Digital Markets Act (2/2) : les empires des géants du Net enfin sous pression ?

La Commission européenne doit présenter le 9 décembre le "Digital Services Act" et le "Digital Markets Acts", un "package" de deux grands règlements visant à moderniser la régulation d'Internet. Le deuxième texte, intitulé "Digital Markets Act", doit dépoussiérer le droit de la concurrence pour encadrer les activités des "plateformes structurantes" (autrement dit, les Gafa et quelques autres), permettre à des acteurs alternatifs d'émerger et empêcher les abus de position dominante. Le texte sera-t-il à la hauteur ?
Sylvain Rolland
Le deuxième texte du Digital Services Act, baptisé Digital Markets Act ou loi sur les marchés numériques doit dépoussiérer le droit de la concurrence pour permettre à des acteurs alternatifs de se faire une place aux côtés des Gafa.
Le deuxième texte du Digital Services Act, baptisé "Digital Markets Act" ou "loi sur les marchés numériques" doit dépoussiérer le droit de la concurrence pour permettre à des acteurs alternatifs de se faire une place aux côtés des Gafa. (Crédits : REUTERS FILE PHOTO)

Réseaux sociaux, recherche en ligne, messageries, publicité digitale, cloud computing, domotique, e-commerce, smartphones et informatique, magasins applicatifs... En moins de vingt ans, quatre entreprises, les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon, et dans une moindre mesure Microsoft) ont révolutionné nos usages et façonné des empires d'une puissance inédite dans l'histoire économique. Leur extraordinaire capacité d'innovation, la vision à long terme de leurs dirigeants, leur habileté pour attaquer un secteur et en devenir rapidement un leader, ont révélé au grand jour les failles béantes de la régulation.

Lire aussi : Digital Services Act (1/2) : comment l'Europe s'attaque à la haine en ligne et à la désinformation

Le Digital Markets Act, un "big bang" de la régulation ?

"Il faut tout remettre à plat, repenser notre approche même de la régulation, car nos outils du XXè siècle sont complètement inadaptés à l'ère du numérique", plaide l'économiste Joëlle Toledano. Qui poursuit :

"La seule chose que les autorités de contrôle ont fait, c'est sanctionner l'un d'entre eux -Google- dix ans après les faits, d'une amende dérisoire pour lui. Mais les régulateurs n'ont pas réussi à empêcher ces entreprises de s'étendre sans cesse pour façonner leurs empires, d'abuser de leurs positions et d'étouffer la concurrence", tacle cette partisane de longue date d'un grand "big bang" de la régulation.

On y est. Ou, du moins, c'est l'intention de l'Union européenne. Le 9 décembre, la Commission va dévoiler le contenu du très attendu "Digital services act", ou "loi sur les services numériques", qui fait l'objet d'un lobbying féroce à Bruxelles. Ce nouveau règlement majeur est en fait un "package" composé de deux grands textes. Le premier va définir la responsabilité des grandes plateformes au sujet notamment des fléaux que sont la haine en ligne et la désinformation sur les réseaux sociaux. Le deuxième texte, rebaptisé "Digital Markets Act" ou "loi sur les marchés numériques" va dépoussiérer le droit de la concurrence. Tous deux mettent à jour la directive e-commerce, en vigueur depuis juin 2000 et devenue obsolète.

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Voici les enjeux du Digital Markets Act et ce qu'on peut en attendre.

Cibler précisément les "plateformes structurantes", autrement dit les Gafa et quelques autres

Les nombreux rapports d'économistes et d'autorités de régulation ces dernières années, et même les consultations publiques menées ces derniers mois par l'Union européenne pour préparer le Digital Services Act, partagent un constat : les Gafa sont si puissants qu'ils sont devenus "structurants" pour l'économie numérique. Et plus le temps passe, plus leurs empires se renforcent, au point que même la crise du Covid-19 n'enraye pas leur folle marche en avant. Autrement dit, ils ne peuvent pas être régulés avec des outils classiques : il leur faut des régulations spécifiques, adaptées à leur puissance hors norme et au fonctionnement de l'économie numérique, comme le résume l'Arcep, le régulateurs des télécoms, dans ses recommandations :

"Leurs effets sur Internet, et même au-delà dans la société, appellent non pas à réguler tout Internet, mais à intervenir de manière ciblée sur quelques acteurs structurants bien identifiés pour libérer Internet au bénéfice de tous ».

Plus que de simples multinationales, les Gafa sont devenus des passerelles incontournables sur Internet ("gatekeepers") auxquelles il est difficile d'échapper. Par exemple, la quasi-totalité des développeurs d'application sont à la merci d'Apple et de Google, qui concentrent à eux deux plus de 99% du marché mondial du smartphone car ils sont propriétaires des deux systèmes d'exploitation mobile dominants (iOS et Android). Leurs magasins applicatifs (Apple Store et Google Play Store) sont ainsi incontournables pour accéder au marché, mais ils fixent seuls les règles dans une grande opacité.

