La souveraineté numérique, une bataille complexe pour l'Europe

Sur les dix plus grandes capitalisations boursières mondiales, huit sont les entreprises de la tech, mais aucune d’entre elles n’est européenne, malgré un écosystème de l’innovation dynamique. A l’heure où le numérique transforme de nombreux pans de l’économie, la capacité à maîtriser cette révolution est pourtant clé. Comment construire une tech souveraine, relever les défis du cloud et accroître la capacité de la France et du Vieux continent à faire émerger des futurs champions mondiaux sont autant d’enjeux qui ont été décryptés lors du Think Tech Summit à Paris.
(Crédits : Reuters)

Dominant nos vies, le numérique est lui-même dominé par les géants américains, en particulier les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), et demain, peut-être, chinois... A moins que l'Europe ne parvienne à reprendre la main et à construire une tech bien à elle. Et de fait, elle se met en marche. « Il y a, avec Thierry Breton (commissaire au marché intérieur) et Margrethe Vestager (vice-présidente exécutive de la Commission européenne chargée de la concurrence et du numérique), une ère où l'on sent qu'un cap est fixé », se réjouit Arno Pons, directeur général du think tank Digital New Deal.

Une stratégie dont « le volet défensif, préalable à tout, est la régulation, et le volet offensif, la coopération. Tant que ces grandes plateformes qui centralisent toute la valeur ne sont pas régulées, nous n'avons aucune chance de faire émerger un écosystème alternatif », ajoute-t-il.

Une série de mesures est ainsi en gestation, avec l'ambition de repenser la réglementation. Un accord sur le Digital Markets Act (DMA), qui cherche à encadrer le marché du numérique et à limiter les monopoles en imposant des obligations telles que l'interopérabilité des messageries instantanées, vient d'être conclu à Bruxelles. Il s'accompagne du Digital Services Act (DSA), qui encadre les contenus sur Internet, notamment par la lutte contre la fraude et les contenus illégaux en ligne, tandis que le Data Governance Act (DGA) s'attaque à la gouvernance des données.

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Réveil tardif en Europe, un nouveau modèle à bâtir via la régulation

« Il a fallu des abus fiscaux et de position dominante de la part de ces plateformes, mais aussi la réalisation que le numérique pouvait potentiellement influencer les scrutins électoraux, pour commencer à se faire du souci... C'est de cette prise de conscience qu'est née la notion qu'il était urgent de réguler », relève Catherine Morin-Dessailly, sénatrice de Seine-Maritime.

De même, « il a fallu la crise sanitaire et le recours massif au numérique pour nous rendre compte que notre dépendance aux acteurs américains ou chinois qui avaient su construire un écosystème », insiste-t-elle. Pour cette spécialiste des enjeux du numérique, un modèle européen « humano-centré » est désormais à bâtir, par la réglementation ainsi qu'avec « une politique industrielle offensive ». Dans cette guerre mondiale pour la domination de l'économie de la connaissance, « il faut construire une nouvelle politique en faveur du numérique qui assume clairement la préférence communautaire par le biais d'une législation », martèle-t-elle.

La réglementation étant un enjeu clé, il reste encore à savoir si le Digital Markets Act (DMA) ne décevra pas. Ce risque est présent... Pour la professeure émérite d'économie Joëlle Toledano, associée à la chaire Gouvernance et régulation de l'Université Paris-Dauphine, « le grand atout du DMA est de mettre enfin en place de la concurrence sur ces marchés. » A quelques conditions toutefois : qu'il soit mis en œuvre « de façon souple, en s'en donnant les moyens et en n'attendant pas que ce soient les acteurs qui nous disent comment faire de l'interopérabilité, par exemple », ajoute-t-elle. Autrement dit, il faut des équipes compétentes - et nombreuses. Or « la Commission annonçait dans ces textes que 80 personnes allaient traiter le sujet. Ce n'est pas suffisant... », juge l'économiste.

Gilles Babinet, coprésident du Conseil national du numérique et Digital champion de la France auprès de la Commission européenne, estime pour sa part que « plutôt que d'essayer de faire des politiques colbertistes, il faut se poser la question de comment réussir à fédérer des écosystèmes à l'échelle européenne, ce qui n'a pas encore été assez développé. » D'autant que les Américains, eux, ont su créer « un narratif », un imaginaire, pour donner envie de devenir codeur... Reste que « si certaines batailles sont perdues, la guerre ne l'est pas », tempère Arno Pons, du think tank Digital New Deal. Une fenêtre d'opportunité s'ouvre d'ailleurs avec l'avènement du Web3 - un web décentralisé, fondé sur la blockchain, qui pourrait permettre à des acteurs européens de retrouver quelques points d'appui sur l'échiquier mondial.

