organisation ne leur est pas défavorable ! Les Etats-Unis ont aussi intérêt à prendre le train en marche.

Rembobinons le fil. Pourquoi les Etats-Unis dominent-ils l'Icann en premier lieu ?

Les Américains ont toujours considéré Internet comme leur chasse gardée. [Barack Obama déclarait même, en février 2015, "Internet est américain", NDLR]. En 1998, lors du transfert vers le secteur privé du projet académique qu'était alors Internet, les acteurs privés américains ont demandé au tribunal de commerce de se positionner en arbitre. D'où ce fameux contrat. Cela explique pourquoi l'Icann est une organisation domiciliée en Californie, avec l'anglais comme langue officielle.

Le contrat place les Etats-Unis dans la position de l'arbitre ultime en permettant au pays d'avoir le dernier mot sur les décisions de l'Icann, ou plutôt, en lui donnant la capacité de bloquer les décisions perçues comme contraires à ses intérêts. Le département américain du Commerce, qui exerce cette tutelle, peut mettre l'Icann en faillite, ce qui donne aux Etats-Unis une grande influence sur l'ensemble du dispositif. Ça, c'est en théorie. Car dans les faits, les Etats-Unis n'ont jamais eu l'intention d'user de leur droit de vie ou de mort. Ils n'ont jamais été déraisonnables dans leur exercice de ce pouvoir car les missions de l'Icann ne sont pas politiques. L'Icann sert à la coordination des adresses IP, des noms de domaines, à la configuration technique du réseau pour qu'il n'y ait jamais de panne et que la ressource Internet soit gérée dans l'intérêt de tous.

A commencer par l'intérêt des Américains. Justement, Barack Obama a lui-même lancé le processus de réforme, en mars 2014. Il a aussi validé le texte de la nouvelle Icann, qui supprime la tutelle américaine sur l'organisation. Pourquoi les Etats-Unis accepteraient-ils de perdre une partie de leur influence sur Internet ?

Tout simplement car ils n'ont plus vraiment le choix. De plus en plus de pays, de la Russie à la Chine en passant par la France, se disent qu'il n'y a aucune raison de confier aux Etats-Unis le contrôle unilatéral des noms de domaines sur Internet. Dans la nouvelle économie numérique, confier cette responsabilité à une organisation qui vit sous la tutelle des Etats-Unis pose un problème politique et moral.

Il y a cinq ans, j'avais l'impression qu'on ne sortirait jamais de ce système, car le consensus aux Etats-Unis était de bloquer à tout prix et d'étouffer les velléités de changement. Puis, les Etats-Unis ont subi une série de petits revers diplomatiques sous la pression des pays, de plus en plus nombreux, qui réclamaient ce changement. En 2012, une conférence à Dubaï a été extrêmement tendue, car il y a eu la volonté de nombreux pays membres d'accorder un rôle plus important à l'Union internationale des télécoms (UIT) dans la gouvernance d'Internet. Evidemment, les Etats-Unis s'y sont opposés, mais ils ont dû faire face à une grosse résistance.

L'élément déclencheur a incontestablement été l'affaire Snowden, en 2014, qui a révélé l'ampleur de la surveillance de masse pratiquée par la NSA via Internet. Ce scandale a fragilisé et a isolé le pays sur la scène diplomatique. Les Etats-Unis se sont rendu compte que leur position n'était plus tenable. Aujourd'hui, les Américains ne sont plus les seuls maîtres d'Internet. La Chine est devenue elle aussi une grande puissance numérique, avec des entreprises comme Alibaba, Tencent ou Baidu qui sont aussi fortes que les GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon, NDLR]. L'Europe commence à hausser le ton face à l'hégémonie américaine et des pays comme le Brésil sont aussi montés au créneau. Les Etats-Unis, sous la pression de leurs entreprises qui souhaitent se développer partout dans le monde et ne veulent pas soutenir un navire qui prend l'eau, ont donc décidé d'accompagner un changement perçu comme inévitable, tout en protégeant leurs intérêts au passage.

Effectivement, on imagine mal les Etats-Unis soutenir un texte qui les pénaliserait. Vous avez été co-président du groupe de travail, au sein de l'Icann, sur la gouvernance de la future organisation. Concrètement, à quel point la nouvelle Icann sera-elle différente de l'ancienne ?