Autres exemples : Facebook (2,8 milliards d'utilisateurs actifs par mois, soit un tiers de la population mondiale, sans compter ses filiales Instagram, WhatsApp et Messenger) collecte des données personnelles même si vous n'avez pas de compte. De son côté, Amazon est un cas d'école de concurrence déloyale : un abonnement d'une cinquantaine d'euros par an à Amazon Prime donne accès à tellement de services -livraison gratuite et plus rapide sur les produits achetés sur Amazon, accès à un catalogue de livres numériques, streaming vidéo, hébergement dans le cloud...- que les concurrents ne peuvent rivaliser. Quant à Google, sa domination de la recherche en ligne est telle -94% du marché en Europe- que "googler" est devenu un verbe désignant l'action même de faire une recherche sur Internet.

Lire aussi : "Pour réguler les Gafa, il faut attaquer leur modèle économique" (Joëlle Toledano, économiste)

  • Définit un statut de "gatekeeper" : pas si simple

Le premier gros changement d'approche du Digital Services Act est donc de créer une régulation spécifique concernant uniquement les "plateformes structurantes" qui, par leur puissance, peuvent verrouiller le marché ("gatekeeper"). L'enjeu : trouver une définition qui englobe uniquement les entreprises ciblées, sans effet collatéral sur des champions puissants mais non-systémiques, qui se retrouveraient prisonniers d'un effet de seuil. "Cela fait l'objet d'un lobbying absolument dingue à Bruxelles", raconte à La Tribune... une lobbyiste française, qui œuvre à ce que cette définition très sensible épargne des champions européens comme Criteo.

Thierry Breton, le commissaire européen au marché intérieur, a laissé entrevoir, le 26 novembre, quelques pistes :

"Le critère le plus important est l'impact de la plateforme sur le marché. Un autre est si un service est incontournable ou pas. En d'autres termes, si vous êtes une PME et que vous voulez vendre votre produit et que vous n'avez pas d'autre choix que d'aller sur une certaine plateforme, alors cette plateforme pourrait entrer dans la définition d'une plateforme structurante, a-t-il précisé.

Si Thierry Breton affirme ne pas avoir de "liste" de plateformes cibles, le Financial Times a révélé qu'une vingtaine d'entreprises entreraient dans la définition envisagée par Bruxelles, dont les Gafam ou encore des géants de leur secteur comme Uber et Airbnb.

  • Prévenir plutôt que guérir : un changement radical de philosophie

L'autre changement d'approche majeur du Digital Markets Act est de basculer d'une régulation "ex post" à une régulation "ex ante". La régulation "ex post", telle qu'elle se pratique actuellement, consiste à sanctionner des dérives, à l'image des amendes infligées à Google en 2018 et 2019 pour abus de position dominante, plutôt que tenter de les empêcher en amont.

Au contraire, la régulation "ex ante" vise à créer de nouveaux outils de régulation pour prévenir les abus et maintenir la concurrence. Une fois la liste des plateformes structurantes établies, elle devrait s'accompagner d'une liste d'interdictions et d'obligations applicables soit à tous les acteurs, soit au cas par cas, selon le secteur d'activité, comme par exemple les dispositions prévues sur la publicité ciblée ou l'interopérabilité des données (voir plus bas).

Cette régulation est attendue de pied ferme par les startups. "Certains de nos adhérents ont peur de critiquer ou même se positionner ouvertement contre les Gafam car leur business dépend de leur bon vouloir. Ils ont peur d'être déréférencés sur l'Apple Store ou le Google Play Store", indique Nicolas Brien, le directeur général du lobby des startups France Digitale.

Les pistes envisagées

  • partage de données avec les concurrents

Le Financial Times a révélé que les sociétés comme Amazon et Google ne pourraient plus utiliser les données recueillies sur leur plateforme (par exemple, les données issues de vendeurs tiers sur Amazon) pour leurs propres activités commerciales (par exemple, repérer un produit populaire et ensuite proposer un produit similaire sous la marque Amazon), "à moins qu'ils les rendent accessibles aux utilisateurs professionnels actifs dans les même activités commerciales", indique une première version du texte. Autrement dit : il n'y pas de raison de donner à une plateforme un avantage concurrentiel en lui permettant de garder pour elles des données qui seraient utiles tout un secteur, surtout si ses concurrents sont forcés de passer par ses services.

  • portabilité des données

Le Digital Markets Act pourrait également imposer la portabilité des données, c'est-à-dire la possibilité de transférer, dans un format ouvert et lisible par machine, les données générées lors de l'utilisation d'un service vers un autre fournisseur de service. L'objectif : faciliter la mise en concurrence en réduisant les coûts de transfert d'un service à un autre.

"En pratique, cet outil nécessite d'avoir pertinemment sélectionné le type et les formats de données qui pourraient être transférées", précise l'Arcep. Dans le cas d'une messagerie comme Gmail par exemple, la portabilité des données devrait inclure non seulement les messages mais aussi la liste de contacts et d'autres informations pour être vraiment efficace. "Les données inférées, dont les profils construits par la plateforme, peuvent ici se révéler tout aussi critiques que les données directement fournies par l'utilisateur", ajoute le régulateur, qui souligne que Bruxelles pourrait s'inspirer de ce qui se pratique dans les télécoms, où ce sont les opérateurs eux-mêmes qui s'occupent du transfert des données au nouvel opérateur téléphonique pour assurer la continuité du service.