Le cloud, un débat explosif

Toujours est-il que l'une des pièces maîtresses de la souveraineté numérique et technologique réside dans le nuage. Là aussi, les géants américains dominent : Amazon Web Services, Microsoft et Google Cloud pèsent à eux seuls pour 70 % du marché des infrastructures cloud. L'an dernier, la France a lancé une nouvelle doctrine, « Cloud au centre », pour accélérer la transition numérique des entreprises et de l'administration en migrant sur le cloud. Une stratégie, présentée comme souveraine, qui permet aux acteurs français d'acheter sous licence des services américains.

Elle repose, entre autres, sur le label « cloud de confiance », visant à faire bénéficier ces organisations des meilleurs services tout en assurant la protection des données personnelles vis-à-vis des lois extraterritoriales, émanant notamment des Etats-Unis. Un paradoxe ? D'ailleurs, un cloud souverain est-il possible ou relève-t-il de l'utopie ?

« Nous préférons parler de confiance plutôt que de souveraineté. Nous ne croyons pas à un cordon sanitaire où l'on travaillerait de manière isolée et en autarcie », indique Cédric Parent, directeur général adjoint des activités cloud chez Orange Business Services. Son groupe a créé, avec Capgemini et Microsoft, la société Bleu, pour fournir les solutions cloud de l'Américain via une co-entreprise de droit français. Le cloud de confiance « est un moyen de donner à nos clients la capacité d'aller très vite. Il faut s'assurer qu'ils soient protégés, que leurs données soient en lieux sûrs, mais aussi leur donner la capacité d'innover », ajoute-t-il.

D'autres acteurs français du cloud voient rouge, cependant.

« La stratégie cloud de confiance, dans le cadre de la doctrine du gouvernement, tente de traiter le problème précis du Cloud Act, qui est une considération légale. Si le cloud de confiance permet de répondre à cette problématique, je considère qu'elle n'est pas 'de confiance', puisque le cadre légal peut évoluer, d'une part, et qu'on n'y traite pas la problématique FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act), qui est les droits d'exploitation des licences, d'autre part. Ce qui pourrait être un problème dans le cadre du montage Bleu et dans d'autres prestations de logiciels étrangers », fustige Yann Lechelle, directeur général de Scaleway.

L'entrepreneur ajoute que cette doctrine a créé « une injonction contradictoire, en mettant en avant une solution qui n'existe pas encore et qui reste hypothétique, alors qu'il existe bel et bien des acteurs français et européens dans lesquels nos clients ont confiance depuis des années ».

Pour Caroline Comet-Fraigneau, vice-présidente France, Benelux et Afrique d'OVHcloud, fournisseur qui, lui, a accueilli Google pour utiliser l'une de ses technologies sur ses propres infrastructures, la coopération est possible, sous certaines conditions. « Aujourd'hui, on voit bien qu'on doit aussi intégrer des technologies américaines, pour des questions de performance, mais toujours avec une exigence extrême que personne ne pourra accéder aux données hébergées chez nous dans ce contexte », explique-t-elle. Ce qui n'empêche pas, selon la responsable de l'un des leaders européens du cloud, d'aller plus loin et de vouloir stimuler un écosystème européen.

C'est d'ailleurs tout l'enjeu du projet Gaia X, une alliance d'entreprises créée en 2020, qui ambitionne de faire émerger un écosystème du cloud sur le Vieux continent. Cédric Parent le souligne : « Nous commençons à voir des réalisations concrètes, telles que Agdatahub » - un projet phare dont l'objectif est de développer des solutions technologiques qui garantissent la maîtrise de l'usage des données agricoles. Cependant, « nous estimons que Gaia X ne permet pas à Scaleway de jouer la vélocité, attendue par le marché », rétorque Yann Lechelle, dont la société a récemment claqué la porte de cette initiative. Pour sa part, Caroline Comet-Fraigneau reste convaincue : « Si l'on veut avoir des effets d'échelle dans le domaine du cloud, il faut penser européen... », dit-elle.

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Vers de futurs super géants tricolores ?

De fait, en particulier par la taille de son marché, « l'Europe est une vraie chance pour nos startups », s'exclame Clara Chappaz, directrice de la mission French Tech. La France et l'Allemagne l'ont d'ailleurs bien compris, en montant l'an dernier Scale-Up Europe, une initiative censée alimenter les fonds de capital-investissement européens qui peinent encore à financer de très grands tours de table.