Avec la réforme, l'Icann deviendra une organisation plus indépendante, multipartite, dans laquelle tous les acteurs du Net auront une voix au chapitre, qu'il s'agisse des gouvernements, des entreprises ou de la société civile. La tutelle des Etats-Unis au-dessus du conseil d'administration est supprimée. Pour créer des contre-pouvoirs, une assemblée générale a été créée. Elle se compose de quatre collèges : celui du secteur privé -qui réunit des acteurs comme les Gafa et tout un tas de petites et grandes entreprises-, celui de la communauté technique, celui des gouvernements -160 membres, chacun a une voix-, et celui de la société civile -les associations de consommateurs, de défense des libertés... Cette assemblée générale peut, en cas de consensus suffisant, bloquer une décision du conseil d'administration.

Nous avons également donné beaucoup plus de pouvoir à la cour d'arbitrage. Avant, elle n'avait qu'un avis consultatif. Désormais, elle compte sept juges et elle pourra être saisie dès qu'un membre de l'Icann estime que le conseil d'administration sort des clous, et annuler une décision.

Les Américains sont très bien placés dans la nouvelle organisation. Ils dominent le collège du secteur privé et ils ont obtenu qu'un seul gouvernement puisse mettre son véto à une action de l'assemblée générale contre une décision du conseil d'administration. La différence, c'est donc qu'avec le temps et le changement des rapports de force, ils pourraient perdre beaucoup d'influence. Mais ce n'est pas le cas aujourd'hui.

Les Américains gardent donc un grand contrôle, mais il est simplement un peu plus discret...

Oui. Ils perdent tout de même un levier d'influence, ils n'ont plus de tutelle, mais le rapport de force est toujours en leur faveur. Les Démocrates l'ont bien compris, c'est pour cela qu'ils soutiennent la transition.

Pour justifier leur opposition, des sénateurs Républicains disent qu'une Icann hors de la tutelle directe des Etats-Unis permettrait à des pays comme la Russie, la Chine ou encore l'Iran de censurer la liberté d'expression sur Internet. Cette crainte est-elle fondée ?

Non. L'Icann ne s'occupe pas des contenus. Et il existe tout un tas de garanties pour protéger l'Icann d'une domination par des pays non-démocratiques, à commencer par le droit de véto d'un seul gouvernement contre une décision.

Vous avez vécu les négociations de l'intérieur. Comment se sont-elles déroulées ?

Je co-présidais le groupe amené à réviser la gouvernance, qui se composait d'une trentaine de membres et de 170 participants. Nous avons eu des réunions toutes les semaines pendant un an et demi. Le consensus a été très difficile à atteindre, car on touchait aux équilibres de pouvoir. Il a été très difficile de convaincre le conseil d'administration de l'Icann que des contre-pouvoirs étaient nécessaires, puis que des citoyens pouvaient en faire partie. On a cru plusieurs fois qu'on n'y arriverait pas. Les Etats-Unis ont parfois beaucoup freiné, ils ont lutté très durement pour être bien représentés.

Certains reprochent déjà au texte de n'être qu'un compromis mou, qui ne remet pas fondamentalement en cause la domination américaine et musèle le pouvoir d'action de la société civile...

Certains avaient très peur que le collège de la société civile soit « capturé » par certains groupes qui partiraient ensuite en croisade devant une cour de justice californienne pour paralyser l'organisation. Il y a donc eu de la créativité juridique, des débats sans fin qui nous ont fait perdre six à huit mois, pour rendre le recours au contre-pouvoir un peu plus complexe et privilégier le débat. La capacité d'une partie de la communauté à aller seule en justice a aussi été restreinte.

Mais globalement, je suis satisfait de cette nouvelle organisation. On ne pouvait pas obtenir davantage. Les Etats-Unis ont accepté les contre-pouvoirs et le fait que les gouvernements soient tous équitablement représentés, et franchement ce n'était pas gagné. Il y a eu des moments très difficiles, des accrochages houleux avec le conseil d'administration de l'Icann, des réunions très tendues au téléphone, de minuit à trois heures du matin heure française car l'Icann est en Californie. On a travaillé le jour du 14 juillet, férié chez nous, alors on a réussi à imposer aux Américains de travailler le jour de Thanksgiving, ils étaient furieux (rires). Il y a eu aussi des moments rares, comme cette photo entre l'un des représentants de fondation Heritage, composée de Républicains néo-conservateurs très durs, situés à l'aile droite du parti, et un représentant iranien. Ils prenaient un verre après s'être mis d'accord. Mais aujourd'hui, ce même néoconservateur hurle probablement au Congrès pour empêcher la transition...

Sylvain Rolland

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Commentaire 1
à écrit le 21/09/2016 à 11:16
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Il était temps de s'en occuper mais c'est ps gagné. Faut rester vigilant. "Aware" dit Jean-Claude Van Damme.

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