Lire aussi : "Apple peut tuer ton business en une heure" (Cyril Paglino, ex-Pdg de Tribe)

  • interdiction d'avantager ses propres services

L'un des griefs les plus communs contre les Gafa est leur capacité à promouvoir leurs propres produits et services à l'intérieur de leurs écosystèmes, ce qui constitue une forme de concurrence déloyale.

Par exemple, Apple et Google, qui maîtrisent les systèmes d'exploitation des smartphones, pourraient ne plus avoir le droit de préinstaller leurs propres applications sur les téléphones, car cela incite les utilisateurs à ne pas chercher d'alternative. Amazon et Google n'auraient plus le droit de mettre en avant leurs propres produits dans les résultats de recherche. Ils n'auraient plus le droit d'exiger des développeurs ou constructeurs qu'ils préinstallent leurs applications et empêchent de les désinstaller.

L'exemple des moteurs de recherche montre que le diable est, encore une fois, dans les détails. L'UE a exigé en 2018 une meilleure mise en concurrence des moteurs de recherche sur Android, le système d'exploitation mobile de Google. Google a donc accouché en 2019 d'un système d'enchères pour proposer quatre choix de moteurs de recherche, mais ce remède se révèle inefficace pour rétablir une juste concurrence.

Lire aussi : Moteurs de recherche : "Il n'y a pas de vrai choix pour le consommateur face à Google" (Sophie Bodin, Lilo)

  • encadrement plus strict de la publicité ciblée

Vache à lait de Google et de Facebook, la publicité pèse respectivement pour 85% et 99% de leurs revenus. Les deux géants captent l'essentiel de la croissance du secteur et sont devenus incontournables pour les marques qui veulent communiquer en ligne. Loin derrière mais en forte croissance, Amazon dispose des armes -l'exploitation des données d'achats des internautes- pour se faire une place de choix sur ce marché.

Le Digital Markets Act pourrait interdire aux Gafa d'exploiter les données de leurs utilisateurs professionnels -qui paient pour utiliser leurs services- à des fins publicitaires. Amazon, par exemple, ne pourrait plus exploiter les données de vendeurs tiers qui utilisent sa plateforme. Les plateformes pourraient également faire l'objet d'audits annuels relatifs à leurs méthodes de reporting et de publicité.

Lire aussi : Cookies et publicité ciblée : la Cnil veut plus de transparence pour les internautes

Sylvain Rolland

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Commentaires 9
à écrit le 02/12/2020 à 17:52
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C'est sur qu'un géant comme Amazon est un peu encombrant en profitant de notre culture fainéante, on clique c'est plus cher mais ça arrive vite sans bouger de chez-soi, c'est aux Français de se changer. Pour Facebook: il a piqué la place à qui, comme...

à écrit le 02/12/2020 à 14:57
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Pourquoi punir et taxer les GAFAs? Parce qu'ils réussissent et que l'Europe est incapable de rivaliser avec eux! La solution, c'est de tenter de les rattraper pas de les restreindre! C'est bien ça la valeur de la concurrence. Il s'agit ni plus ni moi...

à écrit le 02/12/2020 à 14:43
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Décidément ces GAFAs empêchent l'Europe de dormir. Ça en devient ridicule. Il faut faire des GAFAs Européennes pour les concurencer et le tour sera joué. Mais comment vous voulez qu'on fasse des GAFAs Européennes, on ne sait pas comment faire !!!!

à écrit le 02/12/2020 à 12:31
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Les usa sous pression de cette europe ventripotente. Mais oui, bien sur.

à écrit le 02/12/2020 à 10:45
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Comme en Europe, nous ne sommes pas capable de rivaliser avec ces géants du net, devinez notre réaction? Taxes, contrôles, réglementations etc...bref , tout ce qui fait que l'UE ne fonctionne pas , un machin comme disait de Gaulle.

à écrit le 02/12/2020 à 10:15
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Il n'y a que les utilisateurs a être sous pression des conséquences et qui ne pourrons rien réclamer, pendant que Bruxelles fera sa publicité!

à écrit le 02/12/2020 à 8:27
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On est juste en train de dégoûter les nouveaux acteurs géants de l'économie mondiale d'investir dans une Europe figée au 19ème siècle, bravo, encore une super réussite de l'UERSS, empire prévu pour durer mille ans, espérons que non pour nos enfants. ...

le 02/12/2020 à 12:30
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@ citoyen blasé Sauf qu'au rythme où les GAFA avancent, vous pourrez bientôt dire adieu aux libertés, à la démocratie, à l'État...que l'on peut toujours conspuer mais sans lequel rien n'est possible, sauf la jungle, la corruption et tous les maux qu...

le 02/12/2020 à 18:44
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@ valbel "vous pourrez bientôt dire adieu aux libertés, à la démocratie, à l'État..." Ah parce que tu vois quelque chose de tout ça toi sans rire ? Non mais tu lis mes commentaires de temps en temps ou bien jamais ? C'est ce que je n'arrête pas d...

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