L'objectif est évidemment d'accélérer l'émergence de champions européens de la tech. Et la French Tech, forte désormais de ses 25 licornes -startup non cotée valorisée au moins 1 milliard de dollars-, ainsi que des 10 milliards d'euros levés en 2021 - certes moins que le Royaume-Uni et loin derrière les Etats-Unis - est dans les starting blocks.

« Dans les deux premières semaines de janvier 2022, a été levé l'équivalent de toutes les levées de 2015 », se félicite la patronne de la French Tech, pour poursuivre : « Une société valorisée à 1, 10 ou 100 milliards, pourquoi est-ce important ? Cela montre qu'aujourd'hui, nous avons des entreprises qui ont la capacité de se déployer partout, de créer une véritable souveraineté technologique et de devenir de véritables géants », avance-t-elle.

Reste à savoir dans quels secteurs. Si sa diversité est un atout, la French Tech a néanmoins une carte à jouer dans la greentech et la transition écologique, « sur lesquels les Etats-Unis ne sont pas encore positionnés », relève Clara Chappaz. La licorne Alan, spécialisée dans la santé, fait aussi partie de ces pépites qui ambitionnent de devenir l'un de ces super géants européens. La clé réside dans la capacité à capter les talents, à en croire Jean-Charles Samuelian, président et cofondateur d'Alan. « Depuis le début, nous avons attiré beaucoup de spécialistes de la Silicon Valley, des Français qui en sont revenus, mais aussi des étrangers. Notre seule opération de Fusion & Acquisition a été de racheter une entreprise américaine que nous avons rapatriée en Europe », confie-t-il.

Et puisqu'il est difficile de rivaliser avec les Gafam au niveau des salaires, mieux vaut se montrer innovant, grâce à un mieux disant social et un meilleur partage de la valeur.

« Cela passe par les conditions de travail et la flexibilité. Nos 500 salariés travaillent dans neuf pays et 80 villes. Nous avons créé un modèle distribué où les salariés pouvaient s'installer où ils voulaient, ce qui leur donne du pouvoir et ce qui nous rend attractifs », note ce dirigeant, en appelant par ailleurs de ses vœux la création d'un environnement boursier tel qu'il permettrait que « les meilleures entreprises françaises et européennes aient envie de s'introduire en Bourse en France. »

Sur ce point, du chemin reste à parcourir... « Nous ne sommes pas près d'avoir un Nasdaq à l'européenne », soupire Benoist Grossmann, PDG du fonds Eurazeo Investment Manager. Celui qui est aussi le coprésident de l'association France Digitale se veut néanmoins confiant. « Il y a 10 ans, nous n'arrivions pas à la cheville des Américains. Maintenant, nous sommes à mi-mollet. Nous avons aujourd'hui en France de très belles sociétés qu'on n'aurait pas imaginé il y a 15 ans. » Autant dire, comme il le fait, que dans la course mondiale, la tech tricolore est sur la bonne voie...

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Commentaires 8
à écrit le 06/04/2022 à 10:01
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Tout simplement: La souveraineté, une bataille complexe pour l'Europe..

le 06/04/2022 à 23:15
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L'Europe ne s'est jamais battue pour sa souveraineté. Elle ne le fait pas plus pour le numérique. C'est aux élections américaines que les citoyens européens devraient voter aujourd'hui. Ce vote aurai plus de sens qu'en Wokland.

à écrit le 06/04/2022 à 9:34
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L'union des faiblesses n'a jamais fait une force surtout quand chacun travaille en concurrence et n'ont d'autre but que d'amasser de la monnaie au dépend des autres!

à écrit le 06/04/2022 à 8:55
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La souveraineté de l' UE est rendue complexe de par sa totale, son absolue tutelle us et la fabrication de Young Leaders à la botte de Schwab de davos n' existera JAMAIS. Ne dites pas non, nous pouvons repasser la ...

le 06/04/2022 à 9:22
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rectif matutinale, de davos, et n' existera jamais. l' ensemble..

à écrit le 06/04/2022 à 8:27
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De grandes sociétés française ont délocalisées leurs centres informatiques à l'étranger à partir de l’émergence des réseaux haut-débit internationaux. Cela a entrainé une perte de compétence nationale immédiate. Cela a aussi encouragé les étudiants à...

le 06/04/2022 à 10:06
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Je préférerais la notion de manque de clairvoyance politique... Gouverner c'est prévoir, actuellement c'est plutôt faire carrière.. Quant aux études scientifiques....

à écrit le 06/04/2022 à 7:57
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Une déclaration de plus de l'UERSS empire prévu pour durer mille ans d'abord et avant tout. Grosse productrice de promesses ça on ne peut pas lui enlever !

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